Le livre scolaire numérique : un marché qui attire les convoitises
Le livre scolaire numérique : un marché qui attire les convoitises
La rentrée scolaire 2016 est marquée par la réforme des programmes scolaires pour l’ensemble des niveaux et des matières et par la mise en œuvre concrète du plan numérique pour l’éducation. Onze millions de manuels scolaires obsolètes ! L’occasion de basculer vers le tout numérique ?
Dans le monde de l’édition, le secteur scolaire est un peu spécifique. Les modalités de création et de commercialisation, la dépendance aux décisions politiques de réformes sont autant de spécificités. Juridiquement même, le livre scolaire est le seul à bénéficier d’une définition précise. Il n’est en outre pas concerné par le plafonnement des rabais consentis par la loi.
L’édition scolaire papier représente 11,5 % du chiffre d’affaires de l’édition(1), pour 52,675 millions d’exemplaires vendus (12,1 % des exemplaires vendus en France). Ces chiffres incluent le parascolaire qui représente environ 50 % des exemplaires vendus mais 30 % du CA. Le secteur scolaire compte une petite trentaine de maisons d’édition, dont les deux tiers ne publient que sur des segments spécifiques (primaire, langues vivantes, enseignement professionnel) tandis que le dernier tiers publie de la maternelle au Bac, dans la quasi-totalité des disciplines(2)(3).
Le secteur, quoique très fluctuant d’une année à l’autre en fonction des renouvellements de programmes, marque néanmoins le pas depuis plusieurs années et est passé de 14 % de parts de marchés en 2000 à 11,5 % en 2015. L’écroulement est particulièrement flagrant dans le secondaire général. Une tendance qui ne manque pas d’inquiéter les éditeurs.
La réforme en cours devrait redonner un peu de souffle au secteur : étalées sur deux ans, cette refonte des manuels concerne tous les niveaux et toutes les matières au collège. Elle a généré courant 2016 une masse de travail énorme pour les auteurs et les éditeurs et se poursuivra en 2017. Il faut 9 mois environ pour créer un manuel scolaire(4), qui sera ensuite envoyé en spécimen (c’est-à-dire gratuitement) à des milliers d’enseignants (entre 15 000 et 35 000 exemplaires pour le primaire)(5). Chaque enseignant choisira ensuite parmi l’ensemble des manuels reçus, celui qui lui convient pour bâtir ses cours et le fera acheter pour sa classe. Un pari coûteux. Un éditeur scolaire fait face à des coûts de création cinq à dix fois plus importants qu’un éditeur de littérature(6). Des investissements qui, jusqu’à présent, étaient étalés au fur et à mesure des réformes et n’avaient jamais fait l’objet d’une telle concentration. Face aux monceaux de papier qui vont se retrouver à la benne, l’éditeur Belin a monté un partenariat avec Véolia pour proposer la collecte et le recyclage des livres et cahiers concernés. Un écogeste appréciable…
Cette production entièrement revue s’accompagne systématiquement d’une offre de ressources numériques associées. Encouragée par le plan numérique porté par le ministère de l’Éducation, la perspective d’une généralisation des usages semble se rapprocher. Mais les étapes sont encore longues.
Le livre scolaire numérique : la patience bientôt récompensée ?
Plutôt que de livre scolaire numérique, il vaut mieux parler d’« environnement de travail », incluant aussi bien les versions numériques des manuels scolaires, que des contenus multimédias (images, sons, vidéos, sites compagnons, activités…), des bases documentaires, des dictionnaires, des exerciseurs pour les élèves, des outils d’évaluation et de pilotage de classe pour l’enseignant, du soutien scolaire… Tous ces outils étant en général dotés de fonctionnalités permettant la personnalisation des contenus. (On peut par exemple aller explorer le site WizWiz regroupant l’offre d’une soixantaine d’éditeurs scolaires ou la présentation faite en mars 2016 au Salon du livre de Paris des dernières nouveautés des éditeurs) Le numérique est inhérent au travail de création de l’éditeur qui inclut des développeurs dans son équipe pédagogique dès le départ.
L’offre est en constante évolution : en 2011, l’association Les Éditeurs d’Éducation recensait 950 titres numériques disponibles. En 2016, la même association estime que l’offre avoisinait les 3000 manuels numériques et les 5000 autres ressources numériques(7).
Pourtant le marché reste modeste : en 2015(8), le livre numérique scolaire dématérialisé représentait 3 % du marché du livre numérique dans son ensemble, soit environ 5 millions d’euros, dont la moitié relevait du secteur parascolaire.
Ces chiffres s’inscrivent dans un marché plus large, celui de l’e-éducation. Les nouvelles technologies appliquées à l’éducation, autrement appelées « Edtech », est un secteur prometteur bien que son démarrage soit plus lent qu’aux États-Unis, comme le souligne Marie-Christine Levet, entrepreneuse du web éducatif. Des jeunes entreprises investissent le domaine en créant des solutions dédiées à l’apprentissage tout au long de la vie, à la formation professionnelle, au soutien scolaire. Ce marché représenterait pour 2017 2 milliards d’euros en France, et 180 milliards d’euros dans le monde (prévisions 2017 réalisées en février 2015 par EducPro).
Pour convertir les enseignants, les éditeurs n’ont pas hésité à mettre à disposition gratuitement une partie des contenus numériques
Ces perspectives prometteuses sont loin d’être réalisées en France : les changements sont lents, comme l’ont constaté les éditeurs scolaires. Ils investissent depuis plus de dix ans dans le développement numérique, se regroupant autour de projets communs afin de réduire les coûts d’investissement (à travers des plateformes communes comme le Kiosque numérique de l’éducation, le Canal Numérique des Savoirs , ou édulib). Pour lancer la machine et convertir les enseignants, les éditeurs n’ont pas hésité à mettre à disposition gratuitement une partie des contenus numériques de façon à encourager son utilisation.
Les éditeurs suivent de près l’évolution des usages en classe, notamment à travers des études menées auprès des enseignants par TNS-Sofres pour les Éditeurs d’Éducation. Ainsi, la dernière en date (2014), montrait une nette progression de l’usage des manuels numériques : 29 % des enseignants en étaient utilisateurs, soit une progression de 13 % en 4 ans. Un usage qui s’inscrit dans la durée puisque les enseignants utilisant des manuels numériques depuis plus de 2 ans étaient nettement plus nombreux. Les principaux écueils provenaient du niveau d’équipement des établissements (26 % seulement étaient équipés de tableau numérique interactif ; seuls 7 % des élèves étaient équipés individuellement de tablettes ou ordinateurs) et du manque de crédits pour l’acquisition de contenus.
Il faut dire que les enjeux pédagogiques sont importants. Jean-Marc Monteil, chargé d’une mission interministérielle sur l’éducation dans la société numérique, pointe le changement profond auquel l’école fait face : changement sociétal global et constat d’une forme d’échec du programme unique, inadapté à la diversité des élèves : « L’intelligence est multimodale, or l’école est bidimensionnelle. » Les outils numériques se prêtent à cette réalité : ils permettent la « pluri modalisation », libèrent du temps disponible et permettent de structurer la connaissance. Mais cela nécessite un renversement du rôle de l’enseignant qui sera long à mettre en œuvre.
Bien que la France fasse partie des pays « méfiants » dans la prise en compte des outils numériques, comme le soulignent Svena Busson et Audrey Jarre, auteurs d’une étude sur les pratiques numériques innovantes dans l’éducation dans huit pays, on peut néanmoins estimer que les objectifs et moyens déployés par le ministère de l’Éducation nationale devraient faire bouger les lignes à moyens termes, pour la plus grande satisfaction des éditeurs scolaires... Et des autres acteurs de ce marché en pleine évolution.
Les GAFA, nouveaux entrants des EdTech
L’élan donné par le Plan numérique fait en effet sortir du bois un certain nombre d’acteurs nouveaux sur ce marché encore fragile.
Google a développé une offre gratuite d’environnement de gestion des élèves pour les professeurs
« Les GAFA leurrent les enseignants : si les produits sont gratuits, c’est qu’ils deviennent eux-mêmes la marchandise. L’apprentissage est un enjeu stratégique majeur, il ne faut pas être angélique. »(9) Éditeurs et chercheurs se rejoignent pour dire que la question de la gestion des données scolaires produites (le parcours des élèves, les usages dans l’école, les contenus produits…) n’est pour l’instant pas suffisamment pensée et que le ministère de l’Éducation nationale doit se doter d’outils juridiques permettant de s’assurer de ce qui est fait des données scolaires.
Le livre scolaire numérique n’a pas fini de faire couler de l’encre !