Le Shah d'Iran et sa femme lors de la cérémonie du 2500e anniversaire de l'Empire à Persépolis, le 1er octobre 1971. Et l'ayatollah Khomeini sous un pommier à Neauphle-le-Château (Yvelines), le 10 octobre 1978.

Le shah d'Iran et sa femme lors de la cérémonie du 2500e anniversaire de l'Empire à Persépolis, le 1er octobre 1971. Et l'ayatollah Khomeini sous un pommier à Neauphle-le-Château (Yvelines), le 10 octobre 1978.

© Crédits photo : STF / AFP et Joël Robine / AFP

Octobre 1978 : pour les rédactions, le feuilleton iranien se joue autant à Paris qu'à Téhéran

Lorsqu'éclate un soulèvement populaire en Iran, au cours de l'année 1978, rares sont les journalistes français fins connaisseurs des réalités du pays. Depuis plusieurs décennies, le shah et sa famille monopolisent l'attention et garantissent une certaine stabilité dans la région. Puis les journalistes découvrent que le héros des insurgés a trouvé refuge en région parisienne. La révolution iranienne prend une autre dimension.

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Un peu gauche, le joueur s’élance, glisse, se reprend et réussit son geste. Sa boule file droit au milieu de la piste, et s’en va percuter toutes les quilles. « Strike », évidemment. Et applaudissements nourris pour le lanceur triomphant, le shah d’Iran. Cette banale séquence, tournée dans un bowling de Téhéran, le met en scène avec sa fille. Pour s’adonner à cette partie, les tenues et visages sont décontractés, sans signe extérieur d’opulence.

Sur ces images muettes, diffusées dans le journal de 13H, le 11 mai 1962, le shah Mohammad Pahlavi joue au bowling avec sa fille Reza, à Téhéran.

Ces images d’une apparente normalité sont diffusées le 11 mai 1962 dans le journal télévisé de 13H de la Première chaîne. Une époque où, bien avant la Révolution et le déferlement médiatique qu’elle engendre, l’information en provenance d’Iran se cantonne, pour beaucoup, à la figure du monarque, à ses péripéties matrimoniales et au faste du régime. Loin de la simplicité affichée lors de cette partie de bowling. Le Monde écrit ainsi, à l’occasion d’une visite du couple impérial en France, en octobre 1961 : « Lui, grand, mince, athlétique (...), séduisant dans son uniforme azur de maréchal tout constellé de décorations, accompagnant une jeune impératrice, gaie, ravissante, visiblement heureux l'un et l'autre de retrouver la France : voilà le couple idéal pour éveiller l'enthousiasme des foules ». 

Paris-Match (alors tiré à près de 900 000 exemplaires) ne manque jamais une occasion de remplir ses colonnes avec le chic et le glamour de cette famille. Il continuera d’ailleurs de le faire après la chute de la monarchie et la longue errance internationale des Pahlavi démarrée à la mi-janvier 1979. Ce couple très « people » est bien plus vendeur que sa police politique, la Savak, mentionnée pour la première fois par Le Monde en 1967. Soit dix ans après sa création.

L’Iran du shah, à qui Le Point décerne le titre d’ « homme de l’année » en 1974, occupe une place médiatique grandissante aux débuts des années 1970. Avec, en point d’orgue, les célébrations luxueuses de Persépolis en 1971, durant lesquelles les envoyés spéciaux font surtout état d’un pouvoir déconnecté de son peuple. Le pays attire les projecteurs pour son rôle militaire central dans la région et son statut de producteur majeur de pétrole. Malgré la stabilité revendiquée et reconnue du « gendarme du Golfe persique », le shah, cet ami de l’Occident qui entraîne l’Iran dans une course effrénée vers la modernisation, peine à éteindre les voix dissidentes extérieures. Celles d’Amnesty International ou de certaines figures intellectuelles françaises, dont Jean-Paul Sartre à l’initiative du Comité pour la défense des prisonniers politiques iraniens, qui s’efforcent de remettre les droits de l’Homme au centre de la question iranienne.

Ces organisations s’appuient sur quelques membres éminents de l’opposition iranienne présents à Paris et multiplient les contacts, tant avec les responsables politiques français de tous bords, qu’avec les journalistes. Ils tentent par tous les moyens de mettre en lumière la réalité iranienne et de faire écho à la colère montante dans le pays. Un certain Sadegh Ghotbzadeh qui, avec Abolhassan Bani Sadr et Ebrahim Yazdi, va jouer un rôle déterminant dans le séjour français de l’ayatollah Khomeini, notamment auprès des médias, est de ces militants.

Khomeini, ce quasi-inconnu

« Ghotbzadeh venait déjeuner chez moi tous les samedis matins, raconte Thierry Desjardins, qui couvre la Révolution pour Le Figaro. C’était vraiment un bon copain. Comme il parlait très mal le français au début, il me demandait de relire les communiqués qu’il envoyait à toute la presse. Je les arrangeais un peu car c’était du charabia ! Mais ses communiqués ne passaient jamais. Jamais ! » En ce début des années 1970, la presse française donne encore peu de crédit à son discours. Ainsi, c’est sous « l’oreille distraite » de Thierry Desjardins que l’opposant iranien ne cesse de prophétiser : « Un jour, il va prendre le pouvoir ». « Il ? » L’ayatollah Khomeini, encore quasi-inconnu. Le journaliste du Figaro a une occasion de rencontrer le leader religieux en marge d’un autre reportage en Irak. Malgré la lettre de recommandation signée par Ghotbzadeh, le reporter décide de faire l’impasse sur un détour vers Nadjaf, où Khomeini est basé depuis son exil. « J’étais convaincu que si j’étais revenu avec son interview, le journal m’aurait répondu : "Non, il n’y a pas la place, ça n’a aucun intérêt." C’est l’un des ratages de ma carrière. »

Ce premier contact avec l’opposition iranienne de Paris est plus tardif chez Bernard Poulet, reporter du Matin de Paris : « Ghotbzadeh est venu me voir avec un communiqué sur la mort d’Ali Shariati en 1977. On a fait passer une brève mais je ne savais pas de quoi on parlait. Nous étions tous un peu "à poil". » Pour tenter d’y voir plus clair, on l’invite à prendre le pouls au contact d’opposants présents en Iran. « Je n’ai pas décidé d’y aller de mon propre chef. J’ai été pris en main par ces gens qui m’ont dit : "Si tu veux, on peut t’organiser un voyage". Sans eux, j’aurais été complètement perdu là-bas. »

Claire Brière, de Libération, dit avoir reçu le soutien du Comité pour la promotion des droits de l’Homme et de la liberté en Iran, bien que le cofondateur,  Ahmad Salamatian, démente formellement avoir financé des voyages de journalistes. « Le journal n’avait pas un sou pour de tels reportages », explique Claire Brière. Le quotidien de gauche n’a que quelques années d’existence et son tirage pèse encore peu à côté de France-Soir (environ 630 000 ex), du Monde (570 000 ex) ou du Figaro (près de 400 000 ex). Cette réalité économique impose à Claire Brière et à son mari Pierre Blanchet, qui a passé une partie de sa scolarité au lycée Razi de Téhéran, des montages financiers improbables pour leurs nombreux et longs voyages sur place à partir de 1978 : « En plus du soutien du Comité, nous partions en reportage avec nos salaires, ainsi qu’avec une avance confortable de notre éditeur pour le bouquin que nous préparions sur le sujet (Iran : la révolution au nom de Dieu, Seuil, 1979). On nous reprochera pourtant par la suite d’avoir englouti le budget du journal, au point de devenir des parias… »

« Vous n’êtes pas obligés de me croire, mais ça va exploser cet été ! »

Alors que la presse fait à peine état des premiers soubresauts révolutionnaires, Claire Brière se rend une première fois sur place, seule, au printemps 1978. Elle gagne difficilement la ville sainte de Qom pour rencontrer l’ayatollah Shariatmadari. « Il n’était pas question que je rentre en France sans l’avoir rencontré », dit-elle au sujet de la figure chiite de premier plan. Au contact de cette opposition religieuse, la reporter écrit, à son retour, sur ce qu’elle juge déjà être une « guerre sainte contre le shah » (11 mai 1978). Happée par la fièvre révolutionnaire, Claire Brière comprend l’importance de retourner sur place sans attendre. Devant un comité de rédaction plongé dans l’indifférence estivale, elle prévient : « Vous n’êtes pas obligés de me croire, mais avec ce mouvement religieux en fond, le cycle de deuil de quarante jours une température à 50° C et le ramadan, je pense que ça va exploser cet été ! »

Son pressentiment ne la trompe pas. Elle y retourne début août 1978, avec Pierre Blanchet. Alertés par l’opposition, ils se précipitent à Ispahan sans savoir ce qui les attend et découvrent une ville encerclée par les chars. « Il y avait une foule de touristes français, belges, allemands, qui couraient dans tous les sens, raconte Claire Brière-Blanchet, avec de la fumée partout et les tirs qu’on entendait. C’était le premier acte d’un soulèvement massif qui n’allait plus s’arrêter. » L’incendie du cinéma Rex d’Abadan, le 19 août, puis le « vendredi noir » de la place Jaleh à Téhéran, le 8 septembre, font couler le sang des « martyrs », dont le culte occupe une place centrale dans l'islam chiite. La presse s’empare du sujet, qui occupe quasi quotidiennement les unes au plus fort de l’intensité révolutionnaire, de décembre 1978 à février 1979. 

Téhéran-bis

Début 1979, Alain Frachon a 29 ans et s’apprête à démarrer sa carrière à l’AFP, au bureau de Téhéran. « L’Iran était un rouage essentiel dans l’équilibre stratégique de la région, explique-t-il. Le pays allait changer de camp, dans le contexte de la Guerre froide. Aussi, pour la première fois, on assistait à un changement de régime au nom de la religion. Ce bouleversement était d’ailleurs scruté avec tout autant d’attention par la presse européenne et outre-Atlantique. » Il ajoute : « Les Français adorent les révolutions des autres. » Surtout lorsque son principal protagoniste décide de s’installer dans l’Hexagone.

Le séjour de l’ayatollah Khomeini à Neauphle-le-Château, en banlieue parisienne, du début octobre 1978 au 1er février 1979, décuple l’écho médiatique des événements iraniens. Accueilli discrètement par une poignée de fidèles, le religieux, exilé en Irak depuis quatorze ans, ne s’imagine sans doute pas que, à peine quatre mois plus tard, il quittera Paris victorieux. À partir du 6 octobre, les rédactions parisiennes se font à l’idée que le feuilleton iranien se joue autant à moins d’une heure de route de Paris qu’à des milliers de kilomètres de là. Pendant une centaine de jours, reporters locaux et internationaux se bousculent au milieu des milliers d’Iraniens de passage, dans ce « Téhéran-bis » provisoire, pour obtenir quelques réactions du leader religieux. « Le scoop, c’était de ne pas l’avoir. Tout le monde allait faire son pèlerinage là-bas », formule Régis Faucon, grand reporter à TF1, en direction de qui l’ayatollah ne lève pas une seule fois les yeux pendant leur entrevue. 

Le religieux ne répond qu’à quelques questions, quatre maximum, formulées par écrit au préalable. Avant de pouvoir accéder au célèbre pavillon situé à l'angle de la route de Chevreuse et du sentier des Jardins, les journalistes doivent patienter de longues heures, sur les trottoirs. Certains vont jusqu’à implorer les conseillers de Khomeini pour ce précieux entretien de quelques minutes, sans lequel certains reporters disent risquer de perdre leur poste. Durant son séjour français, le religieux aurait accordé plus d’une centaine d’interviews. 

L'ascète sous un arbre en fruits

Alertée la première de son arrivée prochaine en France par Bani Sadr, Claire Brière, présente avec Pierre Blanchet pour l’arrivée de l’exilé à l’aéroport, est autorisée à franchir les grilles de la célèbre villa avant tout le monde. Le photographe de l’agence Sipa, Michel Setboun, est avec elle pour immortaliser le moment. Ses premiers clichés de « l’ayatollah sous le pommier», parus le 11 octobre 1978,  vont faire le tour du monde. On le voit, assis en tailleur sur un coussin, s’adresser à une dizaine de ses partisans qui l’encerclent sur les tapis, puis priant avec ses fidèles, sous ces mêmes branches gorgées de fruits. L’image de l’homme modeste, ascète et presque vulnérable, qui se dresse face au monarque au trône doré, est née dans cette ambiance encore intimiste. Ce jour-là, le religieux interpelle le photographe français. « Il m’a sermonné comme un grand-père et m’a dit : "Vous devriez être sur place à raconter la Révolution. Pas ici avec moi.

Reportage de Bernard Benyamin, diffusé au 20H d'Antenne 2, le 10 octobre 1978.

Michel Setboun, qui a déjà navigué en routard sur les sentiers iraniens, gagne ainsi la poudrière révolutionnaire pour ne plus la quitter. Il s’y rend avec de précieux souvenirs en poche pour les manifestants : des portraits de leur idole. « La plupart ne savait pas quel visage il avait à l’époque, après tant d’années d’exil. Ils n’avaient que de vieilles photos de lui à Nadjaf. J’étais le premier à leur en rapporter des récentes. Les commerçants du bazar voulaient m’offrir pas mal d’argent pour se les procurer. Je refusais pour une question d’éthique, mais accordais le droit de les reproduire. C’est " amusant " de voir que mes photos ont servi leur propagande. Un des moteurs de cette révolution, c’est la puissance de l’image. » 

Début octobre, Ettelaat, l’un des quotidiens iraniens majeurs de l’époque, publie pour la première fois un portrait de l’opposant. Ses ventes s’envolent... En plus des clichés, les manifestants se font traduire et s’approprient les écrits favorables des envoyés spéciaux. « J’ai entendu je ne sais combien de fois des gens reprendre en slogan les propos d’un journaliste français, nous a ainsi raconté Reza, alors jeune photographe, dont la Révolution va propulser la carrière. Des informations circulaient entre l’équipe de Khomeini à Neauphle et Téhéran. "Aujourd’hui, Libération a écrit ceci. Vous pouvez reprendre tel ou tel passage… " À l’époque, on voyait la France comme une grande culture donc ce regard extérieur était particulièrement estimé. Si les Français disaient quelque chose, cela devait être vrai. »

On brandit ainsi fièrement les unes de cette presse française, tant détestée du shah, où les propos de l’ayatollah Khomeini occupent une bonne place. Les insurgés iraniens comprennent qu’ils ont tout intérêt à prendre soin de cette présence médiatique étrangère. Ce que Jean Gueyras décrit dans Le Monde, le 5 octobre 1978 : « S'attachant pathétiquement aux pas des journalistes étrangers, les jeunes s'écriaient avec l'énergie du désespoir et parfois les larmes aux yeux : "Je vous en prie, dites la vérité au monde."» Parfois, cette injonction est beaucoup moins mesurée. « Si vous écrivez contre nous, vous ne reviendrez pas la prochaine fois. » En février 1979, L’Express rapporte que « Des journalistes ont été molestés, d’autres blessés. L’un d’eux est mort d’une balle dans le cœur. À plusieurs reprises, les envoyés spéciaux de L’Express ont été menacés. Mais le danger a toujours été écarté par un talisman : « Journaliste français ». Parfois, pour sauver leur vie, des journalistes américains ont revendiqué la nationalité française… » 

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