L'entrée de la J-pop et ses nouvelles stratégies de marketing
Les années 90 marquent un tournant important pour le Japon contemporain. D'abord sur le plan symbolique puisque le pays entre dans l'ère Heisei (accomplissement de la paix), avec l'arrivée sur le trône de l'Empereur Akihito en 1989. L'industrie est au sommet de sa puissance, le Japon est devenue la deuxième économie du monde et la classe moyenne jouit des fruits de la croissance. Une euphorie généralisée qui ne voit pas venir un ralentissement brutal de la machine en 1993. C'est l'éclatement de la bulle spéculative, une crise financière puis économique qui va gripper le moteur en surchauffe de la Japan Inc. La période qui suit, appelée "la décennie perdue" (1993-2002), remet en question de nombreux modèles marchands. C'est la fin de l'opulence, où les projets et investissements sont lancés sans compter entraînant de nombreux gaspillages. Les Japonais découvrent l'insécurité professionnelle, la rigueur et le pessimisme, et les messages angéliques des idols des années 70 deviennent subitement anachroniques.
Même si les producteurs de musique encaissent le coup, grâce à l'apparition du format CD qui relance la vente de musique, c'est toute l'industrie qui se remet en question dans la manière de promouvoir ses artistes. Un jeune label indépendant va alors très vite se distinguer dans cette période de doute. Son nom : BEING. En moins d'une année, plusieurs groupes signés chez cette maison de disque comme Wands, ZARD, B'z (photo) ou Maki Ohguro, placent des titres de leurs futurs albums respectifs sur des dessins animés populaires, des génériques, des publicités. Ce ne sont plus des idols, mais des groupes de jeunes gens à la mode qui offrent des titres plus branchés, dans un style proche de la variété française période Top 50.
Pour parvenir à cette exposition médiatique sans précédent, BEING bouscule une vieille habitude en proposant gratuitement son catalogue aux chaines, aux studios et aux agences publicitaires. Alors que jusqu'à présent l'utilisation d'œuvres musicales pour la TV se monnayait en millions de yen, comme partout dans le monde, Daiko Nagato, le directeur de la maison de disque offre sa musique en échange d'une garantie d'audience massive pour ses artistes. Pour éviter d'entrer en conflit avec la JASRAC (la SACEM nippone), il impose à ses auteurs une règle radicale : le titre choisi ne sera pas déposé légalement pendant une période de trois mois afin qu'il soit libre de droit. La seule contrainte imposée aux utilisateurs est d'indiquer le nom de l'interprète au bas de la publicité, ou à la fin du programme TV. Dans une période où les grandes entreprises cherchent à faire des économies, cette politique de gratuité est une aubaine pour les annonceurs. Une forme de dumping qui permet au grand public de découvrir ainsi de nouveaux talents par le biais de la télévision et de la publicité. Ainsi, les producteurs de la série de dessins animés fleuve "Chibimaruko Chan" feront appel à la formation B.B. Queens pour interpréter le générique d'un des programmes les plus populaires du pays. Résultat en 1993, les artistes de BEING figurent durant 27 semaines dans les dix premières places du classement Oricon (le chart officiel des ventes au Japon), bousculant la suprématie des majors company locales.
Ce processus appelé Daiko system, du nom de son inventeur, s'impose alors comme le passage obligé de ce qu'on appelle peu à peu la J-pop, reléguant le
Kayokyoku au rayon nostalgie. Si les majors rechignent à céder à la gratuité, de nombreux labels indépendants s'engouffrent dans la brèche. Une jurisprudence qui fera dire au président de Sony Music de l'époque, Mr Sakamoto que "ce phénomène représente un tournant dans l'industrie musicale japonaise auxquels tous les acteurs doivent maintenant s'adapter". Car désormais pour exister, la production musicale de masse doit se plier aux attentes des annonceurs et des producteurs TV, en échange d'une visibilité. Autre effet collatéral : les cycles s'accélèrent, s'adaptant au rythme des saisons des séries télévisées, ou des campagnes de pub. Si quelques semaines suffisent maintenant à promouvoir un nouveau groupe pour qu'il puisse vendre des centaines de milliers de
single, de nombreuses stars éphémères sont oubliées en quelques mois. D'autant que les médias sont de plus en plus demandeurs, et la concurrence s'intensifie.
C'est dans ce contexte qu'une petite maison de disque jusque-là inconnue va tirer son épingle du jeu :
Avex Entertainment. Son créateur Max Matsuura, gérant d'un magasin d'import d'Eurodance, va très vite s'accommoder du système pour propulser ses nouvelles signatures locales sous les feux des médias. D'autant que le label anticipe un changement majeur dans les attentes du public jeune en pleine mutation pendant la période de crise : l'arrivée en puissance des musiques urbaines comme la dance, le hip hop ou la R&B et leur mode de production digitale. Une intuition confirmée par le succès du titre «
Ez do dance » du groupe trf qui sera le premier hit club japonais et le premier fait d'arme d'Avex.
Cette rupture dans les goûts musicaux correspond à un changement de génération. Les fans de BEING, les
dankai junior (nés entre 74 et 77) commencent à prendre de l'âge et perdent leur rôle de prescripteur dans le domaine culturel. Après avoir symbolisé la transition Kayokyoku/J-pop, ils passent la main aux
Post Dankai Junior. Cette nouvelle génération est symbolisée par les
Jyoshi Kousei, c'est-à-dire les "
filles du lycée". Ce sont les enfants de la crise, des lendemains incertains, celles et ceux qui on perdu l'illusion d'un Japon immuable. Ils se caractérisent par l'adoption de look extravagant, d'une philosophie consumériste, superficielle et hédoniste, se souciant peu de l'avenir, bien loin des sages
idols des années 70 dans leurs jupes plissées et leur coiffures impeccables. C'est aussi l'explosion des tendances qui se succèdent sur des périodes de plus en plus courtes, le quartier excentrique de Shibuya devenant le carrefour frénétique des modes à court terme.
La grande figure de cette période est la chanteuse Namie Amuro, qui consacre l'arrivée des
idols de deuxième génération. A 18 ans à peine, elle incarne cette évolution radicale et va donner un nouveau tempo à l'industrie musicale. Après un court passage dans une grande maison de disque, elle signe chez Avex qui va exploiter au mieux son image de jeune fille branchée. En 1995 son premier single
Body Feels Exit est utilisé pour la campagne de publicité de Taito, la plus grande chaîne de
karaoké box du pays (voir vidéo en dessous). Le suivant
"Chase the chance" illustre la série télévisée "The Chef" diffusée sur Nippon TV. Dans les deux cas, elle écoulera ainsi plus d'un million de single.
Namie Amuro chante son tube "Body Feels Exit" dans la publicité de Taito
Fort de ce succès retentissant, Avex continue d'exploiter le filon en lançant de nombreux nouveaux artistes sur ce modèle. Parmi eux,
Ayumi Hamasaki, qui chantera pour de nombreux génériques TV, publicité, et même pour des jeux vidéo dont le fameux
Final Fantasy X-2, et finira par signer un contrat d'exclusivité avec
Panasonic. Résultat de ce matraquage médiatique : son premier album se vend à plus d'un million et demi d'exemplaires en 1999. La même année Avex est côté en bourse.
Ayumi Hamasaki dans une publicité de Panasonic
Pour suivre le mouvement, les grands magasins de disque créent des rayons, et parfois des étages exclusivement consacrés à la J-pop, un genre qui représente aujourd'hui 80 % du marché . La dernière décennie sera ainsi rythmée par de nombreuses
success stories de groupes parmi lesquels on peut citer Mr.Children,
Southern All Stars,
Dreams Come True ou encore récemment les
boy's band SMAP (photo)
EXILE,
ARASHI, ou les
girl's band Morning Musume ou
AKB48* dont les ventes dépassent allègrement le million d'exemplaires et les nombreux concerts se jouent à guichets fermés.
*AKB 48 : l'usine à
idoles
Concerts quotidiens dans le quartier otaku d'Akihabara, portraits imprimés sur les marches des escalators d'une chaîne de grands magasins, cafés éphémères, invitations systématiques dans les émissions à fortes audiences, calendriers sexy, partenariat avec une chaîne de supérettes, au printemps 2010 nul n'a pu échapper à l'omniprésence des AKB48, le nouveau girl's band figure de proue de la nouvelle vague J-POP qui cartonne au pays du soleil levant. Une formation de 48 jeunes idols, synthèses entre la lycéenne en uniforme et la jeune fille extravagante, qui font tourner la tête de nombreux adolescents nippons. Coté musique, les titres chantés à l'unisson par cette formation mixent toutes les tendances du moment : pop acidulée, rythmes techno, R&B, paroles légères. Aux manettes de cette campagne de promotion savamment orchestrée, l'agence artistique SDN48, véritable usine à idols féminines, dirigée par le grand Manitou Akimoto Yasushi. Auteur, compositeur, scénariste, écrivain, ce fringuant quinquagénaire polymorphe sait tirer sur toutes les ficelles du show biz et du commerce pour promouvoir tous azimuts ses protégées. Dès les années 80, il éprouve ce système de groupes de filles interchangeables avec le Onyanko Club (le club des chatons), qui verra défiler une cinquantaine de chanteuses au cours de son histoire. Trente ans plus tard, il réédite la formule. Résultat, en quelques mois et deux singles, les AKB48 se sont taillées la part du lion dans les magasins, écoulant leurs galettes à plus d'un million et demi d'exemplaires.