Au cours des printemps-été 2007, la rédaction des Échos, jusque-là peu portée sur le collectif, se mobilise contre le rachat du journal par Bernard Arnault.

En ce printemps 2007, les rédacteurs des Échos, peu portés sur l'action collective, éprouvent le besoin de créer une Société des journalistes (SDJ).

© Illustrations : Johanne Licard

Les Échos contre Bernard Arnault : « l’indépendance n’est pas un luxe »

Comment réagir quand un milliardaire veut s'offrir un média ? En 2007, les journalistes des Échos ont été confrontés à un cas d'école.

Temps de lecture : 18 min

Au mois de février 2007, deux jeunes journalistes de La Tribune déjeunent ensemble. Guillaume de Calignon et Jean-Christophe Féraud s’entendent particulièrement bien. À les voir, on dirait des copains. Mais ce jour-là, quelque chose d’un peu solennel flotte au-dessus de la table. Jean-Christophe Féraud se lance : « J’ai un truc à t’annoncer. Je vais me tirer. J’ai une offre aux Échos. » Guillaume de Calignon manque de s’étouffer : « Moi aussi ! » Le premier comprend qu’il sera le chef du second. Ils se trouvent soudain bêtes de ne s’être rien dit.

Tous deux doivent commencer en mai. Ils trinquent à leurs prochaines retrouvailles et à leur exfiltration de La Tribune, ce journal en déclin où ils laisseront des amis mais dont la direction, leur semble-t-il, est devenue bien trop attentive aux désirs de son propriétaire, Bernard Arnault, l'homme le plus riche de France, le PDG du groupe de luxe LVMH. Au moins, se disent les deux collègues, aux Échos, ils pourront travailler librement. Depuis qu’il a pris le contrôle du premier quotidien économique français, en 1989, le groupe britannique Pearson, également actionnaire du Financial Times et de The Economist, ne s’est-il pas toujours montré respectueux de l’indépendance journalistique ?

Tandis que Nicolas Sarkozy s'établit à l'Élysée, les deux journalistes prennent leurs marques dans leur nouveau journal. Ça ne s'invente pas : la bible du monde économique a pour adresse le siège historique d'une banque, le Crédit Lyonnais. Doté d'une verrière Eiffel et, comme à Chambord, d'un escalier à double révolution, ce splendide immeuble abrite une rédaction de premiers de la classe, des experts calmes et pondérés, jouissant des meilleurs salaires de la presse quotidienne nationale. Jacques Barraux, le directeur de la rédaction, vient d'annoncer son prochain départ à la retraite. En septembre, il passera la main à son adjoint, Érik Izraelewicz. Lunettes de myope, cravate en bataille et rire franc, cet Alsacien est l'un des meilleurs journalistes économiques de sa génération — doublé d'un papivore, au sens propre : il mâchouille des lambeaux de journaux pour canaliser sa nervosité.

Érik Izraelewicz, directeur adjoint de la rédaction des Échos et papivore au sens propre.
Érik Izraelewicz, directeur adjoint de la rédaction en 2007. Un papivore au sens propre.

La rédaction des Échos est assez peu portée sur la vie collective. Elle a certes connu une grève, en 1988, mais c'était pour appuyer sa propriétaire, Jacqueline Beytout, qui avait choisi de céder son journal à Pearson plutôt qu'à un industriel tricolore, contre l'avis du gouvernement français. Depuis : bénéfices confortables et calme plat. En ce printemps 2007, les rédacteurs ont toutefois éprouvé le besoin de créer une Société des journalistes, ou plutôt de la réactiver : tout le monde avait oublié son existence mais une SDJ existait déjà, non pas sous la forme d'une classique association, mais d'une SARL — on est aux Échos.

Pour la présider, ses 223 membres choisissent Vincent de Féligonde, doux chef du web et catholique bon teint. Il sera secondé par une autre porteuse de particule, Leïla de Comarmond. Issue d'une famille communiste, petite-nièce de la résistante Danielle Casanova, elle est l'une des rares grandes gueules du journal, où elle suit les syndicats et la fonction publique. Ils imaginent se réunir de temps en temps pour débattre du traitement de certains sujets, à commencer par la couverture du conflit israélo-palestinien. Ils n'ont aucune idée de ce qui les attend.

Indignation tripale

Aux Échos, les rumeurs boursières constituent un terrain d'enquête majeur. Celles qui s'imposent le vendredi 15 juin sidèrent la rédaction : Pearson serait sur le point de céder Les Échos ; et LVMH serait candidat à la reprise. La première crée un choc, la seconde suscite une indignation tripale. Les journalistes font leurs comptes : au cours des douze derniers mois, ils ont évoqué Bernard Arnault, ses intérêts ou ceux de ses principaux concurrents à plus de mille reprises. Appartenir à LVMH, ce groupe présent dans le luxe (Louis Vuitton, Dior, Céline, Kenzo, Chaumet), les vins et spiritueux (Moët & Chandon, Veuve Cliquot, Château d'Yquem), la distribution (Le Bon Marché, Sephora, Carrefour), reviendrait à être exposé à des conflits d'intérêts quotidiens. Et, peut-être, à saper la confiance des lecteurs.

La tension monte tout au long du week-end. Le lundi, Jacques Barraux et Érik Izraelewicz sont sur le Strand, à Londres, au siège de Pearson. La chief executive, Dame Marjorie Scardino, une affable Texane devenue citoyenne britannique, leur confirme la mise en vente. Le groupe, explique-t-elle, a besoin d'investir massivement pour réussir sa transition numérique. Cela implique de se désengager des pays non anglophones et de se recentrer sur ses activités éducatives. Et Arnault ? Elle ne peut rien en dire. Tout juste laisse-t-elle entendre que le tycoon de Roubaix n'est pas sa tasse de thé. Retour à Paris.

Le lendemain, à l'heure du petit-déjeuner, les dirigeants du journal sont conviés chez Drouant. Face à eux, Sir David Bell, le président des Échos, reconnaît que LVMH fait partie des éventuels repreneurs. En quelques minutes, la nouvelle gagne l'open-space, où les transfuges de La Tribune sont débriefés comme des otages fraîchement libérés.

Ils racontent ce que tout le monde ici sait déjà : que si Bernard Arnault ne téléphone jamais en personne, certains de ses collaborateurs ne s’en privent pas, et que la fatigue générée par ce harcèlement peut conduire à de l’autocensure. Que les directeurs de la rédaction successifs de La Tribune (cinq en moins de quinze ans depuis que le titre appartient au groupe de luxe), qu’ils aient obéi à des ordres ou devancé des désirs, se sont parfois laissé aller à d’alarmantes compromissions. L’un d’entre eux, après avoir publié un reportage extatique sur la tour LVMH de New York, a expliqué à ses troupes que le groupe de luxe était « ici chez lui ». Un autre, au moment où Bernard Arnault et François Pinault se disputaient le contrôle de Gucci, a fait publier une double page peu amène sur le grand rival de son propriétaire… le jour de l’assemblée générale des actionnaires de LVMH. Un dimanche soir, à l'aube de la dernière campagne présidentielle, le même homme a censuré un sondage selon lequel les électeurs faisaient davantage confiance, en matière économique et sociale, à Ségolène Royal qu’à Nicolas Sarkozy — dont Bernard Arnault fut le témoin de mariage avec Cécilia Ciganer.

Grève

Non, vraiment, ce serait un cauchemar. La rédaction se met en grève. Il n'y aura pas de journal le 20 juin. La riposte ne se fait guère attendre : le 21 juin, LVMH annonce dans un communiqué être entré pour cinq mois en « négociations exclusives » avec Pearson pour racheter Les Échos. Cinq mois. La stratégie des salariés s'impose d'elle-même : retarder le processus par tous les moyens. Si, au bout de cinq mois, le deal n'est pas conclu, alors Pearson pourra examiner des offres alternatives.

Inquiets mais légèrement grisés, les rédacteurs passent le reste de la journée au téléphone. Chacun sollicite ses contacts pour signer une pétition de soutien. Plus de 600 personnalités manifesteront ainsi leur « profond attachement à l'indépendance de ce titre et de son équipe rédactionnelle ». Vincent de Féligonde, le patron de la SDJ, prépare une tribune pour le Wall Street Journal. Une guérilla médiatique s'esquisse.

« L’indépendance n’est pas un luxe », proclament les affichettes. Quelques journalistes sont venus en distribuer à l’entrée du 22, avenue Montaigne, cette adresse du Triangle d’or parisien devenue, après le départ d’Antenne 2, le siège de LVMH. Arrive Delphine Arnault. Poliment, la fille du patron saisit un tract. Jubilation des manifestants.

Pour une fois, le sujet, c’est eux. Ils s’étonnent presque de la facilité avec laquelle les confrères des autres médias relayent leur mobilisation, et leur lecture de l'événement : l’entrée en résistance de combattants de la liberté de la presse contre la voracité d’un milliardaire capricieux en quête d'un nouveau trophée. Oui, un trophée — sinon, comment comprendre la somme extravagante proposée pour racheter le groupe Les Échos, 240 millions d'euros, le double de sa valeur réelle ?

« Procès d'intention »

Le quotidien, lui, est de nouveau absent des kiosques le 25 juin puis le 4 juillet. Ce jour-là, petite victoire pour les insurgés : Bernard Arnault, en costume Dior Homme, est contraint de descendre dans l'arène. Dans une interview au Figaro, il dénonce un « procès d'intention » et assure avoir « réfléchi, dès le début, avec Pearson sur un schéma qui permette d'assurer l'indépendance éditoriale des Échos ». Croit-il avoir calmé le jeu ? Une semaine plus tard, la SDJ organise une conférence de presse avec une partie des signataires de la pétition. François Hollande, le premier secrétaire du Parti socialiste, se lance dans un vibrant plaidoyer pour l'indépendance des médias. Vincent de Féligonde est soufflé : « Il a réussi à formuler ce qu'on essayait de dire depuis quinze jours. »

Pour être pris au sérieux par « le camp d'en face », la SDJ décide de recourir aux services de Valérie Lafarge-Sarkozy. Foulant une moquette vertigineusement épaisse, cette excellente avocate d'affaires (et, accessoirement, ex-belle-sœur du président de la République), accepte de négocier pour le compte des journalistes. Il s'agit de donner une traduction concrète aux garanties d'indépendance éditoriale que LVMH affirme bien vouloir leur accorder. (Un peu candides, les journalistes s'imaginent pendant plusieurs semaines que l'avocate, ralliée à leur cause, travaille pour eux gratuitement. Le montant de ses honoraires leur causera quelques palpitations.)

À la cantine, installée dans l'ancienne salle des coffres du Crédit Lyonnais, émerge une hypothèse : et si les journalistes s'unissaient pour racheter le journal ? Irréaliste, le scénario disparaît aussitôt sous la vaisselle sale des plateaux repas. Érik Izraelewicz a une piste plus crédible : « Je vous préviens, ce n'est ni Besancenot, ni l'Abbé Pierre. » C'est Marc Ladreit de Lacharrière. « Izra » le connaît bien (« Izra » connaît tout le monde) : il siège au comité de La Revue des deux mondes, propriété de cet autre milliardaire.

Chevalier blanc

Une délégation de salariés le rencontre rue de Lille, au deuxième étage de son hôtel particulier, tout sourire parmi ses statues dogon. Il a bien réfléchi : il offre 5 millions d'euros de plus que Bernard Arnault pour acquérir le quotidien. Pour lui, le sens d'un rapprochement saute aux yeux : Les Échos et Fitch, son agence de notation, partagent le même objectif : produire la meilleure information possible sur les acteurs de la vie économique. Surtout, c'est évident, ce rôle de chevalier blanc l'enchante. Le voilà aussi guilleret que les chansons qui s'échappent du transistor, réglé sur Chérie FM — « pour brouiller les écoutes », murmure le milliardaire. En bas de l’immeuble, confie-t-il, il a repéré une camionnette suspecte… Personne n'en doute. Les journalistes ressortent du rendez-vous confortés dans la méfiance qui les habite depuis qu'un confrère, l'enquêteur Airy Routier, leur a raconté de quoi étaient capables les hommes de Bernard Arnault. Tous baignent désormais dans une frissonnante ambiance de roman d'espionnage.

À la fin du mois de juillet, Pearson et LVMH présentent des « mesures destinées à protéger l’indépendance éditoriale et l’emploi aux Échos ». Les journalistes obtiennent notamment un droit de veto sur le choix des futurs directeurs de la rédaction. Mais ils croient encore pouvoir faire reculer « Arnault » et, à la rentrée scolaire, le Comité d'entreprise, animé par Katty Cohen, une énergique Séfarade formée à la LCR, toujours partante pour la lutte des classes, saisit la justice. Le CE conteste le processus d’information-consultation, déclenche son droit d'alerte, refuse de rendre son avis… Il fait feu de tout bois pour gagner du temps. Mais il perd sur toute la ligne.

Détournement d'une pub signée Annie Leibovitz : la tête de Mikhaïl Gorbatchev a été remplacée par celle de David Bell, président des Échos.
Détournement d'une pub signée Annie Leibovitz : la tête de Mikhaïl Gorbatchev a été remplacée par celle de David Bell, président des Échos, prêt à vendre le titre. 

Jusque-là, dans les couloirs du journal, ils se croisaient sans se connaître. À la faveur de la mobilisation, rédacteurs et employés des services administratifs et commerciaux se sont enfin rencontrés. Parmi ces 500 personnes, une illusion d'unanimisme s'est installée, jusqu'au jour où une voix discordante se fait entendre : celle de Patrick Lamm. Rédacteur en chef en fin de carrière, il est pour ainsi dire né aux Échos : sa mère y travaillait comme sténodactylo. En 1985, il a publié une longue enquête sur les conditions dans lesquelles l’empire Boussac, tombé entre les mains des frères Willot (« les Dalton du textile »), a été confié par les pouvoirs publics à Férinel, une PME de travaux publics recentrée sur la promotion immobilière, et dirigée, après son grand-père puis son père, par Bernard Arnault.

Patrick Lamm sait que le chef d’entreprise roubaisien a piétiné toutes ses promesses, qu’il s’est délesté des usines textiles pour se concentrer sur la seule marque qui l’intéressait vraiment, Christian Dior, point de départ de son ascension dans le luxe. Alors, en AG, le journaliste prévient qu’il sait de quelles « turpitudes » Bernard Arnault est capable. Mais, ajoute-t-il aussitôt, Marc Ladreit de Lacharrière n’est pas un ange non plus : « Il fait des coups », « multiplie les investissements à court terme », et, lorsqu’il a possédé des journaux, Valeurs Actuelles et Le Spectacle du Monde, « il était très interventionniste ».

Le journaliste entend les soupirs excédés de ses collègues. Il sait qu’on l’accuse de répéter les éléments de langage des consultants de DGM, le cabinet de communicants au service de LVMH, et de ne penser qu’au chèque qu’il empochera en cas de rachat (dans la presse, un changement de propriétaire entraîne l'ouverture d'une clause de cession, qui permet aux journalistes qui le souhaitent de partir tout en percevant les indemnités de licenciement). On l’imagine déjà prendre sa retraite en Corse… Mais il insiste : entre les deux offres, celle du groupe LVMH lui semble « la plus crédible et la plus pérenne ». Au fond, il trouve toute cette agitation un peu déplacée. Après avoir passé des années à accepter des voyages de presse et des invitations à déjeuner, ses camarades, juge-t-il, s’offrent une image d’indépendance à peu de frais.

« Tout sauf Arnault »

Outrés, ses collègues en rajoutent dans le « Tout sauf Arnault ». Quelqu'un imprime un portrait du milliardaire, le visage surmonté des mots « Not Wanted ». Un autre détourne une image publicitaire signée Annie Leibovitz — Mikhaïl Gorbatchev et un sac de luxe à l’arrière d’une berline longeant le mur de Berlin. La tête de l’ancien dirigeant soviétique est remplacée par celle de David Bell. Légende : « L’indépendance, ça vaut bien un sac Louis Vuitton ». Caméra au poing, un journaliste immortalise ces moments. Quand tout sera fini, il gravera sur DVD un petit film mélancolique, avec pour bande-son un tube de Beirut et une chanson de Bertrand Betsch, celle où le chanteur scande, bravache : « Nous sommes toujours debout, nous sommes encore debout, et nous tenons le coup. »

Tandis que les tractations entre avocats se poursuivent, les journalistes s’inquiètent pour Érik Izraelewicz. Ceux qui pénètrent dans son bureau trouvent qu'il avale de plus en plus de papier. Ils ne l’ont jamais vu aussi tendu. Ils ont un peu de peine, aussi : diriger ce journal, c’était le rêve de sa vie, et ce rêve déjà s’enfuit… A-t-il compris que Pearson n'aurait jamais l'occasion d'examiner l'offre de Marc Ladreit de Lacharrière ? Que l'affaire, au fond, était déjà presque bouclée lorsqu'elle a été rendue publique ?

Dans le secret de son conseil d'administration, Pearson s'est en effet résolu à céder Les Échos dès le début de l'année 2006. En janvier 2007, la banque UBS a été missionnée pour présenter le dossier en toute discrétion à d'éventuels acheteurs — des groupes de presse européens de préférence. Mais Bernard Arnault, cherchant depuis des années un scénario pour se débarrasser de La Tribune sans que cela ne ressemble à un aveu d'échec, a fondu sur l'occasion et assommé préventivement les autres candidats à la reprise des Échos en proposant une offre impossible à refuser. Et si les négociations officielles ne se sont ouvertes qu'en juin, c'est à la demande expresse de Nicolas Bazire, bras droit de Bernard Arnault et ami intime de Nicolas Sarkozy, soucieux de ne pas parasiter la campagne présidentielle.

Sifflets, huées, l'entrée de David Bell arrive aux Échos, le 5 novembre, pour officialiser la fin des négociations, est saluée par une « haie de déshonneur ».
Une « haie de déshonneur » accueille David Bell aux Échos, le 5 novembre.

Lorsque David Bell arrive aux Échos, le 5 novembre, pour officialiser la fin des négociations, il est accueilli par une « haie de déshonneur » : ses employés lui tournent le dos et couvrent son discours de sifflets. Sous les huées, confiera-t-il à des amis, il éprouve un vif sentiment d'injustice. Les journalistes l'ignorent mais il s'est battu tant et plus pour que l'acquéreur apporte des réponses satisfaisantes à leurs exigences : LVMH s'est engagé à signer une charte éthique et à mettre en place un comité d'indépendance éditoriale, à laisser la clause de cession ouverte pendant deux ans, à ne pas procéder au moindre licenciement collectif pendant quatre ans, à maintenir Érik Izraelewicz à la tête de la rédaction. Ce n'est pas rien. Mais la situation reste insupportable pour les salariés. Et fragile : tout le dispositif d'indépendance, soulignent-ils, repose sur l'existence de trois administrateurs nommés conjointement par LVMH et la SDJ. Si deux administrateurs décidaient de modifier les statuts, tout s'écroulerait. Baroud d'honneur : les deux éditions suivantes des Échos ne paraissent pas.

Le scoop de Sarkozy

« Vous auriez préféré être rachetés par un fonds de pension ? Vous croyez qu'ils en ont quelque chose à foutre, les fonds de pension, de votre indépendance ? » Dans la soirée du 16 novembre, à l'Élysée, Nicolas Sarkozy reçoit Érik Izraelewicz et quelques rédacteurs en chef des Échos pour évoquer les mouvements sociaux du moment. Mais le président de la République brûle d'aborder le sujet qui agite la rédaction depuis cinq mois. Il ne comprend pas les réticences des journalistes à l'égard de Bernard Arnault. « Et Nicolas Beytout, interpelle encore le Président, vous croyez qu'il est content au Figaro ? » Ainsi Nicolas Sarkozy fait-il comprendre à des journalistes inquiets pour leur indépendance que Bernard Arnault avait choisi, pour présider son pôle média, le petit-fils par alliance de l'ancienne propriétaire du journal, dont il avait dirigé la rédaction jusqu'en 2004.

« Dégoûté », Érik Izraelewicz démissionne après quelques semaines de cohabitation houleuse avec ce nouveau patron. La rédaction salue ce départ d'une nouvelle journée de grève. D'autres défections suivent. La SDJ, de son côté, monte régulièrement au créneau : quand Bernard Arnault désigne son fils Antoine pour siéger au sein du comité d'indépendance éditoriale ; quand Nicolas Beytout se croit autorisé à s'exprimer au nom de la rédaction ; quand le journal publie une nécrologie de Jean Arnault (le père du propriétaire) comme s'il s'agissait d'une personnalité de premier ordre… L'indépendance reste un combat.

Quinze ans après cette histoire, au printemps 2023, Nicolas Barré, le directeur de la rédaction des Échos, a été poussé à quitter ses fonctions. Les journalistes ont alors repensé à leur mobilisation de 2007. Ils se sont dit que sans le dispositif d'indépendance, qui prévoit que la révocation du directeur de la rédaction doit être approuvée par au moins deux des trois administrateurs codésignés par la direction du groupe et la SDJ, Nicolas Barré aurait été plus directement écarté. Ils ont aussi constaté que les règles étaient assez faciles à contourner. Et puis, une nouvelle fois, ils se sont posé cette lancinante question : un autre actionnaire n'aurait-il pas procédé à des licenciements quand la crise de la presse s'est aggravée ? La réponse s'accompagne presque toujours d'un certain embarras : à cet égard, de nombreux journalistes considèrent, mezza voce, que « la solution Arnault » n'était peut-être pas si mauvaise.

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