Le consensus, à défaut de l’objectivité
À cette période, c’est le CEO (centre d’études des opinions), placé directement sous l’autorité du Premier ministre, qui a la charge des mesures de la télévision. Privatisé en 1985 sous le nom de Médiamétrie, l’organisme va installer dans un panel de foyers la machine à mesurer en direct et instantanément l’audience de la télévision : l’audimètre.
Les résultats de cet audimat ne sont pas le résultat « naturel » d’une mesure « objective » comme c’est le cas pour la mesure d’objets physiques ; mesurer le public suppose à la fois un instrument de quantification mais aussi une institution technique et sociale qui doit procéder à des opérations complexes pour arriver à produire des chiffres reconnus par les parties intéressées. Car c’est bien d’abord un accord entre des partenaires qui permet de mettre en place ces mesures et assure leur validation.
En découle un mode d’organisation particulier, que l’on retrouve à peu près dans tous les pays. Partout, la mesure de la télévision est placée sous l’autorité d’un organisme professionnel, un JIC (Joint Industry Committee) qui a la charge de mettre tous les partenaires d’accord sur les définitions des objets mesurés et des méthodes, de contrôler la production de mesures collectivement acceptées et jugées fiables ainsi que d’en assurer la diffusion. La situation française est un peu spécifique car Médiamétrie assure à la fois les fonctions du JIC, celle d’organisation des enquêtes et de restitution des résultats.
Comment se fabriquent donc ces mesures ? Pour mesurer une entité aussi insaisissable que le public, il va falloir définir plusieurs éléments : l’échantillonnage, le téléspectateur, l’espace mesuré et les outils.
Prenons d’abord l’échantillonnage : il n’est pas possible, pour des questions de coûts, mais aussi d’acceptabilité sociale et de faisabilité technique, d’équiper tous les supports qui diffusent des contenus télévisés. La mesure repose donc sur un échantillon de foyers qui ont accepté de munir leurs récepteurs d’un audimètre. Ces foyers sont choisis sur la base de la représentativité statistique conventionnelle, mais qui opère par nécessité une certaine partition du monde : les choix opérés conduisent par exemple à exclure nombre de situations comme l’habitat en collectivité ou les résidences de vacances.
Vient ensuite le cobaye : comment le conduire à participer ? Doit-il être rémunéré ? Comment vérifier qu’il « travaille » bien (c’est-à-dire qu’il n’oublie pas d’appuyer sur son bouton personnel) ? Ne se lasse-t-il pas de la tâche ? Les réponses à ces questions (différentes selon les pays) ne fabriqueront pas la même représentation du public. En France, le cobaye n’est pas rémunéré, sinon par quelques petits cadeaux symboliques ou… la réparation de son récepteur en cas de panne.
Qui est téléspectateur ?
Passons au téléspectateur. Qui est téléspectateur ? La question se pose entre autres pour les enfants : à partir de quel âge faut-il les prendre en compte ? On comprend bien que la réponse à cette question diverge selon les diffuseurs, certains ayant plus ou moins intérêt à intégrer ou à exclure les enfants. L’accord se fait sur une définition jugée collectivement valide en fonction de l’évaluation qu’ils en font. Aujourd’hui c’est quatre ans en France, contre 11 au début (mais dès la naissance en Australie).
Intervient encore l’espace mesuré. Avec la démultiplication des chaînes et des supports, le système est sans arrêt soumis à des interrogations : quels sont les acteurs qui peuvent participer à la définition collective de la mesure ? Chaque nouvelle recrue pouvant intervenir dans les discussions sur la mesure, le choix des partenaires est donc stratégique. Médiamétrie, qui a débuté avec une majorité d’acteurs publics, a dû progressivement intégrer d’autres partenaires, mais tous les acteurs de la télévision sont loin de pouvoir tous être représentés dans son comité en charge de l’audimat.
Finissons par l’outil de mesure. Le débat a été particulièrement intense au moment du passage à une version individualisée de l’audimat en 1988 : l’audimètre à bouton poussoir permet à chaque membre de la maison (et même aux invités) de s’identifier, permettant ainsi des mesures personnalisées. Mais à partir de quel moment le panéliste doit-il considérer qu’il est téléspectateur ? La réponse pourrait paraître simple, mais elle recèle en fait une large capacité interprétative. D’où des définitions qui divergent selon les pays. Pour certains, il faut regarder l’écran ; pour d’autres, comme la France, il suffit d’être présent dans une pièce où fonctionne un téléviseur, même en lui tournant le dos ou en lisant un : pour d’autres encore c’est au membre du panel de décider s’il regarde ou pas.
Ainsi pourrait-on multiplier les points de définition qui doivent être précisés pour établir cette mesure de l’audience de la télévision, points qui dépendent de la définition du public que les partenaires souhaitent privilégier. Cette définition résulte d’un accord complexe entre des acteurs qui sont à la fois concurrents et partenaires, prestataires et clients.