Une de La Provence du samedi 12 octobre suite à l'arrestation d'un homme suspecté d'être Xavier Dupont de Ligonnès

© Crédits photo : La Provence.

Affaire Xavier Dupont de Ligonnès : « Cet emballement systématique doit nous servir de leçon » — Pourquoi La Provence a titré sa Une avec prudence

Samedi 12 octobre, alors que la majorité de la presse française titrait sur l’arrestation de Xavier Dupont de Ligonnès, le journal La Provence est resté prudent, employant le conditionnel et un point d’interrogation. Olivier Lafont, « unier » au quotidien et chef adjoint des informations générales revient sur ces choix. 

Temps de lecture : 4 min

Comment et à quelle heure avez-vous reçu les premières informations concernant l’arrestation de Xavier Dupont de Ligonnès ? 

Olivier Lafont : Autour de 21 h, nous recevons une première alerte de la part du Parisien, le premier média à sortir l'information, dès le début à l'affirmative : « Xavier Dupont de Ligonnès arrêté à Glasgow ». Cinq ou dix minutes après, nous recevons une dépêche de l’AFP, qui est notre base de travail, notre source principale, habituellement extrêmement fiable. Lorsque l'AFP sort une information, sa véracité est certaine.

« Nous avons décidé rapidement avec la direction de la rédaction de faire de cette arrestation notre Une »

Il y a ensuite eu cet engouement, avec une reprise sur toutes les chaînes d'information en continu, des éditions spéciales, et j'imagine, dans toutes les rédactions, un changement de braquet complet sur le chemin de fer et la Une du journal. À La Provence, le débat n'a pas été long : nous avons décidé rapidement avec la direction de la rédaction de faire de cette arrestation notre Une et de la mettre en titre principal. 

 À quel moment avez-vous douté de la véracité de l’information ?

Olivier Lafont : Ce n'était pas juste une précaution oratoire. Comme nos confrères, nous étions partis sur un titre très semblable à celui que vous avez lu dans la plupart des journaux. Un titre de Une est court, efficace, ce sont quelques mots. On décide alors de titrer sur « Arrêté », à l'affirmative.

« Un titre de Une est court, efficace, ce sont quelques mots »

Nous avons la chance, comme d'autres journaux de presse quotidienne régionale, de boucler assez tard, contrairement aux quotidiens nationaux comme Libération, qui boucle à 21 h 15 — je comprends que pour eux, c'était difficile de faire autrement. À La Provence, nos premières éditions partent vers 23 h. C’est autour de cette heure-là que nous recevons deux dépêches différentes de l’AFP, avec « un pas de côté » de notre source principale, précisant que la police écossaise a arrêté « un homme présenté comme étant Xavier Dupont de Ligonnès ». Par rapport à l'affirmation qui semble très officielle et certaine de la première alerte envoyée par l'AFP, la source est lointaine et n'est pas française : la police écossaise confirme cette arrestation et parle d'un homme « présenté comme », et non plus comme « étant ».

Comment se déroule la suite ?

Olivier Lafont : À partir de ces dépêches, nous nous accordons quelques minutes de plus et retardons alors la clôture du journal, au risque de le faire partir en retard et qu’il ne soit pas à l'heure dans les kiosques le matin, à l'autre bout de la région.

La suite nous donne raison : vers 23 h 15, une dépêche explique que les enquêteurs français appellent à la prudence. Je fais alors arrêter les premières versions qui étaient prêtes, et après avoir appelé le directeur de la rédaction —  le décisionnaire final —, nous changeons notre première version, avec le rajout d'un point d'interrogation, du conditionnel et l'ajout, y compris en Une, de cette phrase simple mentionnant que les enquêteurs appellent à la prudence. 

« Jusqu'à la fin, à l'envoi de notre dernière édition à minuit et demi, nous sommes restés attentifs et en alerte »

À ce moment, nous sommes conscients d’être sur une position extrêmement frileuse, très prudente par rapport à ce qui défilait sur les chaînes d'information en continu et sur les sites web de nos confrères. Mais  nous décidons de prendre ce risque. Jusqu'à la fin, à l'envoi de notre dernière édition à minuit et demi, nous sommes restés attentifs et en alerte. Aucun nouvel élément ne nous permettait de douter davantage, mais nous avons décidé de maintenir notre décision. La grande surprise est pour nous le lendemain matin, où nous réalisons être les seuls à avoir titré ainsi. À cette heure, l'information est toujours présentée comme sûre, mais avec plus de conditionnel. En fin de matinée, la police française confirme que le suspect arrêté n'est pas Xavier Dupont de Ligonnès.

Quel regard portez-vous sur le traitement global de l'information ? 

Olivier Lafont : Nous ne tirons aucune gloire d'avoir fait preuve de prudence. Nous avons déjà commis des erreurs et nous en referons certainement, mais je pense que pour toutes les rédactions, ce rapport à l'accélération du flux d'information, cette pression à publier une information rapidement, à alerter nos lecteurs, cet emballement systématique doit nous servir de leçon. Parfois, la prudence est nécessaire.

Si l’arrestation avait été avérée, nous serions peut-être passés pour un journal frileux ayant pris beaucoup trop de précautions, mais le risque d'erreur était important. Nous avons jugé que nous n'étions pas en faute si l’information était avérée, mais que nous faisions plutôt preuve d’une prudence que nos lecteurs auraient jugé excessive. C'est une leçon, surtout face à un événement aussi important.

« L’erreur découle aussi de la grande fiabilité des sources »

L’erreur découle aussi de la grande fiabilité des sources, qui habituellement recoupent leurs informations. J'entends parler de fake news, mais je ne pense pas que l'on puisse dire que c'en est une. Il n'y a eu à aucun moment une intention de tromper de la part des médias : il y a surtout eu cette pression d'avoir l'information — nous l’avons sentie aussi puisque nous avons titré au départ comme nos confrères — et cette pression d'avoir cette exclusivité de l'arrestation. Cela a tétanisé toute la presse écrite.

Avez-vous eu des retours de lecteurs sur cette prudence finalement pertinente ? 

Olivier Lafont : Oui, c'est aussi un étonnement. Nous avons eu beaucoup de retours par les réseaux sociaux, par notre compte Facebook. Beaucoup de commentaires  nous félicitaient pour cette prudence. C'est parfois contradictoire, parce que les lecteurs peuvent nous reprocher beaucoup de choses. Mais là, ce pas de côté que nous avons osé faire, même si c'est étonnant de le présenter ainsi, a visiblement été apprécié. Ils ont trouvé que nous avions fait le bon choix et s’en réjouissaient.

 

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