Information en continu : les chaînes en font-elles trop ?

Information en continu : les chaînes en font-elles trop ?

Lorsque survient un événement, tel que l’attentat contre Charlie Hebdo et ses suites, les chaînes de télévision nous fascinent inévitablement. Les ressorts de cette attraction interrogent aussi bien l’éthique que l’information.

Temps de lecture : 8 min

Les critiques faites aux médias depuis les attentats commis contre Charlie et contre les clients de l’Hyper Cacher ne peuvent venir à bout de ce constat : toutes les chaînes, et singulièrement celles d’information en continu, ont vu leurs audiences exploser pendant cette période. Le vendredi pendant lequel se sont déroulés les assauts de Dammartin et de la porte de Vincennes, BFM TV a rassemblé 13,3 % du public sur la journée, se classant juste derrière TF1 et France 2. Certes, la quantité de téléspectateurs n’a jamais été une donnée suffisante pour juger de la qualité d’un programme et il serait hasardeux d’en tirer que les chaînes ont été exemplaires dans la façon dont elles ont traité les événements. Elles ont fait des erreurs et, même des fautes, qui ont été recensées, commentées et sur lesquelles je vais revenir dans cet article, mais, plutôt que de tomber dans une critique manichéenne des médias, opposant les méchantes chaînes aux gentils téléspectateurs, il faut partir de ce fait indéniable : nous ne pouvons nous décrocher de l’écran quand une chaîne casse sa programmation avec la promesse de nous faire vivre en direct un événement historique.

Tension narrative et soif de savoir

Chacun d’entre nous fait cette expérience quotidienne, en lisant un roman, en voyant un film ou en suivant une série, de ce sentiment contradictoire qui nous pousse à savoir la suite ou la fin tout en savourant ces moments où tout est possible et où l’intrigue nous suspend à un hypothétique avenir. Le narratologue Raphaël Baroni a fort bien analysé cette « tension narrative », qui nous donne envie de sauter des pages, d’avancer en accéléré ou de sauter au chapitre suivant. « Si le récit […] a bien fondamentalement quelque chose à voir avec la manière dont nous éprouvons le temps, écrit-il, cette profondeur temporelle n’apparaît jamais avec autant d’éclat que dans l’incertitude anticipatrice qu’éprouve l’interprète (le lecteur) durant l’expérience esthétique, dans ce suspense ou cette curiosité qui font la force des intrigues fictionnelles »(1) .

Si ce sentiment est très fort quand nous sommes face à une fiction, il est démultiplié face à un événement réel. L’expérience de l’incertitude du lecteur ou du spectateur d’une fiction est exacerbée par le fait qu’il sait que quelqu’un sait la fin. Il sait que quelqu’un a écrit un récit à notre intention et que ce quelqu’un se joue d’exciter notre curiosité ou, comme disaient les scholastiques, notre libido cognoscendi. La tension narrative que produit le factuel (les événements réels) est donc bien différente de celle que produit la fiction.
 
D’abord parce que le direct n’est pas un récit. Ensuite parce qu’il semble se passer de la médiation d’un être humain qui a disposé les événements pour un destinataire.
 
Le direct n’est pas un récit. La formule paraît provocante. Il me faut l’expliquer. Un récit se définit par deux paramètres : la succession et la transformation d’états. Mais, comme le souligne Ricœur, il est aussi porteur d’explication. Barthes le disait aussi à sa manière en employant cette formule latine pour le caractériser : post hoc sed propter hoc, c’est-à-dire Après cela mais à cause de cela. Ce qui signifie que, dans un récit de fiction, ce qui vient après a été causé par ce qui vient avant. Or le direct n’est qu’une chronique, à savoir, au sens littéral, une succession de moments. Céline Pigalle, directrice de la rédaction d’I-télé, me disait la semaine dernière, dans un débat sur l’antenne d’Europe 1, que le direct était nécessaire parce qu’il fallait « donner l’information ». Quelle information ? C’est sur ce point que les journalistes s’opposent totalement au narratologue ou au sémiologue. Lors de la retransmission en direct d’une perquisition à Reims, le 7 janvier, on vit en alternance des plans de tireurs d’élite embusqués et des jeunes gens d’une cité qui déambulaient entre les immeubles. Face à ses images il était impossible de comprendre ce qui se tramait au-delà de cette simultanéité. Il manquait à cette suite de plans l’explication qui aurait permis d’en faire un récit porteur de sens.
 
Dans ce contexte, le téléspectateur est orphelin : il lui manque cette subjectivité humaine qui met en ordre les événements pour créer un tout et assouvir finalement sa curiosité. Dès lors, il n’a plus qu’à attendre qu’un moment fort surgisse de l’image pour créer un rebondissement (une explosion, un tir). Les informations visuelles sont fort rares dans les situations d’attente et quand elles pourraient apporter quelque chose, elles restent difficiles à interpréter. La preuve la plus éclatante en a été donnée par l’assaut de Dammartin. Malgré les moyens déployés, le journaliste qui commentait l’image n’a pas compris tout de suite que l’assaut venait d’avoir eu lieu, un peu comme ce chevalier de la table ronde qui s’endort au moment où il a atteint le Graal et qui ne sait pas qu’il l’a frôlé.
 
Si le direct est pauvre en informations pour la plupart des téléspectateurs, dans la mesure où il ne donne lieu qu’à très peu d’évolution temporelle palpable (on reste des heures devant un plan d’imprimerie ou devant la devanture d’un magasin), pour les terroristes qui sont dans l’action, il peut être source de renseignements importants, notamment quant à la structuration de l’espace. Voir comment se mettent en place les forces de l’ordre, par où elles vont attaquer, peut se révéler une aide inestimable. Sans doute encore ancrée dans une époque où les images se recevaient sur un téléviseur de salon imaginaire, les chaînes de télévision n’ont pas semblé avoir intégré qu’aujourd’hui tout un chacun a un smartphone, y compris les terroristes qui comptent aussi potentiellement parmi leurs téléspectateurs.
 
Pour suppléer cette pauvreté informationnelle de l’image et pour rassasier cette inextinguible soif de savoir du téléspectateur, le direct dispose d’une autre ressource : le plateau et son défilé d’experts. Pendant trois jours se sont succédés dans les studios des anciens du GIGN, du RAID, des négociateurs en tout genre, qui venaient expliquer comment l’on procède pour « neutraliser » un criminel ou pour manipuler un preneur d’otages. La première fonction du plateau est évidemment de satisfaire cette libido cognoscendi qui est en chacun de nous. Les experts nous font connaître à la fois des modus operandi de la police et la mentalité des terroristes. Ce faisant, le gain pour le téléspectateur n’est pas seulement cognitif : il permet de se mettre à la place de chacun des acteurs, de comprendre sa logique et, donc, d’une certaine manière, d’adopter sa perspective. À côté de cette psychologisation du visible, les interventions des experts assurent une seconde fonction : stopper la retransmission en direct quand le temps semble s’arrêter et du même coup créer l’attente d’un retour sur le terrain renforçant le suspens. Ce procédé, pour le coup, est un héritage de la fiction, qui a compris très tôt qu’en interrompant une série narrative par une autre, on ne cessait d’exciter la soif de savoir du spectateur, la frustration cognitive se révélant être le moteur le plus puissant de la curiosité.

Peut-on tout montrer ?

Si les médias oublient parfois – ou feignent d’oublier – qu’aujourd’hui la télévision peut se regarder sur smartphone, certaines images leur rappellent périodiquement qu’elle peut aussi se faire avec ces appareils. Très peu de temps après la tuerie de Charlie, fut diffusée une séquence dans laquelle on voyait un des frères Kouachi exécuter à bout portant un policier, Ahmed Merabet. L’homme qui a pris les images était chez lui quand il a entendu des coups de feu. Instinctivement il a filmé la scène et, « paniqué », ayant besoin d’en parler à quelqu’un, il a mis son petit film sur Facebook avant de le retirer un quart d’heure après. C’était trop tard. Déjà les chaînes s’en étaient emparées et Le Point en ferait sa couverture, mettant en exergue la photographie par un cadre.
 Les journalistes doivent être des gatekeepers 
D’un point de vue éthique, on peut juger ces deux usages différemment. La première diffusion de la séquence est un symptôme de l’extension de la nouvelle concurrence régnant dans le monde de l’information d’aujourd’hui : non seulement les chaînes veulent avoir un scoop avant les autres, mais elles ne veulent pas être en reste devant la circulation des images prises par des amateurs sur les réseaux sociaux. Les propos d’Hervé Béroud, le directeur de la rédaction de BFMTV, sont très symptomatiques à cet égard : « Lorsque je suis rentré chez moi, mercredi, vers 23 heures, ma fille de 14 ans s’est étonnée de ne pas avoir vu les images de l’exécution du policier sur mon antenne, alors qu’elle avait tout vu sur le Net. » De cette concurrence de fait, il tire la conclusion que les chaînes ne doivent pas s’interdire de montrer de telles images, oubliant au passage que ce qui différencie les journalistes des amateurs, c’est qu’ils doivent être des gatekeepers, des gardiens de l’information et juger de ce qui peut, doit et ne doit pas passer sur leur média.
 
Pour juger de l’opportunité de diffuser de telles images, il faut toujours faire la balance entre le droit à l’information et l’atteinte à la dignité humaine. Du premier point de vue, la photo de cette exécution sommaire apporte certes des informations, notamment sur le déroulement des événements et sur la froide détermination du tueur. En revanche, à partir du moment où on la repasse en boucle, elle n’informe plus du tout. Pire, elle banalise l’atrocité du geste. On a déjà assisté à ce phénomène pour l’attentat des Twins Towers. À force d’en diffuser des images, de les faire figurer dans des génériques, dans des rétrospectives, etc., on a gommé l’horreur dont elles étaient pourtant grosses.
 
La publication dans le Point, après coup, dans un cadre placé au milieu de la couverture, pose un autre problème. Cet encadrement répond à la recherche de l’image qui fera le tour du monde, de l’image qui marquera le plus haut degré d’émotion de cet événement. Elle est l’équivalent actuel de cet instant prégnant, théorisé au XVIIIe siècle par Lessing, cet instant fixé par une sculpture pour provoquer chez son spectateur l’émotion la plus intense. Comme le notait l’écrivain, cet instant devait résister au temps car « ces œuvres sont faites pour être non seulement vues, mais contemplées longuement et souvent »(2) . C’est exactement dans cet esprit que le Point a cherché cette image qui entrerait dans l’histoire avec l’émotion maximum. Malheureusement, une image comme celle-ci est aussi, est d’abord, autre chose qu’une bonne information : l’instant précis de la mort d’un homme abattu comme un chien. Roland Barthes considérait qu’on pouvait regarder une photographie en adoptant trois points de vue différents : celui du photographe, celui du spectateur et celui de ce qu’il appelait le spectrum, le sujet photographié, ce spectre qui revient quand déjà la personne représentée a disparu.
 
Ceux qui diffusent les images – journaux, chaînes – ne se préoccupent guère que des deux premiers. Le photographe prend des photos au nom du droit d’informer le spectateur. Et celui qui est dans l’image ? Le droit nous dit aussi que sa représentation ne doit pas être une atteinte à la dignité humaine. Après la catastrophe du téléphérique du Pic de Bure, le 1er juillet 1999, Paris-Match publia des photos des victimes au sol. Deux frères assignèrent Paris-Match en justice parce qu’ils jugeaient que la photo de leur frère mort était attentatoire à la vie privée et familiale, ainsi qu'à la dignité humaine. Et la juridiction civile considéra que « le traitement de la photographie aérienne litigieuse, qui ne représente pas une vue d'ensemble du lieu de l'accident, comme le prétend la défenderesse, mais une vue dont le cadrage et le grossissement sont étudiés pour attirer l'attention sur les corps déchiquetés des victimes, identifiés par un numéro aisément lisible, caractérise la recherche du sensationnel, en faisant fonctionner le ressort émotionnel face au spectacle de la mort ; que cette présentation délibérée ne répond pas à une nécessité informative »(3) .

Je ne sais pas quelle serait la décision du juge si des poursuites étaient engagées contre le Point, mais nul doute que le magazine recherche lui aussi le ressort émotionnel face à la mort par l’encadrement de la photo au milieu de la couverture. Quant à la nécessité informative de cette image arrêtée, multi-diffusée par les médias, le moins que l’on puisse dire est qu’elle n’est pas évidente.
 L’idée que l’image ment est devenu une doxa 
Depuis la retransmission des événements survenus pendant la révolution roumaine en 1989 et l’affaire du faux charnier de Timisoara, la confiance des citoyens dans les médias s’est fortement érodée. L’idée que l’image ment est devenu une doxa. L’abondance d’images qui a accompagné ces événements tragiques a entraîné une nouvelle attitude qui n’est pas plus rassurante. Des internautes se sont mis à examiner avec minutie les détails des photos pour y déceler des contradictions avec ce qu’ils appellent la « version officielle ». Du changement de couleurs des rétroviseurs de la voiture des frères Kouachi en deux moments différents, ils concluent qu’il y a eu deux voitures sans savoir que deux rétroviseurs chromés changent de couleur en fonction de la lumière réfléchie. De deux mains rapprochées de Coulibaly au moment où il sort de l’Hyper Cacher, ils concluent qu’il était menotté…
 
N’ayant pour modèle de l’analyse de l’image que son arrêt, comme le pratique quotidiennement le Petit journal pour démasquer les petits mensonges des politiques, ils vont y chercher la preuve que la réalité est fausse et que les médias cachent la vérité. C’est le dernier paradoxe du direct à l’ère de l’information en continu : alors qu’il nous met en contact constant avec notre monde, celui dans lequel se déroulent les événements, il n’en montre jamais assez pour convaincre ceux qui ne veulent pas croire.

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Crédit photo :
«?Charlie-Hebdo-2015-10?» par Thierry Caro — Travail personnel.

À lire également dans le dossier : Charlie et ses confrères : « -Je t’aime ! – Moi non plus », Du conspirationnisme comme idéologie, et Les médias dans la mêlée
    (1)

    Raphaël BARONI, La Tension narrative, Seuil, collection Poétique, 2007, p. 18. 

    (2)

    Gotthold Ephraim LESSING, Le Laocoon , p. 67.

    (3)

    Tribunal de Grande Instance de Nanterre, jugement rendu le 26 février 2003. 

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