Canal+, histoire d’une télévision

Canal+, histoire d’une télévision

Canal+ fête ses 30 ans le 4 novembre. Retour sur l’histoire de la chaîne et le fameux « esprit Canal ».

Temps de lecture : 8 min

L’histoire de Canal+, c’est d’abord une histoire humaine. Celle de personnes qui ont eu envie de créer ensemble une chaîne différente et libre. Après des débuts difficiles, Canal+ a connu un âge d’or d’une quinzaine d’années avant de vivre, dans les années 2000, une sévère remise en cause …

Aventuriers de la télévision

Le projet de monter une nouvelle chaîne fut une aventure pour ses créateurs, car rien n’était gagné d’avance. Au départ, l’idée est celle de François Mitterrand qui souhaite la création d’une quatrième chaîne payante. C’est l’agence Havas qui se voit confier le projet, lequel a été conçu, on le sait peu, par Léo Scheer.  André Rousselet, le président d’Havas,  ancien directeur de cabinet à l’Élysée, est un proche du président de la République. On conseille à ce dernier de faire appel à Pierre Lescure, qui acceptera la mission et débauchera son complice d’Antenne 2, Alain De Greef.
 
Lescure et De Greef s’entourent d’une équipe qui a envie de défricher de nouveaux territoires. Georges Fillioud, alors ministre de la Communication, souhaite donner un ballon d’air financier au cinéma. La chaîne va pouvoir diffuser 50 % de cinéma, il faut donc imaginer ce qu’ils pourront faire avec le reste du temps(1). Les patrons de la chaîne vont aller voir du côté du sport et ils engagent une discussion avec la Ligue de football car à cette époque, le championnat n’est pas diffusé à la télévision.
 
Immédiatement, les patrons de la chaîne ont su que les programmes en clair allaient devenir une vitrine pour recruter leurs abonnés. Il faut donc faire des programmes agréables, divertissants et accrocheurs.
 
L’identité de Canal+ sera portée par des hommes et des femmes de programmes. Des personnes qui viennent de la radio et de la télévision, qui ont conçu des émissions ailleurs, qui ont mis les mains dans le cambouis et qui sont passionnés par leur métier. Le 4 novembre 1984 à 8 h, naît Canal+, la première chaîne hertzienne à péage en France.

Des films X à Coluche

Le démarrage se déroule bien, mais dès le début de l’année 1985, les abonnements chutent. L’équilibre, puis la réussite ne se rencontreront qu’à partir de 1986, grâce à l’entrée de nouveaux capitaux et à la meilleure compréhension du marché de la part de la chaîne. Les services du marketing de Havas avaient prévu une ascension constante des abonnements, alors qu’une chaîne à péage n’est pas un produit culturel comme les autres. Les gens s’abonnent surtout les quatre derniers mois de l’année, et Canal+ a failli mourir de cette erreur dans les prévisions(2).
 
La chaîne est connue pour le cinéma, le foot, mais aussi les films X. Pourtant, ces films n’étaient pas diffusés sur la chaîne à ses débuts. Alain de Greef pensait que ce serait bien de le faire, mais Pierre Lescure et André Rousselet s’y opposaient. Ils acceptèrent quand même la diffusion de films « osés » tels qu’Emmanuelle  ou  Histoire d’O. Un jour, alors que la chaîne était toujours en perte de vitesse, Alain De Greef reçoit une lettre d’un monsieur de 72 ans qui explique ne plus avoir l’âge de se rendre dans des cinémas diffusant du porno,
 À la rentrée 1985, les films X arrivent sur Canal + 
et qu’il aimerait bien voir ces films chez lui. Les deux dirigeants de la chaîne finissent par accéder à la demande d’Alain de Greef qui leur a montré la lettre. C’est ainsi qu’à la rentrée 1985, les films X arrivent sur Canal +. C’était un véritable événement qu’il ne faut pas sous-estimer dans le sens où, il y a 30 ans, l’accès à cette catégorie de films n’était pas aussi aisé qu’aujourd’hui.
 
L’autre grande intuition des dirigeants de la chaîne a été de se dire qu’il fallait qu’elle soit représentée par des personnalités fortes et attachantes. L’une de ces premières personnalités est certainement Coluche qui, entre octobre 1985 et février 1986, présentera  Coluche 1-faux , une émission de blagues et de détournements d’images. Porté par la personnalité de l’humoriste, précurseur d’un ton différent pour la chaîne, le programme connaîtra le succès et le challenge suivant consistera à essayer de faire aussi bien après son départ.

Une chaîne réflexive

Michel Denisot 30 ans Canal+C’est Alain De Greef qui va réunir des personnes auxquelles il croit, qu’il a envie de voir travailler ensemble et qui vont devenir Les Nuls. En 1987, le directeur des programmes crée Nulle Part Ailleurs , émission qui va réunir sur un même plateau de l’info, du cinéma, de la littérature, de l’humour et de la dérision. Dans le même temps, il demande aux Nuls de mettre en abyme l’émission de Gildas avec un faux JT, de fausses bandes annonces, de fausses pubs etc.
 
Dans l’ADN de Canal+, la question de la mise en abyme est essentielle. Cette posture est loin d’être une position marketing mais bien le souhait d’Alain de Greef de montrer qu’à chaque vérité, il peut y avoir une contre-vérité et tout doit pouvoir être rediscuté. C’est ce que montrent les parodies des Nuls, mais aussi les Guignols de l’info (3). qui depuis 1988 proposent un faux journal en caricaturant le monde politique et la société du spectacle.
 
Le reflet de la télévision par elle-même passe aussi par des émissions qui parlent explicitement de la télévision. Il s’agit de Télés-dimanche présenté par Michel Denisot à partir de 1992, puis de TV + de Marc-Olivier Fogiel de 1996 à 2000. Aujourd’hui, une émission telle que Le tube  présentée par Daphné Burki est dans la même veine, puisqu’il s’agit d’un programme au ton plutôt enlevé qui revient sur l’actualité de la télévision avec un angle analytique tout en étant grand public.
 
Parmi les programmes réflexifs, on pense évidemment au Zapping qui, à dater de 1988, puis quotidiennement à partir de 1989, retransmet les moments les plus marquants diffusés à la télévision la veille. L’idée est de montrer des extraits que l’on a pu louper, mais aussi et surtout de créer un récit et reconstituer un point de vue via le montage. Le zapping propose une lecture de la télévision mais aussi de la société en ce qu’elle a de plus étonnant et d’improbable.
 
Nulle Part Ailleurs, Objectif Nul, Les Guignols de l’info, les émissions réflexives sont autant de programmes qui en 30 ans ont posé un regard spécifique sur la télévision. La télévision mise en abyme a traversé toutes les époques de la chaîne, permettant de prendre du recul et de la distance sur ce média et ceux qui le font. En l’espèce, l’une des spécificités des Guignols de l’info a toujours été de pouvoir se moquer de leur propre chaîne, de ses animateurs et de ses patrons.
L’autodérision fait partie de l’identité de la chaîne et a permis d’instaurer un rapport de connivence avec le téléspectateur. Pour Bergson, « le rire cache une arrière-pensée d’entente, de complicité, avec d’autres rieurs, réels ou imaginaires(4) ». Cette complicité avec le public a été l’occasion pour Canal+ de se montrer sous un autre jour et de se distinguer des autres. La chaîne a toujours été dans une logique de distinction s’exprimant par le rire et les autres programmes en clair(5).

 


Souvenirs de télévision

C’est au milieu des années 1990 que la situation se complique. André Rousselet est conduit vers la sortie par les nouveaux actionnaires, la chaîne est devenue un grand groupe dont Jean-Marie Messier, PDG de Vivendi, est le patron. Le fort développement du groupe correspondra à une perte de vitesse de la chaîne qui, arrivée à sa maturité, devra se chercher un nouveau souffle.
 
Les personnalités emblématiques de la chaîne que sont Jean-Luc Delarue, Antoine de Caunes et Philippe Gildas la quittent successivement. La concurrence est accrue, les téléspectateurs se désabonnent et le temps n’est plus à la fête. C’est en 2002 que les fondateurs de Canal+ seront débarqués de la chaîne et que les téléspectateurs pourront assister à une incroyable AG de trente minutes ou les salariés de la chaîne exprimeront leur détresse(6).
 
Aujourd’hui, la chaîne est sous le feu de nombreuses critiques dont certaines sont fondées. On a souvent coutume, en matière d’histoire de la télévision comme ailleurs, de nous fier à nos souvenirs. Ces derniers appartiennent d’abord à notre histoire personnelle : se rappeler Nulle Part Ailleurs, c’est aussi faire remonter des souvenirs de l’ambiance qu’il pouvait y avoir autour de la télévision chez nous, se rappeler notre jeunesse et les artistes qu’on a pu découvrir par exemple. Les souvenirs, pour Kierkegaard, consacrent et magnifient l’événement passé. « Le souvenir ne doit pas seulement être exact, il doit être aussi heureux. Le souvenir mis en bouteille doit conserver le parfum même de la vie »(7). Nous avons investi des moments vécus d’une valeur intérieure et repensons ces expériences de vie pour former des souvenirs, qui prennent parfois la forme de certaines illusions.
 
Ainsi, dans nos souvenirs de cette télévision, nous ne gardons que le meilleur. S’il est indéniable qu’il était très agréable de regarder une émission telle que Nulle Part Ailleurs avec très peu de publicités, l’âge d’or de Canal+ est passé, et avec lui, cette télévision pensée et conçue par des professionnels qui aimaient la télé qu’ils faisaient. Cela ne signifie pas pour autant que les patrons et producteurs de télévision d’aujourd’hui n’aiment pas la télévision, mais ils sortent, comme me l’a dit Alain De Greef, des grandes écoles et non d’une école de montage. Pour le dire plus crûment : les dirigeants des grands médias aujourd’hui pourraient tout aussi bien travailler dans l’industrie laitière ou automobile.
 
 Les chaînes doivent d’abord plaire aux annonceurs avant de séduire le public 
Désormais, l’époque est à la mesure de l’audience à la seconde près. Si l’audimat avait son importance dans les années 1990, les enjeux n’étaient pas les mêmes. De la multiplication des chaînes découle un choix croissant pour les annonceurs de placer leurs publicités en de nombreux lieux. Dès lors, Canal+ et les autres chaînes doivent d’abord plaire à ces annonceurs avant de séduire le public.
 
De plus, les programmes du Canal+ d’hier ne pourraient pas retrouver une place à l’antenne car l’humour a changé. Les blagues de Coluche, les sketchs de Karl Zéro ou de Mickael Keul se faisant descendre en pleine guerre en Yougoslavie assureraient à la chaîne plusieurs bad buzz par jour. La télévision 2.0 a ses avantages mais aussi ses inconvénients : un trait d’humour mal compris peut être monté en épingle et assurer une mauvaise presse. Les garde-fous d’aujourd’hui ne sont pas les politiques, mais les médias eux-mêmes et nous tous qui, rivés à nos  smartphones et tablettes, sommes à l’affut du moindre faux pas.

« L’esprit Canal » aujourd’hui

Antoine de Caunes 30 ans Canal+Le fameux « esprit Canal » dont nous nous souvenons, c’était surtout un esprit de la parodie qui pouvait mener à une réflexion sur les médias, mais aussi une liberté. Celle-ci était au moins de deux ordres. Il s’agissait d’une liberté de parole et de ton dont disposaient les auteurs et animateurs, et qui était garantie par les patrons de la chaîne, mais aussi d’une forme de liberté permise par une époque.
 
La réflexivité et la liberté donnaient l’impression, lorsqu’on regardait Canal+, d’appartenir à un club, celui de « l’esprit Canal », fait par des hommes et des femmes créatifs provenant de la radio, du magazine Actuel ou de la télévision(8). Aujourd’hui, la chaîne embauche ou achète des stars de You Tube et recompose des équipes à partir de ces personnalités.
 
L’époque est cependant différente, les contraintes dues au format sont passées par là et la liberté ne peut être la même car la concurrence est accrue, et que les enjeux financiers sont bien plus importants.
 
Pour autant, un certain nombre de programmes sont les héritiers de ce fameux « esprit Canal ». On pense par exemple à Salut les terriens, émission présentée par Thierry Ardisson, portée par son animateur et qui est un talk-show très écrit, ou encore à La nouvelle édition, digne fille de La grande famille, qui mêle enquête, divertissement et informations pour un long direct quotidien à l’heure du déjeuner.
 
Le grand journal de son côté a repris quelques couleurs depuis qu’il est présenté par Antoine de Caunes depuis la rentrée 2013, mais cet homme de divertissement est un peu à la peine face aux politiques. D’ailleurs, depuis la rentrée de 2014, son équipe de chroniqueurs politiques s’est renforcée (Natacha Polony, Karim Rissouli) et l’émission mélange de moins en moins les genres. La première partie (avant 20 heures) est consacrée à l’actualité politique et sociétale, tandis que la seconde est plus tournée vers le divertissement. De ce fait, l’émission propose une émission plus attractive et revisitée de l’infotainment à la française.

La chaîne qui fête ses 30 ans est face à un challenge de taille : trouver de nouveaux abonnés, alors que les pratiques  des téléspectateurs évoluent avec le téléchargement ou la vidéo à la demande par abonnement. La réussite du Canal+ de demain passera nécessairement par une offre créative et l’ambition de proposer des programmes originaux. À voir le manque de créativité des grandes chaînes concurrentes, on se dit (et on espère) que Canal+ sera capable de relever le défi.

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Crédits photos :
Les Guignols © Pierre Emmanuel Rastoin/Canal+
Michel Denisot © Jeff Lanet / Canal+
Antoine de Caunes © Maxime Bruno /Canal+

(1)

Entretien réalisé avec Alain de Greef le 3 septembre 2013 pour la revue Télévision n°5, CNRS Éditions, 2014

(2)

Alain de Greef dans la revue Télévision n°5, CNRS Editions, page 154. 

(3)

Émission d’abord appelée Les Arènes de l’info 

(4)

Bergson, Henri, Le rire, Quadrige, Presses Universitaires de France, 9ème édition, Paris, 1997, p.5. 

(5)

Spies, Virginie, La télévision dans le miroir, théorie, histoire et analyse des émissions réflexives, L’Harmattan, 2007.

(6)

Dana, Philippe, Les invités de la fête, Éditions Don Quichotte, 2014, p. 229.

(7)

Kierkegaard, Soren, In vino veritas, Herne Editions, 2011.  

(8)

Dana Philippe, Les invités de la fête, Éditions Don Quichotte, 2014, page 19.

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