Audience télé : à la recherche du téléspectateur

Audience télé : à la recherche du téléspectateur

À quelles logiques répond la mesure d’audience TV ?
Temps de lecture : 8 min

Aujourd’hui, tous les matins, dans toutes les télévisions du monde(1), mais aussi dans de nombreuses agences de communication ou régies publicitaires, arrivent sur les bureaux des responsables les résultats d’audience des émissions de la vieille. Quelles que soient l’organisation économique des médias ou la gouvernance politique en œuvre dans le pays, en Inde comme en Angleterre, en Russie comme au Brésil, le même outil est partout utilisé(2) : l’audimètre et ses mesures instantanées de l’audience des programmes, cette machine inventée au milieu des années 1940 qui enregistreavec une fréquence très soutenue(3) le comportement des récepteurs d’un panel de foyers en répondant à deux questions : « le poste est-il en marche ? » et « sur quel canal ? ».
 
Les résultats de l’audimétrie sont donc devenus l’instrument central de la mesure des audiences et l’audimat s’est si bien imposé qu’il est devenu nom propre, désignant, non sans improbation, les préférences majoritaires du public ou du marché. Dans l’industrie de la télévision, la pression de ses résultats est continue : c’est l’autorité principale qui va justifier le choix d’une émission contre une autre, la mise en avant d’un(e) professionnel(le) plutôt que d’un(e) autre, qui va permettre de calculer le « prix d’une paire d’oreille » et celui d’une minute d’écran à 20 h ; c’est l’étalon très largement reconnu qui va déterminer le budget des chaînes (privées comme publiques, de manière directe ou indirecte) ou la valorisation des entreprises. C’est aussi l’outil que les pouvoirs publics vont utiliser pour définir le cahier des charges des diffuseurs.

À la recherche des goûts et des comportements

La télévision française démarre à rebours de la radio trente années plus tôt : les stations de TSF de l’avant-guerre, publiques comme privées mais en situation de concurrence, récusaient les approches quantitatives du public(4). La télévision, monopolistique et contrôlée directement par les autorités publiques, multiplie, elle, dès ses premières émissions du début des années 1950, les mesures de ses audiences, pourtant encore bien maigres. Mais c’est que tout intéresse alors les gens de télévision : pas seulement de savoir ce que les téléspectateurs regardent (ils n’ont qu’une seule chaîne) mais tous les aspects de cette nouvelle pratique : le nombre de personnes présentes, la place du téléviseur dans la maison, l’avis sur tel journaliste ou tel présentateur, la préférence pour l’opéra ou la musique populaire, l’impact sur la famille et sur les enfants, l’opinion générale sur une émission, etc. Trois types d’enquêtes sont donc mises en place dès le début des années 1950 à la RTF, par téléphone, questionnaire et entretien. Tout cela ne vise pas la représentativité mais bien plutôt l’exhaustivité : il s’agit de recueillir le plus d’avis possibles sur le plus d’aspects possibles de la vie de la nouvelle technologie. Il s’agit aussi de montrer au téléspectateur que la télévision s’intéresse à lui et l’écoute.
 
À partir de 1967, les principaux indicateurs résultent du « panel » : un sondage en continu où les « panelistes » (environ un millier) remplissent chaque jour en direct un carnet pour chaque émission regardée. Deux indicateurs sont déterminants : le nombre de présents et ce que la télévision appelle « l’indice de satisfaction ». Ces données sont destinées aux responsables de l’office et tenues confidentielles, mais elles suscitent un intérêt croissant, à la fois chez les professionnels, mais aussi dans les autres médias. Les publicitaires, même s’ils n’ont qu’un accès ultra limité au petit écran (à travers la publicité compensée) veulent connaître l’audience de la télévision ; ils chargent donc le CESP(5) de la mesurer à travers la même enquête que celle menée pour la radio : trois ou quatre fois par an, un échantillon de téléspectateurs est interviewé sur sa consommation.
 
La méthode du panel (par interview comme par carnet d’écoute) a des limites dès lors qu’il y a concurrence entre des chaînes ; en particulier elle généralise à partir d’une période donnée alors que l’on sait que les habitudes sont peu prégnantes en télévision et que le téléspectateur choisit un programme plutôt qu’une chaîne. Cependant, elle perdurera pendant une vingtaine d’années, jusqu’à l’avènement de l’audimat au début des années 1980.

Le consensus, à défaut de l’objectivité

À cette période, c’est le CEO (centre d’études des opinions), placé directement sous l’autorité du Premier ministre, qui a la charge des mesures de la télévision. Privatisé en 1985 sous le nom de Médiamétrie, l’organisme va installer dans un panel de foyers la machine à mesurer en direct et instantanément l’audience de la télévision : l’audimètre.
 
Les résultats de cet audimat ne sont pas le résultat « naturel » d’une mesure « objective » comme c’est le cas pour la mesure d’objets physiques ; mesurer le public suppose à la fois un instrument de quantification mais aussi une institution technique et sociale qui doit procéder à des opérations complexes pour arriver à produire des chiffres reconnus par les parties intéressées(6). Car c’est bien d’abord un accord entre des partenaires qui permet de mettre en place ces mesures et assure leur validation.
 
En découle un mode d’organisation particulier, que l’on retrouve à peu près dans tous les pays. Partout, la mesure de la télévision est placée sous l’autorité d’un organisme professionnel, un JIC (Joint Industry Committee) qui a la charge de mettre tous les partenaires d’accord sur les définitions des objets mesurés et des méthodes, de contrôler la production de mesures collectivement acceptées et jugées fiables ainsi que d’en assurer la diffusion. La situation française est un peu spécifique car Médiamétrie assure à la fois les fonctions du JIC, celle d’organisation des enquêtes et de restitution des résultats.
 
Comment se fabriquent donc ces mesures ? Pour mesurer une entité aussi insaisissable que le public, il va falloir définir plusieurs éléments : l’échantillonnage, le téléspectateur, l’espace mesuré et les outils.
 
Prenons d’abord l’échantillonnage : il n’est pas possible, pour des questions de coûts, mais aussi d’acceptabilité sociale et de faisabilité technique, d’équiper tous les supports qui diffusent des contenus télévisés. La mesure repose donc sur un échantillon de foyers qui ont accepté de munir leurs récepteurs d’un audimètre. Ces foyers sont choisis sur la base de la représentativité statistique conventionnelle, mais qui opère par nécessité une certaine partition du monde : les choix opérés conduisent par exemple à exclure nombre de situations comme l’habitat en collectivité ou les résidences de vacances.
 
Vient ensuite le cobaye : comment le conduire à participer ? Doit-il être rémunéré ? Comment vérifier qu’il « travaille » bien (c’est-à-dire qu’il n’oublie pas d’appuyer sur son bouton personnel) ? Ne se lasse-t-il pas de la tâche ? Les réponses à ces questions (différentes selon les pays) ne fabriqueront pas la même représentation du public. En France, le cobaye n’est pas rémunéré, sinon par quelques petits cadeaux symboliques ou… la réparation de son récepteur en cas de panne.
 
 Qui est téléspectateur ? 
Passons au téléspectateur. Qui est téléspectateur ? La question se pose entre autres pour les enfants : à partir de quel âge faut-il les prendre en compte ? On comprend bien que la réponse à cette question diverge selon les diffuseurs, certains ayant plus ou moins intérêt à intégrer ou à exclure les enfants. L’accord se fait sur une définition jugée collectivement valide en fonction de l’évaluation qu’ils en font. Aujourd’hui c’est quatre ans en France, contre 11 au début (mais dès la naissance en Australie).
 
Intervient encore l’espace mesuré. Avec la démultiplication des chaînes et des supports, le système est sans arrêt soumis à des interrogations : quels sont les acteurs qui peuvent participer à la définition collective de la mesure ? Chaque nouvelle recrue pouvant intervenir dans les discussions sur la mesure, le choix des partenaires est donc stratégique. Médiamétrie, qui a débuté avec une majorité d’acteurs publics, a dû progressivement intégrer d’autres partenaires, mais tous les acteurs de la télévision sont loin de pouvoir tous être représentés dans son comité en charge de l’audimat.
 
Finissons par l’outil de mesure. Le débat a été particulièrement intense au moment du passage à une version individualisée de l’audimat en 1988 : l’audimètre à bouton poussoir permet à chaque membre de la maison (et même aux invités) de s’identifier, permettant ainsi des mesures personnalisées. Mais à partir de quel moment le panéliste doit-il considérer qu’il est téléspectateur ? La réponse pourrait paraître simple, mais elle recèle en fait une large capacité interprétative. D’où des définitions qui divergent selon les pays. Pour certains, il faut regarder l’écran ; pour d’autres, comme la France, il suffit d’être présent dans une pièce où fonctionne un téléviseur, même en lui tournant le dos ou en lisant un : pour d’autres encore c’est au membre du panel de décider s’il regarde ou pas.
 
Ainsi pourrait-on multiplier les points de définition qui doivent être précisés pour établir cette mesure de l’audience de la télévision, points qui dépendent de la définition du public que les partenaires souhaitent privilégier. Cette définition résulte d’un accord complexe entre des acteurs qui sont à la fois concurrents et partenaires, prestataires et clients.

Conventionnel, mais pas arbitraire

Les mesures de la télévision reposent, on l’aura compris, sur un ensemble de conventions, locales et spécifiques, propres à chaque pays et moments de l’histoire. Pour autant, conventionnel ne signifie pas arbitraire (et encore moins chimérique). Tous les acteurs qui utilisent les résultats de l’audimat, programmateurs comme publicitaires, annonceurs comme producteurs, ont besoin d’une mesure crédible et raisonnablement fiable. Pour valider leurs résultats, les JIC en passent par une série d’opérations.
 
La fiabilité des mesures se vérifie d’abord à travers la production routinisée et en série des résultats. Les résultats d’audience n’ont de valeur que de manière comparative : les professionnels ne cessent de confronter les mesures du jour à celles de la veille, à celles de leurs concurrents, à celle des programmes similaires, etc. Cela rend d’ailleurs particulièrement complexes les adaptations aux évolutions de la télévision et aux innovations dans le domaine. Chaque changement de méthode, par exemple pour prendre en compte un nouveau support, risque d’introduire des ruptures dans les résultats et donc les fragiliser.
 
 L’idée du contrôle est omniprésente 
La recherche de la fiabilité passe ensuite par les épreuves que les acteurs font subir à la mesure et à la diversité des garants dont ils entourent le travail. De nombreuses procédures de contrôle sont en effet mises en œuvre pour permettre la vérification des règles du cahier des charges. Sont vérifiés à la fois les choix d’échantillonnage, les techniques d’enregistrement et le fonctionnement des machines, les algorithmes de calcul, le comportement des panélistes, etc. Ces moyens de contrôle connaissent de nombreuses variations selon les pays et les périodes, mais partout et tout le temps, la surveillance du système de mesure est au cœur de la procédure d’enquête. L’idée du contrôle est omniprésente.
 
Ce sont ces contrôles, internes et externes, qui vont servir de garants et assurer (ou chercher à obtenir) la confiance des acteurs impliqués, alors même que ceux-ci ne sont pas (ou n’ont pas besoin d’être) en mesure de maitriser précisément les savoirs mobilisés par les procédures d’enquête.

Des incertitudes récurrentes

La puissante efficacité de l’audimat, dont atteste son omniprésence, ne va pourtant pas sans un certain nombre de difficultés.
 
La première difficulté tient à la composition du panel. On sait que la propension à accepter de faire partie d’un tel échantillon diffère selon les catégories sociales et le niveau d’études. En gros, plus on est éduqué et moins on accepte. Les mesureurs doivent opérer des « redressements » pour parvenir à une représentation acceptable du corps social. Mais ces redressements ne peuvent pas dépasser certaines limites sous peine d’être jugés invalides. Aujourd’hui, des observateurs font état de difficultés croissantes à recruter des membres du panel. Se pose donc la question des mé thodes à mettre en œuvre pour maintenir la qualité de l’échantillonnage.
 
Ensuite, les sociétés, publiques ou privées, en charge de ces mesures, sont dans leur très grande majorité en situation de monopole. Les acteurs considèrent en effet que la coexistence de plusieurs mesures tue la mesure. Vue l’importance de l’audimat dans le marché audiovisuel, cette position exclusive est régulièrement mise en cause. Le JIC, cette institution singulière, a l'avantage de produire du consensus mais aussi l'inconvénient de figer une certaine image du rapport de forces entre acteurs selon l'état du marché et la technologie de la mesure d'audience disponible. C'est donc une institution conservatrice, qui a des difficultés à réagir au changement et à introduire l’innovation.
 
Enfin, le numérique, avec les transformations qu’il amène en matière de consommation, de diffusion et de production de programme appelle des modifications de la mesure si elle veut conserver sa fiabilité collective. C’est à ces évolutions que s’emploient actuellement les acteurs de la mesure. Médiamétrie a lancé, au début du mois de février 2016, la mesure dite des « quatre écrans » (qui ajoute à la télévision, l’ordinateur, la tablette et le smartphone) dont on sait encore peu de choses sinon qu’elle agglutine différentes sources de données, avec des méthodologies différentes, l&rrsquo;audimat, des mesures de sites, et autres formes d’enquêtes. La route vers l’outil unique face à la prolifération des supports et des comportements est encore longue !

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Illustration : Margot de Balasy
(1)

Au moins celles dont le public est assez large pour leur permettre de financer ces coûteuses mesures. 

(2)

Jérôme BOURDON et Cécile MÉADEL (dir.), Television Audiences Across the World. Deconstructing the Ratings Machine, London, Palgrave Macmillan, 2014. 

(3)

Toutes les secondes actuellement pour la plupart des dispositifs.

(4)

Cécile MÉADEL, Quantifier le public. Histoire des mesures d’audience de la radio et de la télévision, Economica, 2010. 

(5)

Centre d’études des supports de publicité, un organisme paritaire qui réunit tous les acteurs du secteur. 

(6)

Alain DESROSIÈRES, Pour une sociologie historique de la quantification &Gouverner par les nombres. La raison statistique I et II, Presses des mines, 2008. 

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