L’OTT, un casse-tête pour les régulateurs

L’OTT, un casse-tête pour les régulateurs

Alors que les services de distribution de contenus par contournement (OTT) se sont multipliés, le problème de leur régulation se pose avec acuité, dans un marché où les acteurs traditionnels n'entendent pas se laisser distancer par cette nouvelle concurrence.

Temps de lecture : 19 min

Le terme OTT (pour « Over-The-Top » en anglais) est apparu au début des années 2010 pour désigner un marché alors émergent qui venait s’ajouter aux marchés traditionnels de la télévision (hertzienne, par satellite, et par câble). Présenté de façon simple, cette arrivée renvoyait, en fait, à l’évolution des modes de distribution de la télévision. En effet, en l’espace de quelques décennies, la distribution hertzienne avait cédé la place à la distribution filaire (infrastructure terrestre). Cette dernière est devenue dominante sur le plan mondial : l’Idate prévoyait que la première ne représenterait plus que 20 % à l’horizon 2017(1)(2).

Après le câble, l’infrastructure filaire s’est développée pour la distribution de contenus télévisuels à travers les infrastructures de télécommunications, d’abord effectuée directement par les opérateurs de télécommunications, puis indirectement à partir de ces réseaux en recourant à l’architecture d’Internet. C’est à cette dernière forme de distribution de contenus, hors du contrôle des gestionnaires des « tuyaux », que s’applique le terme OTT mais pas seulement, car l’évolution des modes de distribution renvoie également à celles des réseaux de télécommunications, avec notamment la croissance de l’Internet qui se développe en déployant des services indépendamment des opérateurs et de leurs architectures physiques ou de gestion.
Le terme OTT renvoie dès lors également à un ensemble de nouvelles formes de distribution de services de communication à partir de cette architecture. Le terme sera employé pour les télécommunications à peu près au même moment, vers 2012 pour des services de courrier électronique, de voix sur Internet (VoIP) comme Skype, ou de messagerie (WhatsApp).

Le développement des réseaux haut débit et la croissance de l’Internet mobile ont créé les conditions d’émergence de ces services innovants. Les régulateurs en ont rendu possible l’apparition, en maintenant les réseaux ouverts à la concurrence. Dans ce contexte, c'est tout ce que l'intégration permet d'apporter, en plus des différents composants de départ : on peut recourir à une métaphore, celle de la cerise sur le gâteau.

De vifs débats se sont engagés entre les acteurs en place et ceux offrant ce nouveau type de services. Comme il arrive fréquemment lors de vifs débats, les termes discutés sont mal définis.

C’était déjà le cas de la notion de neutralité du net, où les protagonistes devaient convenir que cela signifiait des choses différentes pour des acteurs différents. C’est encore le cas vis-à-vis du terme OTT qui reste vague. Pour ne rien simplifier ; le terme n’est pas nécessairement repris par les autorités réglementaires concernées par ces développements. Ainsi l’autorité des communications américaines, la FCC, dans son rapport annuel sur l’évolution des marchés audiovisuels (« video programming »), distingue les distributeurs multi-chaînes, les câblo-opérateurs (« multichannel video programming distributors » : MVPD), des marchés de la radiodiffusion (« broadcast television stations »), et de ces nouvelles formes de distribution par Internet «( online video distributors : OVD). Cette dernière catégorie regroupe toute entité fournissant des contenus à partir de l’Internet ou du protocole Internet (IP). La Commission Européenne, afin de se saisir du traitement réglementaire des OTT, a lancé une consultation sur le thème en 2015, non des OTT directement, mais sur celui des plateformes.

Une notion aux contours flous

Le terme OTT renvoie à des services ou des sociétés. En effet, soit, il qualifie un type de service comme la musique ou la télévision en mode streaming, soit il inclut des sociétés qui offrent des services à partir d’un réseau existant, comme Netflix.
 
On peut néanmoins tenter de mieux cerner la notion. Globalement, il s’agit d’un terme générique pour l’offre de services vidéo sur le web auxquels on peut accéder par une connexion haut débit grâce à l’architecture ouverte d’internet, à partir de divers terminaux dont les terminaux mobiles (smartphones, tablettes), les télévisions connectées, les consoles de jeux, les récepteurs hybrides et les lecteurs de médias numériques, fournis par des acteurs tels que les fournisseurs de moteurs de recherche (Baidu, Google, Yahoo…), les équipementiers (Apple, Samsung…) et les réseaux sociaux (Facebook, Tencent…).
 
En d’autres termes, comme le notait dès 2011, le Boston Consulting Group(3), à l’intérieur de l’écosystème télécommunications-médias-technologies, cinq modèles sont désormais en concurrence pour distribuer des contenus et contrôler l’accès aux usagers : le modèle traditionnel des fournisseurs d’infrastructures (câble, télécommunications et satellites), le modèle d’édition-agrégation de contenus des radiodiffuseurs (BSkyB, BBC, etc.), le modèle des moteurs de recherche (Google, Bing, etc.), le modèle des équipementiers (Apple, Samsung, etc.), et le modèle des réseaux sociaux ou communautaires (YouTube, Twitter, Facebook).
 
Non seulement ces services reflètent les évolutions des modes de distribution, mais ils proposent des options adaptées aux nouveaux modes de consommation multi-écrans et multi-terminaux(4). Ces nouvelles offres peuvent ainsi suivre de près ces usages multi-écrans et multi-terminaux. De fait, ces formes inédites de consommation ont rendu quasi-inévitable une offre de services qui doit tenir compte d’une diversité des terminaux rendant caduque l’offre intégrée des acteurs traditionnels (l’offre intégrée des opérateurs de télécommunications ou des câblos-distributeurs). Dans un univers où se sont multipliés non seulement les terminaux, mais les services, les réseaux et les interactions, ce type d’offre devenait fort pertinent pour les consommateurs. Toutefois, la fragmentation qui résulte de la diversité des terminaux et des plateformes n’est pas sans poser des problèmes aux services OTT qui doivent gérer cette diversité des formats. Ils doivent s’appuyer sur de multiples partenariats avec les équipementiers. Il n’est guère étonnant dès lors que Netflix se présente comme un « écosystème pour des terminaux connectés à Internet ».
 
 Les consommateurs se sont affranchis de la dépendance d’un réseau unique  
De plus, les consommateurs se sont affranchis de la dépendance d’un réseau unique. Non seulement les terminaux se diversifient, mais les modes de consommation s’ouvrent, avec désormais la possibilité d’une consommation journalière, hebdomadaire voire pour une courte durée. Des modes de monétisation hybrides mélangeant des contenus et services gratuits (VOD Fremium) et des règlements par transaction ou par abonnement (Hulu Plus) sont apparus. Cette souplesse de la monétisation va à l’encontre des formes habituelles de télévision payante (câble, péage) d’où la diversité des modèles d’affaires qui caractérisent ces nouveaux services. David Waterman distingue quatre modèles principaux(5) :
- transactionnels, « à la carte »par achats (« electronic sell-through » : EST), et/ou location (vidéo à la demande : VOD) : iTunes,
- abonnements (« Subscription Video on Demand » : SVOD), Netflix, Hulu Plus, Amazon Prime Instant, Love Film,
- financement par des tiers, dont avant tout la publicité (« Advertising Video on Demand » : AVOD) : YouTube, DailyMotion, Hulu,
- lié à une authentification pour l’accès à des contenus en ligne et hors-ligne : Verizon FIOS, HBO GO.

Principaux modèles d'affaires des opérateurs OTT mondiaux
Les principaux modèles d’affaires des opérateurs OTT mondiaux.
Source 
: Yu-li Liu (2014) « The Business Models of the OTT Video Services in Taiwan »
 
Pour les consommateurs, l’attractivité de ces services ne se réduit pas au seul facteur coût (contenus gratuits ou bon marché) mais provient également des autres innovations que ces services offrent, telles que les profils personnels, l’échange de photos et de vidéos, ainsi que l’interopérabilité entre types de connectivité. Les réseaux Wi-Fi ont joué un rôle important pour la croissance de ces services en facilitant l’ubiquité des modes de consommation sur les mobiles.

Un vif conflit entre acteurs traditionnels et nouveaux entrants

 Pour les acteurs historiques, les services d’OTT se contenteraient d’aspirer audiences et recettes 
Résumées comme nous venons de le faire, les évolutions semblent positives et correspondre aux demandes des consommateurs. Toutefois, l’arrivée des nouveaux acteurs a suscité de vives polémiques entre acteurs en place (radiodiffusion et télécommunications) et nouveaux venus.
Pour les acteurs historiques, la contribution des services d’OTT n’est pas à la hauteur des profits qu’ils en tirent, car ils bénéficient des contenus et des infrastructures sans intervenir de façon significative dans leur financement. Les services d’OTT se contenteraient à leurs yeux d’aspirer audiences et recettes.

De plus, d’un point de vue réglementaire, les acteurs historiques mettent en avant les contraintes dont ils font l’objet (télévision et télécommunications) et dont sont affranchis les nouveaux venus. Ils y voient une forme de concurrence déloyale car, ces acteurs ne jouent pas selon les mêmes règles et profitent d’asymétries, voire de zones grises réglementaires. C’est ainsi qu’en Europe, l’industrie du livre a pu livrer un combat contre Amazon, et la presse et d’autres industries contre Google. Dans le cas de France, cela aboutira à la création d’un fonds financé par Google destiné à subventionner l’innovation.

Les opérateurs de télécommunications craignent de se voir cantonner au rôle de simple transmetteur (dumb pipe) de contenus essentiellement américains. De plus, les services de messagerie des OTT tels que Apple iMessage, Viber, WhatsApp et KakaoTalk ont eu une incidence négative sur les recettes des opérateurs (par exemple les SMS, un service à fortes marges). Les opérateurs soulignent que cette érosion des recettes diminue leur capacité d’investissements, particulièrement dans le contexte européen d’une baisse des recettes liée au déclin des services de voix, de surcroît à un moment ou le trafic de données explose porté par la vague mobile. À leurs yeux, les OTT fonctionneraient comme des parasites (free-riders). Comme les échanges économiques et les formes de monétisation échappent aux opérateurs, car s’effectuant entre producteurs de contenus, acteurs OTT et fournisseurs de réseaux spécialisés de contenus (CDN)(6), tels qu’Akamai ou Amazon CloudFront), les infrastructures, donc l’investissement et la prise de risques, ne recevraient plus leur part de profits.

Les nouveaux venus, eux, jugent qu’ils apportent de nouveaux services qui n’étaient, soit pas réalisables ou disponibles antérieurement, soit étaient simplement bloqués par les acteurs en place jouant le rôle de « gatekeeper ». C’est ainsi que Netflix s’est opposé à Hollywood. Les acteurs historiques sont décrits comme une barrière à l’entrée de nouveaux concurrents et comme un facteur de blocage de nouveaux modèles d’affaires.

Une réalité économique difficile à cerner

Le débat se situe souvent entre pure rhétorique et incertitudes (réelles) sur les données, faute de preuves robustes pour trancher. La réalité est sans doute plus complexe. Les effets positifs pour les services d’OTT ne sont pas spectaculaires, difficiles à cerner, et les effets négatifs relatifs pour les acteurs historiques. La plupart des sites d’informations bénéficient d’un accroissement de leur trafic en raison de l’apport de Google Search ou Google News. Les industries des médias poursuivent leur croissance(7), certes à des rythmes variables, mais à travers des modifications drastiques de leurs canaux de distribution. À l’exception de l’industrie du livre, les ventes physiques sont en déclin et les ventes numériques en croissance.

Du côté des opérateurs de télécommunications, plusieurs paramètres peuvent interagir. Ces derniers ont sans doute fait preuve d’un optimisme excessif vis-à-vis de la durabilité de leur modèle d’affaires traditionnel autour de la voix et des recettes des SMS, peinant à trouver un modèle d’affaires alternatif permettant de financer de nouveaux réseaux dans des conditions de concurrence exacerbée. À l’inverse, la Chine montre un déploiement des réseaux 4G réussi sur la base d’une pléthore d’applications et services. On notera aussi que la Chine aura été à l’avant-garde du développement de l’OTT en Asie. De plus, la banalisation des télécommunications peut provenir d’une concurrence intensifiée qui se traduit par des marges réduites et des tarifs en baisse.

Bien qu’il leur soit reproché de ne pas investir, en réalité les nouveaux entrants le font, et même massivement, mais leurs priorités et leurs buts stratégiques diffèrent de ceux des acteurs en place. Ils investissent dans leur propres infrastructures (serveurs propriétaires et centres de données). Ainsi Netflix achète des services de CDN auprès de Level 3, mais a aussi développé son propre réseau Open Connect. De la même façon pour les contenus, Netflix s’est progressivement impliqué dans la production originale et avait annoncé en 2013(8) une augmentation conséquente de ses investissements. En 2016, 31 shows originaux et 16 nouveaux films devraient être mis à disposition de ses clients. Alibaba a créé, il y a déjà quelque temps, ses propres filiales de films et de télévision.

 Les régulateurs se demandent comment appliquer la réglementation existante, si cela est encore possible ou nécessaire  
Aussi, dans un premier temps, les régulateurs se demandent comment appliquer la réglementation existante, si cela est encore possible ou nécessaire. Faut-il l’adapter aux nouvelles conditions technologiques et des marchés ? Dans ce cas faut-il la réduire en conséquence ou, au contraire, l’étendre aux nouveaux services ? Et dans ce dernier cas dans quelle mesure est-il réaliste et proportionné d’imposer des obligations équivalentes ? Comme on peut s’y attendre les avis divergent vis-à-vis de ces options, les différentes parties prenantes (consommateurs, industries, syndicats…) poursuivant des objectifs souvent conflictuels.
Les régulateurs ont pu constater que la concurrence avec modèle unique n’est pas durable, que la diversification des services est une condition pour plus de concurrence, leur vigilance est donc accrue afin de repérer à temps les risques de déstabilisation.

Aux États-Unis, le régulateur en position d’observateur

La FCC, l’autorité des communications américaines, notait qu’en 2013, le marché des MPVD avait décliné faiblement, et 2014 a confirmé la baisse des abonnés au câble, le nombre d’abonnés tourne autour de 101 millions. L’ADSL continue à croitre et le satellite est stable. Les OVD, appellation locale des OTT, continuent à voir leur audience croitre. Les MPVD ont donc lancé des services similaires sous le nom de « TV Everywhere ». Ces services permettent l’accès multi-écrans des abonnés. Le temps passé pour ces services a augmenté mais sans atteindre les consommations des OTT les plus importants.

La FCC recense les principaux acteurs de l’OTT, soulignant au passage la diversité de leurs modèles d’affaires. Ainsi du côté des Electronic Sell Through, outre Apple, Netflix et Amazon, figurent CinemaNow Inc., filiale de Best Buy, et Vudu, Inc., filiale de Wal-Mart.

Les studios ont leurs propres filiales  comme Flixster pour Warner Brothers Home Entertainment Group, ou M-Go movie et TV EST pour DreamWorks Animation SKG et Technicolor ; les Disney Studios. Hulu, est une joint-venture de NBC Universal, 21st Century Fox, Inc., et de Disney Company. Hulu, comme la filiale de Sony Pictures Entertainment Crackle, offre des programmes gratuits financés par la publicité.

Dans son rapport, l’agence se contente de décrire les différents services concurrents, les développements du marché et les réponses aux demandes des consommateurs, sans noter de problèmes réglementaires spécifiques. L’agence semble s’accommoder de l’état du marché et souligne les barrières à l’entrée que les acteurs en place peuvent créer à l’encontre des nouveaux venus plutôt que des problèmes de réglementation spécifique suscités par ces derniers. Le rapport note toutefois, au passage, la suggestion émanant des principales associations d’acteurs historiques (radiodiffuseurs, National Association of Broadcasters, câblos, National Cable & Telecommunications Association, mais aussi opérateurs de télécommunications  comme Verizon) de modifier les règles pour tenir compte des transformations du marché.

La situation en Europe

En Europe, le cadre réglementaire de ces activités repose sur trois piliers : la réglementation de l’audiovisuel (directive AVMS), celle des télécommunications (directive «cadre» définissant le cadre réglementaire commun pour les réseaux et services de communications électroniques) et celle sur le commerce électronique qui définit les services d’information et détermine la responsabilité des intermédiaires.

À priori, la Commission européenne semble avoir un point de vue proche des autorités américaines en soulignant dans sa communication sur le marché unique d’octobre 2015 que « les modèles d’affaires innovants doivent être encouragés et sont les bienvenus dans le marché unique »(9)(10) tout en notant le besoin de respecter les règles de protection du consommateur, les règles fiscales et le droit du travail.

 Le slogan sur l’égalité des règles du jeu ne règle pas grand-chose en pratique, puisque toute la difficulté tient précisément à se mettre d’accord sur les règles  
Néanmoins, la consultation sur les plateformes, lancée en septembre 2015, dans le contexte de la révision du cadre réglementaire des télécommunications, reprenait une antienne des acteurs historiques, « assurer un terrain de jeu équitable  pour les acteurs du marché »(11), y ajoutant la poursuite de ses préoccupations du développement du très haut débit et la volonté de mettre en place un cadre réglementaire plus efficace. On notera, que le slogan sur l’égalité des règles du jeu, même s’il est tout à fait recevable, ne règle pas grand-chose en pratique, puisque toute la difficulté tient précisément à se mettre d’accord sur les règles et leurs conditions d’application après avoir vérifié que les services étaient réellement substituables.

La Commission proposait sa propre définition économique des plateformes à partir des notions de marchés multi-faces en incluant le rôle des intermédiaires, les interdépendances entre différents groupes d’utilisateurs et le rôle des données dans ces processus d’intermédiation(12). La Commission fournit sa propre typologie mais les frontières de la définition ne sont pas très claires, prise extensivement la définition peut englober la totalité de l’Internet, alors que vue plus restrictivement, une partie seulement des services concernés serait traitée.
 
Les premiers résultats de cette consultation ne sont guère étonnants. Ils font apparaître des vues opposées sur les sujets traités, notamment en ce qui concerne le régime réglementaire des intermédiaires en ligne. Bien que la Commission ait une nouvelle fois souligné son souhait d’arriver à un équilibre entre la compétitivité et la protection des consommateurs, sa proposition, de mai dernier, d’assujettir les OTT aux mesures de promotion des œuvres européennes est beaucoup plus surprenante. Si la proposition était adoptée par le Parlement et le Conseil, cela permettrait aux États membres qui le souhaitent d’imposer aux fournisseurs de services à la demande installés dans d’autres États membres, une contribution financière minimale sous forme d’un quota de 20 % des titres du catalogue, assortie d’une obligation de donner une prééminence aux œuvres européennes dans leurs catalogues.

De leur côté les deux regroupements des régulateurs européens de l’audiovisuel (European Regulators Group for Audiovisual Media Services : ERGA) et des télécommunications (Body of European Regulators for Electronic Communications : BEREC) avaient adopté des positions plutôt prudentes et mesurées. Dans la lignée de la position initiale de la Commission, BEREC, et ERGA s’attachaient en 2015 à vérifier dans quelle mesure les réglementations présentes (audiovisuel et télécom) pouvaient traiter des problèmes exposés dans les consultations. Les deux associations notaient qu’il s’agissait d’un travail en cours, qui avait encore besoin de recueillir plus de preuves.

Dans les deux cas, une approche équilibrée était préconisée, sans qu’il soit besoin de se précipiter pour règlementer en raison des distorsions pouvant en résulter, de nature à entraver l’innovation et la libre circulation de l’information.
Le BEREC insistait sur la nécessité d’étudier les formes de fourniture du service et sur la nécessaire proportionnalité des solutions réglementaires  : par exemple les bénéfices attendus d’une obligation doivent être proportionnés aux coûts induits pour chaque entité régulée. À l’encontre du slogan sur l’égalité des règles du jeu, le BEREC n’hésite pas à indiquer qu’il peut y avoir de bonnes raisons pour traiter différemment des services. L’ERGA qui partage ce souci de proportionnalité, s’attache plus à la réactualisation des critères à appliquer pour la directive AVMS, en suggérant de clarifier les points suivants : la fourniture d’un service « ressemblant à de la télévision » (TV like), l’objectif principal du service, et les définitions de fournisseur de services de média et de la responsabilité éditoriale.

Dans ce contexte, rien d’étonnant à ce que Netflix ait fait part de sa surprise face à la proposition de mai de la Commission, alors que le recours aux quotas fait toujours l’objet de vifs débats quant à son efficacité.

Le cas de l’Asie

La Chine est le premier marché mondial du câble avec 240 millions de foyers abonnés, et le premier marché de l’IPTV avec 50 millions de foyers concernés . Bien que les trois diffuseurs nationaux (China Central Television Station, The Central People’s Broadcasting Station and China InternationaL Broadcasting Station, soient contrôlés par une entité administrative, le State Administration of Radio, Film and Television (SARFT), les OTT ont proliféré dans un marché qui compterait plus de 500 millions d’utilisateurs de vidéo en ligne avec comme principaux services Youku, Tudou, iQIYI.com, SOHU, LeTV, PPTV, et v.qq.com. Ces services touchent d’autres publics en Asie, en raison de leur gratuité. Ils sont devenus les plus populaires au détriment des services d’OTT locaux et au grand dam des radiodiffuseurs et des exploitants du câble qui déplorent des pertes de recettes publicitaires(13).

Il semblerait qu’au début de leur développement ces services aient largement reposé sur des contenus piratés pour progressivement se tourner vers des contenus légaux. Par exemple, récemment le groupe chinois Super Sports Media Group (SMGG), autre service d’OTT, a acquis les droits pour la saison 2014-2015 de l’English Premier League.

Youku, filiale d’Alibaba, est un service très populaire, l’équivalent de Netflix chinois. En 2015, Alibaba a annoncé le lancement d’un autre service OTT (SVOD), Tmall Box Office , sans doute pour couper l’herbe sous le pied à l’acteur américain avant que celui-ci ne rentre sur le marché chinois mais aussi pour contrer son principal concurrent dans ce domaine, Tencent (Tencent diffuse déjà certains des contenus originaux de Netflix, tels que House of cards), fortement présent sur le créneau de la SVOD.

Ce créneau a contribué au développement du marché des OTT en Chine et devrait générer plus de 1,2 milliard de dollars en 2016, soit 6 % du chiffre d’affaire de la télévision payante. Le marché des OTT était estimé à 5,9 milliards de dollars en 2015 et devrait atteindre 14,5 milliards en 2018. Fin 2015, Alibaba lancé un autre service OTT avec Disney et Pixar, Disney Life.
Les services OTT de messagerie ont eux aussi connu un développement particulièrement important en Chine avec le succès impressionnant de WeChat, la seconde messagerie développée par Tencent. Début 2015, WeChat comptait 549 millions d’utilisateurs mensuels actifs et un milliards d’utilisateurs enregistrés, quasiment tous situés en Asie. La recette moyenne par utilisateur (ARPU) s’élevait à 7 dollars soit sept fois celle de la plus grande messagerie mondiale, WhatsApp Ce qui différencie WeChat, tout comme les autres OTT de messageries asiatiques de celles comme WhatsApp, c’est de s’être transformées en véritable plateformes de services variés, offrant « des apps dans une app ».

On peut y voir la volonté des pouvoirs publics chinois de développer les réseaux haut débit dont l’Internet mobile, les services OTT jouant un rôle majeur dans ce cadre pour les communications et la télévision. Le dernier plan, « Internet Plus », adopté par le gouvernement chinois, en mars 2015, avec l’appui de sociétés comme Tencent, vise explicitement à faciliter le développement de toutes sortes de start-ups. China Mobile Multimedia Broadcasting, filiale de China Mobile, a bénéficié du soutien de la SARFT, en particulier pour promouvoir la 3G à l’occasion des jeux olympiques de Pékin de 2008.

En revanche, la position vis-à-vis des services OTT de télécommunications est nettement moins favorable. Les gouvernements chinois et coréens ont d’ailleurs porté le dossier devant les commissions ad hoc de l’UIT(14). Ils critiquent l’absence de définition et de classification de ces services par l’organisme international. Ils mettent surtout en avant l’impact négatif de sociétés comme Skype sur le chiffre d’affaires des opérateurs mobiles. Le ministère de l’Industrie de l’information (MII) a d’ailleurs donné raison à l’opérateur China Mobile dans un conflit avec le service de messagerie vedette de Tencent, WeChat, l’autorisant à facturer cette dernière pour la terminaison de trafic sur son réseau. La décision a suscité d’intenses réactions sur les réseaux sociaux chinois et a été annulée par la suite.

En Corée du Sud, il existe également de nombreux acteurs OTT. Il s’agit des fournisseurs de contenus (publics et privés),  ainsi de pooq, le service des radiodiffuseurs, de Tving, celui du câblo-opérateur CJ Hellovision. Olleh TV mobile, Btv mobile ; LG UP+ HDTV, émanent des opérateurs mobiles KT, LG U+, et SK, auxquels s’ajoutent les OTT des équipementiers Apple TV, Fire TV Stick.

Les résultats, en particulier ceux des services des fournisseurs de contenus sont plutôt médiocres, en raison de la faible propension à payer des consommateurs coréens. D’autre part, la piraterie reste un problème.. Il en résulte que ces services sont perçus avant tout comme un supplément pour les services audiovisuels existant et non un moyen de rompre le fil (cord cutting ) contrairement à une partie des consommateurs américains. Les fournisseurs de contenus ne l’envisagent que comme une source de revenus complémentaires et non comme des recettes autonomes. C’est pourquoi Netflix, entré sur le marché coréen au début de l’année 2016, n’est pas vu comme devant contribuer à changer les règles du jeu. Les experts coréens s’interrogent d’ailleurs sur ses chances de succès dans ce contexte spécifique, les prix étant perçus comme élevés par une population peu ou pas habituée à payer, et les contenus locaux manquent. Hulu après son entrée au Japon, a dû revendre le service faute d’arriver à recruter suffisamment de clients.

On notera néanmoins le succès des services de certains réseaux sociaux. Ainsi Afreeca TV (Pour « Anybody can FREEly broadCAst TV »), télévision en mode « peer-to-peer », lancée en 2006, diffuse en direct tous les soirs une jeune Sud-Coréenne qui se filme en train d’engloutir des monceaux de nourriture, et qui réussit à se faire payer cette exhibition. Il s’agit d’un autre exemple de succès sur le modèle des YouTubeurs.

Autre succès, celui de la messagerie Kakao Talk, crée en 2009, et devenue une plateforme, fort profitable, de jeux (principale source de revenus), commerce électronique et de réseau social touchant 140 millions d’utilisateurs. Le service est désormais disponible en 12 langues et 230 pays. Enfin, Naver, le Google sud-coréen ouvert en 1999, à l’époque un des premiers moteurs de recherche mondiaux a lancé la messagerie Line dont l’expansion se poursuit à partir du Japon.
Les opérateurs de télécommunications coréens, au même titre que leurs homologues chinois, se plaignent d’avoir à supporter des coûts induits par les OTT pour la gestion du trafic, notamment pour faire face à la congestion de trafic.

Le dilemme pour les régulateurs

Au terme de ce panorama des régions, il est difficile de faire apparaître un modèle tant les contextes spécifiques varient, seule la (relative) nouveauté de ces services, rendus possible par le développement des réseaux et l’équipement des ménages en terminaux variés est une constante. États-Unis et Chine tendent à favoriser ces nouveaux entrants qui sont devenus d’importants acteurs économiques. Quitte à trouver un équilibre, dans le cas de la Chine, entre les OTT des contenus et les acteurs des télécommunications qui sont aussi des acteurs au développement récent. La Chine peut ainsi parier sur la force des acteurs de l’Internet mobile pour développer ces services.

La complexité globale et les tensions entre acteurs créent un environnement ou la définition des politiques publiques devient particulièrement délicate pour trouver un équilibre entre intérêts opposés, peser les différents droits et aspects des politiques d’autant que la perturbation initiée par la numérisation va se poursuivre.

De fait souvent les nouveaux venus opèrent sinon dans des zones de non-droit, mais dans des zones grises. Il reste des problèmes spécifiques soit verticaux (par industrie) soit horizontaux (problème de concurrence, protection des données, protection des consommateurs) qui peuvent ou non encore exiger des traitements réglementaires idoines. Les autorités réglementaires américaines semblent avoir adopté une approche latérale à travers les règles sur la neutralité du net de mars 2015. De fait, cette approche paraît plus favorable aux nouveaux entrants car visant à empêcher les entraves au développement de l’Internet de la part des acteurs en place.

Dans une certaine mesure, l’Union européenne suit aussi cette voie. Les Pays-Bas ayant été le premier État membre à adopter une législation sur la neutralité du net, en 2011, à la suite d’une tentative de l’opérateur historique KPN (suivi par Vodafone) de bloquer l’accès à Skype. À l’inverse, en 2013, en France, l’ARCEP, a tenté d’imposer à Skype la demande d’une licence d’opérateur de télécommunications, démarche qui n’est pas complexe en soi, mais qui conduit à des obligations. La société a refusé. La question semble toutefois se poser à nouveau dans le cadre de la révision de la directive européenne sur la protection des données.

Même au sein des acteurs traditionnels, certains souhaitent utiliser ces changements pour obtenir un allègement de la réglementation qui les affecte, alors que d’autres souhaitent à l’inverse entraver à leur tour les nouveaux venus. L’un des régulateurs fédéraux américains, la Federal Trade Commission (FTC) avait suggéré, dans la perspective d’un équilibre entre protection et innovation, de mieux différencier les réglementations qui protègent réellement les consommateurs de celles qui ne protègent que les industries réglementées, en leur offrant un cadre protecteur.

Augusto Preta, dans son dernier rapport pour l’autorité italienne de réglementation de l’audiovisuel et des télécommunications (AGCOM), note qu’en raison des nouvelles formes de consommation et du rôle accru que peuvent jouer les consommateurs, d’autres modèles de réglementation devront s’ajouter ou offrir une alternative au modèle traditionnel de contrôle des régulateurs. Il cite l’autorégulation et la corégulation(15).


L’auteur remercie Jean Leroux pour ses suggestions et sa lecture attentive.

--
Crédits photos :
Service de presse de Netflix.

(1)

Idate, World TV Markets, 2013. 

(2)

Idate , World TV Markets, 2013.

(3)

Boston Consulting Group (BCG), « The new rules of openness », Liberty Global Policy Series, 2011

(4)

Jean Paul SIMON, « Media in the changing media-IT- telecom ecosystem », in Giuditta DE PRATO, Estève SANZ & Jean-Paul SIMON (Eds), Digital Media Worlds - The new media economy, Oxford, Palgrave, 2014, pp. 57-69.

(5)

David Waterman, Ryland Sherman, and Sung Wook JI,.The Economics of Online Television: Industry Development, Aggregation, and « TV Everywhere ». Telecommunications Policy, 37(9), 2013, pp. 725–736.

(6)

Content Delivery Network, cf. Pierre-Jean Benghozi, Jean-Paul Simon, « Out of the Blue: The Rise of CDN Networks », Communications & Strategies, n°. 101 - 1st quarter 2016, pp.107-128.

(7)

Le cabinet Kurt Salmon prévoit une croissance des revenus mondiaux entre 2010 et 2018.

(8)

Annual Report 2013: 28 

(9)

« Innovative business models must be encouraged and welcomed into the Single Market », Commission Vice-President Jyrki Katainen, press release. « Upgrading the Single Market: more opportunities for people and business ». Communication from the Commission to the European Parliament, the Council, the European Economic and Social Committee and the Committee of the Regions 

(10)

« innovative business models must be encouraged and welcomed into the Single Market », Commission Vice-President Jyrki Katainen, press release. « Upgrading the Single Market: more opportunities for people and business ». Communication from the Commission to the European Parliament, the Council, the European Economic and Social Committee and the Committee of the Regions 

(11)

« ensuring a level playing field for market players »

(12)

La notion de « plateforme en-ligne renvoie à une entreprise active sur les marchés bifaces (ou multifaces), qui utilise internet pour permettre des interactions entre au moins deux groupes distincts, mais interdépendants, d’utilisateurs de façon à créer de la valeur pour au moins l’un des groupes ». Public consultation, p.5.

(13)

Jean Paul Simon, Les médias à Taiwan, article à paraître.

(14)

L'Union Internationale des Télécommunications est l'institution spécialisée des Nations Unies pour les technologies de l'information et de la communication.

(15)

Le rapport du WIK offre une présentation détaillée des diverses réglementations tant horizontales que verticales : TNO/ WIK, 2015. Over-the-Top players (OTT).Study for the IMCO Committee , Directorate –General For Internal Policies. Parlement Européen.

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