Remettre la technologie à sa place

Remettre la technologie à sa place

Comment les technologies que nous façonnons nous façonnent-elles en retour ?

Temps de lecture : 4 min

Anthropologue et psychologue, aujourd’hui à la tête du département Technologie et autonomie du MIT, Sherry Turkle étudie depuis une trentaine d’années les innovations technologiques et leurs effets sur les individus. Loin des préoccupations de ses collègues informaticiens, surtout soucieux de concevoir des machines toujours plus performantes, la chercheuse ne cesse d’interroger nos relations aux objets technologiques, la façon avec laquelle ils nous transforment, comment ils affectent notre quotidien et nos manières de faire et de penser.

Avec Seuls ensemble, Sherry Turkle conclut une trilogie entamée en 1984 avec The Second Self(1) , qui s’intéressait déjà à l’utilisation des premiers ordinateurs personnels, puis poursuivie en 1995 avec Life on the screen, centré sur le développement des réseaux numériques et de la vie en ligne. Cette fois-ci, l’universitaire américaine s’attache à décrire l’accélération des phénomènes observés depuis plusieurs décennies, en portant attention à deux tendances particulièrement structurantes : l’arrivée de la robotique et la généralisation des appareils connectés. Du monde hyper-connecté d’aujourd’hui à celui de demain peuplé de robots de toutes sortes, les mutations technologiques que nous vivons s’accompagnent de changements considérables, tant sur le plan social que psychologique.

L’époque des robots sociaux

Qualifié de « moment robotique », l’époque que nous vivons se caractériserait moins par la présence généralisée de robots que par une forme de « promiscuité technologique », c’est-à-dire par le fait que nous sommes désormais prêts à les accueillir et à nous attacher à eux. Selon Sherry Turkle, les années 1970 et 1980 voient apparaître une première vague d’objets informatiques, avec des jeux interactifs encore limités dans leurs ambitions techniques. Développé à cette époque au MIT, le programme ELIZA ouvre d’autres horizons en mettant en place les conditions d’un dialogue avec une machine. Les conversations qu’il est possible d’avoir restent sommaires, car le programme répond par des phrases de reformulation, de réconfort et de relance, à la manière d’un psychothérapeute, si bien que l’utilisateur est surtout amené à discuter avec lui-même.
 
 Les robots sont pensés pour combler l’insuffisance humaine 
Dans les années 1990, le mouvement s’est accentué avec la conception et la commercialisation de robots dits « sociaux ». D’un point de vue marketing, ce sont les enfants et les personnes âgées qui sont prioritairement ciblés par les entreprises engagées sur ce marché. C’est ainsi qu’en 1996 sont lancés les Tamagotchis, sorte d’animaux virtuels intégrés à une console miniature, qui nécessitent qu’on s’occupe d’eux pour continuer à marcher. Deux ans plus tard, c’est au tour des Furbys de séduire les enfants : les robots disposent alors d’un véritable corps et prennent la forme de créatures à fourrure qui parlent et gesticulent. Par la suite viennent notamment le robot chien AIBO en 1999, la poupée animée My Real Baby en 2000 ou encore le robot phoque PARO en 2005, aujourd’hui introduit dans les maisons de retraite. Au fil des innovations, les robots deviennent de plus en plus perfectionnés, de plus en plus expressifs et réalistes. A bien des égards, ils sont pensés pour combler l’insuffisance humaine, pour se substituer aux contacts interpersonnels, plus exigeants et incertains.
 
Ces robots sociaux marquent un véritable tournant dans les relations que les individus tissent avec des objets technologiques, car ces derniers ne sont plus passifs mais réclament de l’attention, demandent qu’on s’occupe d’eux, tout en développant leur propre personnalité. Pendant longtemps, Sherry Turkle a envisagé ces rapports sous l’angle d’une « psychologie de la projection », c’est-à-dire que la chercheuse considérait que ces objets étaient surtout utilisés comme des surfaces sur lesquels les individus se projettent. Mais avec la nouvelle génération de robots, c’est désormais une « psychologie de l’engagement » qui est à l’œuvre : les robots nous invitent à nous engager avec eux, à nourrir activement une affection réciproque. Le problème, c’est que nous nous sentons liés à eux à mesure qu’ils apportent des solutions aux faiblesses humaines, qu’ils nous offrent des substituts, sous la forme de réactions simulées et programmées, à ce qui manque le plus dans nos vies. Comme l’écrit Sherry Turkle, « quand ils sont avec des robots, les gens sont seuls, mais ils se sentent pourtant connectés : dans la solitude, de nouvelles intimités. »

L’enfer de la vie connectée

Les technologies de communication contemporaines, telles qu’elles se présentent à l’heure des réseaux sociaux, des mondes virtuels et des appareils mobiles, ne sont pas sans susciter de vives inquiétudes. Sans nier les dimensions positives dont l’univers numérique est porteur, Sherry Turkle met au jour les dangers d’une existence de plus en plus connectée. Ce monde en réseaux, où la connexion tend à devenir omniprésente et ininterrompue, nous prescrit des comportements, nous impose son propre rythme, nous maintient constamment occupés, tandis que des phénomènes de compulsion et de dépendance se développent. Vécue sur le mode du besoin et du désir, la vie en ligne apparaît alors comme préférable à toute forme d’alternative.
 
 Chacun donne l’impression d’être à la fois présent et absent 
Au cœur de ces bouleversements, Sherry Turkle est particulièrement sensible à la problématique du lien social. Les histoires d’adultes et d’adolescents qu’elle nous présente soulignent combien les relations humaines peuvent s’affaiblir de l’usage excessif de la technologie. La culture de la communication qui s’installe implique une vitesse effrénée et des réactions continuelles aux messages que nous recevons. Le temps se trouve fragmenté : une attention en miettes, dispersée, partagée entre plusieurs activités, tend à devenir la norme. L’identité est vécue sous la forme d’une coprésence permanente d’un point de vue physique et numérique, de telle sorte que chacun donne l’impression d’être à la fois présent et absent. Dans ce régime d’existence, il semble que les individus s’isolent davantage dans le monde virtuel, ce qui conduit Sherry Turkle à affirmer que « nous sommes de plus en plus connectés les uns aux autres, mais étrangement de plus en plus seuls : dans l’intimité, de nouvelles solitudes ».

Critique d’un monde techno-centré

Résultat de quinze ans d’enquête, peuplé d’une quantité considérable de témoignages, Seuls ensemble explore le caractère potentiellement toxique des mutations technologiques actuelles. L’approche privilégiée se situe à la croisée de l’ethnographie et de la psychologie : qualifiée d’« ethnographie intime », la méthode mise en place mêle un travail d’observation sur le terrain et des entretiens poussés. Une large place est accordée aux récits de vie, en même temps qu’à l’expérience de Sherry Turkle elle-même, qui n’hésite pas à raconter des histoires qui lui sont arrivées dans le cadre de ses recherches comme en dehors.
 
 Il faut dire qu’au cours de sa carrière, le point de vue de l’universitaire américaine a considérablement évolué, tout comme son objet d’étude : d’une vision optimiste de la technologie, celle-ci explique avoir peu à peu glissé vers une analyse critique. La réflexion qu’elle propose, fondée sur une rhétorique de la pathologie, est en fin de compte suscitée par cette interrogation centrale : ne serions-nous pas malades de nos technologies ? Sherry Turkle considère que nous sommes aujourd’hui moins attentifs les uns avec les autres, car nous préférons entretenir des rapports avec les objets technologiques qui peuplent notre quotidien. À ce titre, le regard qu’elle porte sur le progrès technique peut être rangé du côté des positions déconnexionistes et anti-robots.
 
Mais Sherry Turkle ne refuse pas d’un bloc la technologie : c’est la remise en cause d’un monde techno-centré qui occupe le cœur de son argumentation. Finalement, la chercheuse du MIT nous invite à prendre du recul, à ne pas envisager la technologie comme la solution à tous nos problèmes, à en corriger les insuffisances et les excès, mais surtout à la mettre au service de buts humains. Une phrase résume à elle seule ce projet : « Nous n’avons pas à regretter ou à dénigrer la technologie. Il suffit de la remettre à sa place. » La critique qu’elle délivre s’inscrit dans une perspective émancipatrice, mais il convient d’y voir également une condamnation morale, qui met dos à dos de façon systématique l’homme et la machine.
    (1)

    "Le livre est paru en France en 1986 sous le titre Les enfants de l’ordinateur (éditions Denoël). 

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