Les avatars de la radio indienne, du transistor au podcast

Les avatars de la radio indienne, du transistor au podcast

La radio en Inde reste un média dynamique, qui continue de séduire les auditeurs et entame à peine sa transformation.

Temps de lecture : 7 min

 

La superficie du sous-continent indien, sa diversité géographique, linguistique, socio-culturelle et les difficultés d’infrastructures font qu’il est toujours difficile d’y obtenir des chiffres fiables. Certains font autorité, comme ceux issus du recensement décennal. Le dernier, mené en 2011, révélait qu’à peine 20 % des ménages indiens possédaient désormais une radio, un chiffre en chute de 15 % par rapport au recensement précédent et compensé par une hausse symétrique du nombre de ménages détenteurs d’un poste de télévision. À l’heure de la révolution numérique promise par le Premier ministre Narandra Modi, la radio serait-elle en passe de devenir obsolète ?

 

Dans les trains qui sillonnent sans relâche le grand Bombay aux heures de pointe, on observe, pressés au coude-à-coude, les employés de bureaux, les vendeurs, le personnel de maison qui se rendent au travail, munis ou non de mallettes mais ayant tous les écouteurs aux oreilles. S’il est difficile d’estimer(1) la part de ceux qui écoutent leurs play-lists, qui sont sur des plateformes de streaming musical (en pleine expansion), ou qui écoutent la radio, le fait est que tous les grands opérateurs téléphoniques, de Vodafone à Airtel, offrent des forfaits donnant accès aux principales radio FM, et une étude du cabinet EY estimait déjà en 2011 que l’audience des radios indiennes provenait à 30 % des utilisateurs de téléphonie mobile. Quant aux chauffeurs de taxi généralement non climatisés en dépit de la température ambiante, ils roulent toutes vitres ouvertes, ayant poussé assez loin le volume de leur radio réglée sur une station de musique Bollywood ou rétro indienne, les deux genres musicaux qui emportent de loin l’adhésion des indiens.

 

La radio représente certes moins de 2 % du total du secteur des médias en Inde(2) mais il ne faudrait pas réduire son importance à ce chiffre réducteur. Ses perspectives de croissance sont bonnes, voire très bonnes puisque la radio est le média dont la progression est la plus rapide en termes de revenus. Et c’est le seul média capable de toucher la quasi-totalité du territoire.

Un secteur où coexistent radios publiques, radio privées et radios communautaires

 

En dépit de son ancienneté – la première station de radio commença à diffuser à Bombay en 1923 – la radio en Inde est une industrie qui n’a pas terminé sa croissance. Monopole d’état jusque 1999, l’ouverture aux acteurs privés a été très progressive et elle est strictement encadrée. Le secteur se décompose actuellement entre le service public, le secteur privé sur la bande FM et les radios communautaires.

 

 All India Radio reste le vecteur privilégié du gouvernement pour communiquer sur ses programmes politiques et sociaux  

All India Radio est l’un des plus importants services publics de radio au monde. Avec ses 414 stations de radio diffusant dans 23 langages et 146 dialectes, il couvre près de 92 % du territoire indien et 99 % de sa population. Il conserve le monopole de la diffusion des informations. Encore aujourd’hui, et cela constitue un point de contentieux avec le secteur privé, All India Radio est seul habilité à réaliser les bulletins d’actualités qui seront diffusés sans modifications sur ses chaines ou relayés sur celles des stations FM privées. Cette restriction surprend alors qu’à la télévision, les chaines d’actualité en continu se multiplient, parfois pour le meilleur ou pour le pire. Le gouvernement justifie son interdiction par sa crainte de voir les radios diffuser des contenus « non autorisés » - comprendre séditieux ou propres à attiser les haines communautaires ou religieuses.

All India Radio reste également le vecteur privilégié du gouvernement pour communiquer sur ses programmes politiques et sociaux. C’est sur ses stations que le Premier ministre Narendra Modi s’adresse de manière mensuelle à la nation avec son émission Mann Ki Baat, régulièrement suivie par plus de 150 millions d’auditeurs et qui se révèle être un véritable jackpot publicitaire pour la radio publique.

Avec 243 stations, la radio privée FM couvre aujourd’hui 40 % du territoire et 264 villes appartenant essentiellement au 1er et 2e tiers mais elle est en expansion rapide. Le gouvernement a enfin démarré la 3e phase d’attribution de bandes de fréquence – les précédentes avaient eu lieu en 1999 et 2006. Promise par le gouvernement depuis 2010, la mise aux enchères a démarré en 2015 et devrait s’étaler sur 4 ans. Quatre-vingt-onze nouvelles stations ont déjà été attribuées et l’objectif est d’atteindre une couverture du territoire à 85 % par la FM d’ici à 2019. Les nombreuses contraintes en termes de plafond de parts de marché et les prix élevés limitent cependant partiellement le succès de cette nouvelle phase, particulièrement dans les villes de 3e tiers où de nombreuses licences sont restées sans acquéreurs.

Dernière pierre angulaire du paysage radiophonique indien, la radio communautaire ne connaît pas le succès qu’on aurait pu espérer. Le gouvernement, encouragé par l’Unicef, soutient en théorie le développement de ces radios à l’utilité sociale avérée. Gérées par la communauté pour la communauté, ces radios qui diffusent des informations locales pertinentes, que ce soit les bulletins météo ou des conseils sanitaires, ont prouvé leur efficacité en temps de catastrophe naturelle et contribuent à l’émancipation et à l’éducation des femmes et des « castes arriérées »(3). Typiquement installées dans des zones où les taux d’alphabétisation peuvent avoisiner les 25 % et où la possession d’un poste de télévision reste exceptionnelle, elles permettent de faire évoluer les mentalités. Pourtant, des 4 000 radios communautaires promises par le gouvernement en 2007, seules 179 sont opérationnelles aujourd’hui, un chiffre inférieur à celui du Népal. Alors que le nombre de dialectes en Inde serait de 1 600, les radios communautaires diffusent dans une trentaine de langages seulement.
 

Ce manque de succès peut s’expliquer partiellement par les contraintes pesant sur ces chaines. Leur limite de diffusion est fixée à 12 kilomètres alors qu’elles concernent justement des populations souvent très éparpillées et marginalisées. Les frais de mises en place sont élevés. Et surtout, elles sont victimes d’un système administratif extrêmement procédurier qui amène au rejet de la plupart des dossiers. Ainsi, seule 11 % des demandes d’ouverture de nouvelles radios communautaires ont été approuvées depuis 2012. Une situation qui ne devrait pas s’améliorer en 2016, alors que le gouvernement a encore réduit le budget qui leur est attribué.

Un paysage radiophonique dominé par quatre grandes stations

 


Qu’écoutent les Indiens à la radio ? Et d’ailleurs, écoutent-ils beaucoup la radio ? Il faudra se désintéresser du secteur rural, peu couvert on l’a vu, à l’exception de la radio publique, et pour lequel on dispose de très peu de données. Même les données dont on dispose pour l’Inde urbaine sont souvent controversées, et les grandes chaines de radio regrettent régulièrement l’absence de chiffres fiables sur les taux d’écoute. Mais le secteur est plus concentré et moins diversifié qu’on l’imaginerait. La langue hindi domine, sauf dans le sud – il n’existe pas par exemple de chaine de radio en marathi à Bombay, alors qu’elle est la capitale du Maharashtra, une situation que les chaines expliquent par les contraintes qu’elles ont à subir et qui pèsent sur leur rentabilité.

L’un des objectifs de la phase 3 d’attribution de bandes de fréquence, en augmentant fortement le nombre de stations, est d’ailleurs de favoriser la régionalisation. Le paysage radiophonique s’organise essentiellement autour de quatre grandes chaines de radio.

Radio City est généralement considérée comme leader, talonnée de près par Radio Mirchi, les deux autres « grandes », plus loin derrière, font jeu à peu près égal, il s’agit de Big FM et de Red FM. Il n’est pas certain d’ailleurs que la nouvelle phase d’attribution de bandes de fréquence contribue à l’ouverture du secteur puisque ces quatre groupes ont raflé la moitié des nouvelles stations qui viennent d’être crées. La programmation sur ces chaînes est essentiellement musicale, axée sur la musique Bollywood et le rétro hindi. On peut aussi noter le challenger Radio One[+] NoteFruit d’une joint-venture entre le groupe Indien Next Media Works et BBC International.  dont les programmes en anglais privilégient la musique anglo-saxonne et qui est la station privilégiée des jeunes urbains aisés ou aspirant à la mobilité sociale.

La tendance récente est pourtant à la diversification et à la recherche de la différenciation. On voit se développer des talk-shows sans musique. Ek kahani aisi bhi, développé par Red FM a fait sa spécialité des histoires d’horreur et rencontre un vrai succès public, à tel point que la direction de Red FM prétend avoir érodé les parts de marché de la télévision sur son créneau horaire de diffusion. De nombreuses radios s’engagent dans des campagnes pour l’environnement et la santé, comme Big FM qui a choisi la lutte contre la consommation d’alcool ou de tabac, Radio Mirchi qui s’est engagée contre la violence au volant.

 Ce sont dans les catégories socioprofessionnelles supérieures qu’on retrouve un plus fort engagement envers la radio 

Au pays de Bollywood et de l’adulation des stars, le recours aux personnalités pour animer les talk-shows et fidéliser les auditeurs est aussi en plein développement. Certains d’ailleurs n’hésitent pas à jouer la carte de l’élitisme pour se différencier, comme Radio One qui se présente sans complexe comme la radio de l’« auditeur urbain, intelligent et éduqué ». Toutes ces évolutions – et l’appétence jamais démentie de l’auditeur indien pour la musique – contribuent à faire évoluer positivement les taux d’écoute : 64 % des indiens qui captent la radio FM l’écouteraient désormais quotidiennement selon une étude récente et ils sont 79 % à le faire depuis leur domicile. Dans les quatre grandes métropoles de Bombay, Delhi, Bangalore et Calcutta, ils consacreraient ainsi plus de 23 heures par semaine à l’écoute de la radio. Et contrairement aux idées reçues, ce sont dans les catégories socioprofessionnelles supérieures qu’on retrouve un plus fort engagement envers la radio, avec un taux d’écoute plus élevé, une plus forte mémorisation du nom des émissions, une constatation qui ne manque pas d’interpeller les annonceurs.

Qu’en est-il des nouvelles façons d’écouter la radio ? Le cabinet KPMG, dont les rapports font autorité dans le domaine des médias, affirmait récemment qu’on était passé de la notion de « couverture » à celle de « portée ». Il est vrai qu’on constate une présence accrue des radios sur les réseaux sociaux, mais si le nombre de « like » obtenu par les pages officielles des principales radios peut paraître impressionnant (autour du million), on reste très en deçà de ceux amassés par les principales chaines de télévisions, par exemple.

De même, les podcasts restent une pratique minoritaire, à tel point que le terme est ignoré par la grande majorité de la population. De l’aveu des acteurs du secteur, la radio numérique reste un marché de niche, une situation qui pourrait changer alors que les Indiens s’équipent massivement en smartphones et accèdent de plus en plus à des forfaits data abordables. Il faudra surveiller l’impact du tout nouveau service 4G de Jio, la filiale télécom du groupe Reliance.

Approuvé par le Premier Ministre dans le cadre du plan « Inde numérique », ce tout nouveau service déployé par le groupe de Mukesh Ambani, le plus riche des Indiens, devrait permettre à des dizaines de millions de personnes de passer directement de la 2G à la 4G à des prix défiant toute concurrence – et subventionnés – aux-dires de Mukesh Ambani, par les activités pétrolières du groupe. Un giga de données devrait coûter, dès ce mois de septembre, 50 roupies soit 67 centimes d’euro.
De quoi révolutionner les pratiques de consommation de l’internet mobile et donner un nouvel élan à la radio.

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Crédits photos :
Prime Minister’s ‘Mann ki Baat’ on All India Radio [émission  mensuelle du premier ministre indien Narendra Modi]. Narendra Modi / Flickr. Licence CC BY-SA 2.0
Living the Bajaate Raho Life - Malishka. Red FM 93.5 Bajaate Raho! / YouTube

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