Qui contrôle vraiment le cinéma chinois ?

Qui contrôle vraiment le cinéma chinois ?

Avec un réseau de salles en forte croissance, le potentiel du marché du cinéma en Chine est énorme. Il reste cependant sous la tutelle du puissant Bureau du cinéma.

Temps de lecture : 8 min

Et si le film le plus rentable du monde en 2015 était chinois ? Avec un budget de 2 millions de dollars et un chiffre d’affaire de 187 millions de dollars, Pancake Man (Jian Bing Man) fait partie de ces succès qui surprennent le box-office chinois en 2015, et qui attestent de l’appétit croissant du public local pour la production nationale.

Pour la première fois depuis plusieurs années, le classement du box-office chinois risque en effet de tourner à l’avantage des films locaux, laissant quelques demi-succès au cinéma américain (Mission Impossible : Rogue Nation n’atteint pas les 15 millions de dollars de recettes, contrairement aux prévisions). Avec le premier film au box-office, Monster Hunt, ou des succès inattendus comme Pancake Man, la Chine parvient à rassembler ses spectateurs sur ses propres films. Avec 390 millions de dollars de revenus début octobre 2015, le film de monstres surclasse le film Fast and Furious 7 et Lost in Hong Kong, une comédie locale (la suite du succès Lost in Thailand en 2012). Au total, six des dix premiers films au box-office chinois sont locaux en 2015 ; les quatre autres sont américains.
 
 Le cinéma est contrôlé à tous les niveaux 
Ce succès, bien que rare, s’explique en grande partie par l’organisation de la filière, strictement pilotée par l’État. En Chine continentale, le cinéma, monopole d’État, est contrôlé à tous les niveaux : production, distribution, exploitation. Le Bureau du Cinéma, sous la tutelle de l’Administration d’Etat de la radio, du cinéma et de la télévision (SARFT, pour State Administration of Radio Film and Television), mène cette politique. Il décide des films qui seront montrés, de la manière dont ils sont exposés, et du nombre de films étrangers diffusés sur le territoire. Quelques compagnies se partagent l’activité, notamment les sociétés publiques China Film Group et Huaxia Films. Avant d’entrer dans le détail de ce système, rappelons qu’il faut bien distinguer ce cinéma chinois « continental » des cinématographies chinoises de Hong Kong et Taiwan, qui fonctionnent dans des organisations différentes, bien que des relations puissent se tisser entre elles. The Grandmaster, de Wong Kar Wai, en est un exemple récent : un réalisateur hongkongais, des acteurs et un tournage chinois, un grand succès en Chine continentale.
 
La filière cinématographique chinoise, complexe et hermétique, est en réalité bâtie autour d’un parc de salles en forte expansion, à l’accès très contrôlé. Elle est nourrie par une production nationale abondante et balisée, dans laquelle se glissent quelques cinéastes de talent qui se distinguent dans les festivals internationaux.

Un réseau d’exploitation en forte croissance

En 2014, la Chine compte plus de 20 000 salles de cinéma, contre seulement 1 400 en 2002 et 4 000 en 2009. Il s’est ouvert en moyenne près de 6 000 salles en 2014, soit 16 par jour. Ce réseau de salles en forte croissance atteint la taille des réseaux américains (40 000 salles) et européens (30 000 salles). Rappelons qu’il existe en France plus de 5 600 salles. La marge de manœuvre est encore énorme : avec une population de 1,4 milliard d’habitants, la Chine est encore à un ratio d’un écran pour 56 000 habitants. Même si il faut nuancer cette marge de rattrapage, il demeure que le marché chinois devrait rester dynamique encore plusieurs années.
 
Plusieurs sociétés d’exploitation dominent le marché de la salle en Chine, comme Wanda, China Film Stellar, Beijing New Film Association (126 salles) ou encore Shanghai Film Group (au travers de sa filiale United Circuit). Unifrance (organisme chargé de la promotion du cinéma français dans le monde sous la supervision du CNC, le Centre national du cinéma et de l’image animée) rapportait ainsi que plus de 36 réseaux régionaux maillaient le territoire en 2006. On en compte aujourd’hui 45. Les salles sont pour l’essentiel des multiplexes ; il n’existe quasiment pas de salles consacrées au cinéma d’art et d’essai (seulement quelques-unes à Pékin et une à Suzhou, contrôlée par la Cinémathèque chinoise).
 
Le puissant groupe Wanda, à la tête de 1 616 écrans en Chine continentale (l’équivalent de 70 multiplexes), est ainsi le premier exploitant chinois. Fondé par Wang Jianlin, sixième fortune du pays, le groupe possède également hôtels, karaokés, parcs à thèmes, centres commerciaux et cinéma dans toute la Chine. C’est un acteur incontournable du développement urbain chinois, qui a adopté une stratégie de déploiement d’espaces de loisirs intégrés — les cinémas se rencontrent avant tout dans des centres commerciaux modernes, entre les magasins, restaurants et karaokés. En 2013, la société a par ailleurs investi dans la construction d’un gigantesque complexe de studios de cinéma à Qingdao, destiné à ouvrir en 2017 et à accueillir les plus gros tournages asiatiques. La stratégie de ce conglomérat dans l’industrie du cinéma illustre clairement une conception dominante du cinéma comme divertissement moderne de la classe moyenne. Le Monde rapporte enfin que le groupe est devenu le premier propriétaire mondial de salles en mai 2012, après son rachat du réseau américain AMC pour 2,6 milliards de dollars, puis, en 2015, de la chaîne australienne Hoyts pour 356 millions de dollars. On compte aussi un certain nombre de sociétés étrangères au capital des salles chinoises, notamment le groupe coréen CJ CGV, ou les groupes américains UA Cinema (Regal) et Cinemark.
 Le cinéma reste une activité coûteuse réservée à la classe moyenne et supérieure 
La croissance de l’économie du cinéma chinois est, bien sûr, liée à des facteurs sociologiques, démographiques et géographiques : l’urbanisation croissante d’une part, et l’émergence d’une classe moyenne d’autre part. De fait, le billet d’entrée pour un film varie entre 25 RMB(1) et 100 RMB (soit entre 2,5 euros et 10 euros) selon les villes et les cinémas. Rapporté au niveau de vie moyen chinois, cela reste une activité coûteuse réservée à la classe moyenne et supérieure.
Au final, le marché des salles de cinéma générait 1,1 milliard de dollars en 2011, 3,6 milliards de dollars en 2013 et 4,2 milliards en 2014, représentant ainsi en valeur le deuxième marché du monde. Au total, ce sont 473 millions de spectateurs qui vont en salle en 2012, et près du double (860 millions) en 2014. De 2008 à 2014, le revenu issu de l’exploitation a cru de l’ordre de 40 % par an.
 
Enfin, mentionnons également le rôle de la télévision comme acteur de diffusion du cinéma, la chaîne CCTV 6 en particulier. Mais le principal adversaire de la diffusion en salle des films reste le piratage. Très présent en Chine, il est à la fois physique (circulation de copies DVD à très bas coût de tout type de films) et numérique.

Un marché important à l’accès très protégé

Malgré la très forte restriction d’accès au marché chinois, le cinéma étranger (principalement américain) a généralement dominé le box-office chinois ces dernières années. 51 % des recettes étaient ainsi portées par des films étrangers en 2012. Mais ces chiffres ont pu tourner en faveur de la production locale : le cinéma chinois atteignait 54 % de part de marché en 2014.
 
La Chine est ainsi un des rares pays à pouvoir se targuer d’une part de marché nationale supérieure à la part de marché américaine. Et pour cause : l’accès au marché est extrêmement limité. Des quotas sont imposés : environ 70 films étrangers ont le droit d’être importés chaque année (34 en partage de recettes, dont 14 films en IMAX 3D, et les autres au forfait). Mais les choses changent. Ces films étaient limités à 20 jusqu’en 2012 ; les quotas devront être renégociés en 2017. Il existe également un quota pour la diffusion de programmes à la télévision, plafonnés à 30 % maximum de contenus étrangers. Depuis avril 2015, ces programmes doivent également obtenir un visa de censure. Le bureau mentionne sept points de contrôle : la violence, le sexe, la politique, la mafia et la drogue, la moralité, la religion et la mention d’un pays tiers.
 
Les films étrangers sont distribués de deux manières : soit en partage de recettes avec le distributeur (China Film ou Huaxia Films), soit au forfait — ce dernier mode de distribution ayant le désavantage de ne pas intéresser le vendeur étranger aux recettes tirées du marché chinois en cas de succès. Malgré l’intermédiation assurée de fait par ces deux sociétés d’État (et le pourcentage de recettes pris au passage), ce sont les distributeurs locaux (qui achètent et proposent le film aux autorités) qui assurent eux-mêmes la distribution physique des films. La distribution en partage de recettes est limitée chaque année à un certain nombre de films étrangers ; le premier fut Le Fugitif, en 1994. Jusqu’en 2012, les distributeurs étrangers pouvaient attendre une part de recettes comprise en 13 et 17,5 %, selon les succès du film (le pourcentage haut s’appliquant lorsque le film dépassait 45 M de RMB de recettes). Depuis 2012, et la signature d’un Memorandum of Understanding dans le cadre de négociations à l’OMC, la Chine autorise la prise de recettes jusqu’à 25 %. China Film Group et Huaxia Films prélèvent également 22 % des recettes. Le reste est pris par la salle. Les films importés au forfait sont également limités par un quota fixé à trente films par an, dont seulement quatre ou cinq américains. Le reste doit être constitué de films étrangers non américains ou de coproductions internationales.
 
Ce Mémorandum impose aussi une limitation du temps d’exposition des films étrangers (en dehors des quotas qui en limitent le nombre) par rapport aux films chinois (de l’ordre de 1/3 contre 2/3). Les dates de sorties sont définies par l’Association des distributeurs et exploitants, filiale du SARFT, suite au visionnage de la version définitive du film par le Bureau du Cinéma. Les films sont projetés pendant deux semaines, et doivent renouveler leur autorisation une fois le délai expiré (ce qui est donc loin d’être automatique).

Une production grand public, locale et qui peine à s’exporter

La production chinoise s’envole également : on compte 618 films produits en 2014, même si seulement la moitié connaît une exploitation en salle. La production est partagée entre plusieurs acteurs publics et privés. Les principaux acteurs restent les groupes publics comme China Film Group, Huaxia (qui produit, à travers ses filiales, une soixantaine de films par an) ou Shanghai Film Group (une vingtaine de films par an). Le groupe Wanda finance ainsi une dizaine de films chaque année (comme Police Story 3, avec Jackie Chan) et joue aussi le rôle de distributeur avec sa filiale Wuzhou Film Distribution. On compte également beaucoup de producteurs privés comme Huayi Brothers Media (The Warlords, The Forbidden Kingdom, Detective Dee and the Mystery of the Phantom flame), Bona Film Group (Red cliff), Stellar Media Group (Shanghai Dreams, de Wang Xiaoshuai) ou encore Beinjing Enlight Pictures (The Last Tycoon). S’ajoutent à ceux-ci des fonds d’investissements privés, ainsi que les filiales de productions d’acteurs de l’internet (Alibaba Pictures, Iqiyi Motion Pictures pour Baidu, Heyi Films pour Youku…)
 
La production est très concentrée sur quelques genres : le film historique (Confucius, Sacrifices of war, City of Life and Death), le wuxia pian (films d’arts martiaux, comme Hero ou Le Secret des poignards volants), la comédie romantiques (Go Lala Go) et la comédie potache (Breakup buddies, Lost in Thailand, Kung Fu Chef). Quelques stars contribuent à la notoriété des films, comme Chow Hun-Fat, Xu Zheng, Shu Qi ou encore Stephen Chow. De plus petites sociétés de productions, créées autour des auteurs et réalisateurs, complètent le panorama : Xtream Pictures par exemple, fondée par le cinéaste et scénariste Jia Zhang Ke.
 
Historiquement, la production de film a d’abord été l’apanage de Shanghai et de sociétés comme Xinhua Film Company et Mingxing Film Company. Avec la seconde guerre mondiale, puis la révolution culturelle (1966-1975), producteurs et talents quittent Shanghai et se dispersent, notamment à Hong Kong où le cinéma d’action se construit autour de Bruce Lee. Dans les années 1980, la production reprend partout : Wong Kar Wai, John Woo et Tsui Hark dominent Hong Kong, Hou Hsiao-hsien à Taiwan, et les cinéastes de la cinquième génération (avant les manifestations de Tiananmen en 1989), installés à Pékin, réalisent un cinéma au succès international. Les films de Zhang Yimou et  Chen Kaige en sont le fleuron : Adieu ma concubine (palme d’or en 1993) ou Qiu Ju, femme chinoise (1994). La sixième génération, formée de cinéastes plus radicaux, reproche à ses prédécesseurs une tendance à l’académisme. Sa production est plus confidentielle, peu vue en Chine, voire censurée. Elle occupe cependant davantage les écrans internationaux, en particulier français. On pense aux films de Jia Zhang Ke (Still Life, A touch of Sin), de Wang Bing (À l’Ouest des Rails), de Yi'nan Diao (Black Coal).
 
Dans l’ensemble, le cinéma chinois rayonne encore peu hors du pays. Sur les écrans français, ce sont une poignée d’entre eux qui sont diffusés chaque année, essentiellement les films d’art et essai précités. Coming Home, fresque ambitieuse de Zhang Yimou, n’a pas trouvé de public en France en 2014, contrairement à des films plus modestes comme Black Coal la même année. La majeure partie de la production n’est pas exportée. On pense par exemple à Confucius, blockbuster local avec Chow Hun-fat, qui n’a jamais été distribué en France. La Chine compte donc de plus en plus sur l’expansion internationale de ses entreprises (Wanda) et aux partenariats recherchés par les majors américaines pour internationaliser sa production et diffuser davantage son cinéma hors de ses frontières.

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Crédits photos :
UA Cinema. SimonQ / Flickr

 
À lire également dans le dossier « Entre la Chine et le cinéma, la situation reste compliquée » :
(1)

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