Quand la géopolitique regarde les séries TV

Quand la géopolitique regarde les séries TV

Les séries TV, populaires à l’échelle mondiale, sont pour le politologue Dominique Moïsi le reflet de nos angoisses. Du déclin occidental en passant par le terrorisme ou la fin de la démocratie, les auteurs de séries semblent calquer le scénario de leurs créations sur notre réalité tourmentée.

Temps de lecture : 5 min

Le péril naissant d’un monde multipolaire

Dominique Moïsi, spécialiste de géopolitique à l’Ifri, décrypte les séries télévisées à succès pour proposer un cours de relations internationales.

Game of Thrones, Downton Abbey, Homeland, House of Cards, Occupied. Ces séries sont analysées par Dominique Moïsi dans son dernier essai, dont la composition s’est faite selon plusieurs critères. D’abord, le succès à l’échelle mondiale : la série doit s’inscrire dans une « culture universelle ». Ensuite, la série doit pouvoir répondre à des problèmes de politique internationale. Exit, donc, les soap operas, dont ce n’est bien souvent pas le propos. Troisième critère, une date de diffusion contemporaine, pour justifier la thèse de l’auteur défendant la concordance du scénario des séries avec notre réalité présente. Enfin, il faut que la série soit bien reçue par la critique, gage de qualité.

« Winter is coming ». Cette réplique récurrente dans Game of Thrones, symbolisant le retour de la guerre à Westeros, contient en germe toutes les craintes de notre temps, concrétisées par l’entrée dans le XXIe siècle : réchauffement climatique, terrorisme, déclin de l’Occident, fin de la démocratie, renouveau de la menace russe. Ces craintes influencent l’imaginaire troublé que l’on retrouve dans les séries. Comme si les auteurs s’inspiraient du climat de peur de nos sociétés, comme si le public s’enivrait de scénarios catastrophes qui subliment leur quotidien.

Historiquement, c’est aussi à cette période que les séries ont commencé à attirer les meilleurs réalisateurs, les producteurs les plus ambitieux, et à susciter un tel intérêt auprès du public. Pour Dominique Moïsi, c’est le format sériel, long et potentiellement riche en personnages, qui peut représenter le plus fidèlement une scène internationale aux menaces variées, héritée de la chute de l’URSS et marquée par l’émergence du péril islamiste.

Ces observations amènent Dominique Moïsi à prendre l’exemple des séries pour expliquer les relations internationales et donner un cours de géopolitique accessible à tous au moyen d’analogies intéressantes. Entre le Moyen-Orient que nous connaissons et le Moyen Âge mis en scène dans Game of Thrones, il n’y a que la barrière invisible de la fiction. Le politologue s’amuse ainsi à rapprocher les différentes maisons en concurrence pour le Trône de Fer, des forces en présence au Moyen-Orient.Ainsi Dominique Moïsi fait-il correspondre la riche maison Lannister à l’Arabie Saoudite, les vaillants Stark aux mouvements insurrectionnels arabes, les Targaryens et leurs dragons aux États-Unis et leurs drones, les terribles Marcheurs Blancs aux fanatiques de l’État Islamique.

Game of Thrones peut aussi faire écho à une réalité géopolitique plus ancienne, celle de la Guerre des Deux-Roses du XVe siècle en Angleterre,  guerre fratricide rappelant les sanglantes rivalités au sein de la famille Lannister, qui fait dire à l’auteur : « Game of Thrones, n’est-ce pas “Hobbes au royaume des Dragons” ? »

Finalement, l’univers des séries, de Game of Thrones en particulier, fait de dilemmes moraux, sources de réflexions sur la justice, fournit un support pédagogique pour comprendre la géopolitique contemporaine. Si l’on en croit Dominique Moïsi, l’initiative controversée d’un Jon Snow de faire franchir le Mur aux Sauvageons permettrait de mieux appréhender celle d’Angela Merkel d’accueillir les réfugiés à bras ouvert. Pour preuve, ces décisions renvoient à des sacrifices pour les deux personnages : Merkel est vivement critiquée par ses partenaires européens, quant à Jon Snow, il paie son choix par la mort

Les séries, lieu d’inquiétude face aux faiblesses de la démocratie

Face à ce contexte international anxiogène, les responsables politiques, dans les séries, se révèlent décevants, allant jusqu’à trahir les idéaux démocratiques qu’ils sont censés défendre. Créée en 1999, The West Wing (À la maison blanche) fait évoluer Josiah Bartlet, président américain idéal, dans les coulisses du pouvoir. En 2013, House of Cards montre un président sous un jour radicalement différent : Frank Underwood, qui ne recule devant rien pour parvenir à ses fins. Entre ces deux séries traitant du même sujet, il y a la désastreuse guerre en Irak et la crise financière de 2007, qui minent la confiance des citoyens dans des institutions politiques à la dérive, rappelle Moïsi. Le héros de House of Cards ne déclare-t-il pas, avec un cynisme consommé, que « la démocratie c’est très surfait » ? En réalité, Underwood n’est pas seulement un de ces méchants typiques des séries actuelles qui, à la manière de Walter White dans Breaking Bad, plaisent autant qu’ils rebutent par leur morale complexe. Il est également la transposition télévisuelle du sentiment d’abandon des citoyens par les politiques.

Cette peur de la fin de la démocratie et de l’abandon des politiques est aussi très présente dans la série Occupied, dans laquelle la Russie envahit progressivement la Norvège quand le nouveau Premier ministre norvégien, écologiste, annonce que son gouvernement renonce aux énergies fossiles pour lutter contre le réchauffement climatique. Les États-Unis et l’Union européenne y sont présentés de façon particulièrement négative. Les premiers ont quitté l’OTAN, délaissant lâchement leur rôle de gendarme du monde, quant aux Européens, ils trahissent la Norvège en la pressant de se soumettre au joug russe pour subvenir à leurs besoins en gaz dans un contexte de pénurie énergétique. La série prend ainsi le contrepied de la série danoise Borgen (2010) et de son modèle de Première ministre. Le cœur du sujet d’Occupied réside dans le problème suivant : comment réagir à une occupation ? Par la collaboration ou la résistance ? Cette question de la faiblesse du gouvernement face à l’occupant renvoie, pour Dominique Moïsi, à l’attitude de la Norvège durant la Seconde Guerre mondiale.

À Moscou, ce rôle d’agresseur prêté à la Russie a choqué. Les diplomates russes se sont même indignés d’être dépeints dans « la pire tradition datant de la Guerre froide, terrifiant les téléspectateurs norvégiens avec une menace non existante venant de l’Est. » Cette menace russe a pourtant fait son retour en mars 2014 avec l’annexion de la Crimée. D’après Dominique Moïsi, Jo Nesbo, qui a écrit la série bien avant cet épisode, a su pressentir le durcissement politique d’une Russie blessée par l’effondrement de l’empire soviétique.

Les séries, miroirs de la psychose ambiante

C’est peut-être Homeland  qui illustre le mieux à la fois la psychose collective (Dominique Moïsi parle de « culture de la peur ») et la critique de la politique américaine. L’héroïne, Carrie Mathison, agent des renseignements américains, bipolaire, peine à faire entendre ses inquiétudes sur le retournement de Nicolas Brody, soldat de retour de captivité d’Irak, qu’elle soupçonne à juste titre de préparer un attentat sur le sol américain. Homeland critique également l'utilisation des drones par l'armée américaine (assassinat d'un chef islamiste causant la mort de civils).

Plus généralement, Dominique Moïsi voit Homeland comme un catalogue des erreurs de l’administration américaine au Moyen-Orient, menant à l’émergence de Daesh. La saison 4 renforce le propos de la série par l’évocation de faits réels (exécution du journaliste Daniel Pearl en 2002) ou en situant l’action au Moyen-Orient pour mieux montrer les profondes fractures nées de la guerre. Par le choix d’une représentation moins manichéenne du conflit, la série dénonce la légèreté d’une intervention américaine qui a humilié les sunnites.

Se pose finalement la question de l’autre en nous-même, de l’ennemi de l’intérieur à l’identité floue. Ainsi la figure ambivalente de Brody peut-elle rappeler celle de nombreux radicalisés qui étaient auparavant des « Monsieur Tout-le-Monde ». Sur la question djihadiste, c’est Engrenages, production française de 2005, qui retient l’attention de Dominique Moïsi. L’auteur interprète cette fiction au cœur du système pénal français comme une mise en garde avant les attentats de janvier et novembre 2015, dont certains auteurs se sont radicalisés en prison.

Dominique Moïsi le confesse, il n’a pris le train des séries que tardivement. Néanmoins, son analyse repose sur une ambition originale : faire un cours de géopolitique à partir d’un contenu culturel grand public en plein âge d’or. Producteurs ambitieux, campagnes marketing d’envergure, intérêt du public… Les séries contiennent des clés de compréhension de notre présent. Pour l’auteur, c’est la peur qui se dégage des superproductions actuelles, reflet d’un climat géopolitique auquel il nous invite à nous intéresser.

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