Du réseau de l’élite aux scandales en série : brève histoire de Facebook

Du réseau de l’élite aux scandales en série : brève histoire de Facebook

En 15 ans, Facebook est devenu l’arène centrale de l’espace public numérique, et Mark Zuckerberg, son patron, l’un des hommes les plus influents de la planète. Influent, mais controversé. Le média de masse le plus populaire accumule les scandales. Plongée dans les coulisses de cette mutation.

Temps de lecture : 15 min

En octobre 2003, depuis sa chambre d’étudiant, Mark Zuckerberg a piraté plusieurs sites appartenant à des fraternités de Harvard. Son but était de récupérer des photos d’étudiantes pour rapidement alimenter Facemash, son premier projet avant Facebook. Cette scène a été immortalisée dans le film de David Fincher The Social Network, sorti en 2010. Elle a constitué le début de la mise en application de « Move Fast and Break Things », (« Bouge vite et brise »), le mot d’ordre poussant les développeurs à prendre tous les risques en quête d’innovation, qui a fait le succès de Facebook.
 
En avril 2018, le même Mark Zuckerberg, désormais milliardaire, s'est retrouvé confronté aux membres du Congrès américain. Il a tenté de répondre à de nombreuses questions pendant près de dix heures d'audience concernant le rôle de Facebook dans le scandale Cambridge Analytica et la manière dont les capacités de collecte et d’exploitation des quantités massives de données personnelles par sa société ont pu influencer l’élection présidentielle de 2016 aux États-Unis. C'était la première fois qu’un des acteurs les plus puissants de l'industrie de l'internet s’est trouvé ainsi directement confronté à des représentants élus.
 
 Facebook est devenu le média de masse le plus populaire dans l’histoire de l’humanité avec plus de deux milliards d’utilisateurs dans le monde 
Le chemin parcouru par Mark Zuckerberg apparaît ainsi très impressionnant : en l’espace de quinze ans, il est passé du statut d’étudiant bidouillant des sites aguicheurs dans sa chambre à l’un des hommes les plus influents de la planète. D’un club virtuel privé pour les étudiants de Harvard, Facebook est devenu le média de masse le plus populaire dans l’histoire de l’humanité avec plus de deux milliards d’utilisateurs dans le monde. Mais comment s’est passée cette mutation ? Par la suite, je vais tenter de retracer de manière critique les différentes étapes de cette évolution en m’appuyant sur une approche socio-économique.

2004-2006 : un réseau social numérique pour l’élite

Le 4 février 2004, thefacebook.com a été lancé à destination des étudiants de Harvard au Massachusetts. Il permettait de créer une page de profil contenant des informations personnelles et de rester en contact avec d’autres étudiants. Le service se définissait comme « un répertoire en ligne » pour les établissements d’enseignement supérieur. Les autres organisations et les entreprises n'étaient pas autorisées à créer un profil. Mark Zuckerberg était alors âgé de 19 ans. Peu de temps après le lancement du site, thefacebook a commencé à intégrer d’autres universités américaines, puis des lycées aux États-Unis et à l’international. En décembre 2005, Facebook, nouveau nom du service, comptait déjà six millions d’utilisateurs.
 
Au moment de sa création, Facebook n’était pas particulièrement innovant car il reposait sur les principes bien connus d’un social networking site (SNS), comme SixDegrees ou MySpace avant lui(1) : il permettait à ses membres de créer des profils personnalisés et de naviguer à travers des listes d’utilisateurs, afin de pouvoir se connecter et interagir. D’un point de vue sociologique, il remplissait donc essentiellement les fonctions de support de l’identité numérique et de moyen de sociabilité sur la base de critères d’affinité.
 
L’innovation principale de Facebook, en réalité, était de cibler initialement une population très favorisée, celle de jeunes américains majoritairement blancs et fortunés, qui font leurs études dans les établissements prisés de l’Ivy League. Selon danah boyd, cette caractéristique a donné à Facebook une image sérieuse et élitiste et a poussé ainsi nombre d’adolescents américains, principaux utilisateurs des SNS (Social Networking Service) à l’époque, à fuir MySpace, perçu comme plus populaire, pour rejoindre en masse Facebook à partir de septembre 2006, date de son ouverture à tout public. Cette migration initiale a déclenché un effet boule de neige, permettant au service d’atteindre rapidement une masse critique d’utilisateurs.
 
Autre facteur favorable, Facebook a vu le jour pendant une période particulière, suivant l’éclatement de la bulle spéculative de la nouvelle économie. À ce moment-là, les investisseurs de la Silicon Valley s’efforcent de repérer des start-up aux modèles socio-économiques nouveaux et solides, après les échecs financiers subis au début des années 2000. L’invention du concept de Web 2.0 par Tim O'Reilly, en 2005, résume les débats qui ont lieu à l’époque autour des manières les plus efficaces de générer de la valeur sur l’internet.
 
 Facebook est un service participatif par excellence. Une coquille technique — contraignante mais vide — que remplissent les utilisateurs, générant ainsi de la valeur publicitaire pour un moindre coût 
Les deux principales caractéristiques de cet Internet nouvelle génération, promu par O'Reilly, est la « plateformisation » et la participation. Facebook est un service participatif par excellence. Une coquille technique — contraignante mais vide — que remplissent les utilisateurs, générant ainsi de la valeur publicitaire pour un moindre coût(2). Il est donc tout à fait en adéquation avec le modèle du Web 2.0, raison pour laquelle il a très vite attiré le soutien des plus grands détenteurs de capital dans l’industrie de l’internet, comme Peter Thiel. La plateformisation allait se mettre en œuvre progressivement par la suite.

2006-2011 : infomédiation, plateformisation et espace public numérique

À partir de 2006, Facebook va lancer un très grand nombre de changements qui vont rapidement et profondément modifier la nature du service. D’abord, les candidats aux élections de mi-mandat aux États-Unis, en novembre 2006, ont été autorisés à créer des « Pages » en vue de l’élection. Ces profils d’un genre nouveau étaient visibles par tous les utilisateurs. En novembre 2007, il est devenu possible pour quiconque de créer des Pages pour les particuliers, mais aussi les entreprises et les organisations. Contrairement aux profils classiques, l’accès aux Pages n’était pas conditionné par la réciprocité de la relation. Cela a introduit une nouvelle façon de créer des réseaux qui ne reposait pas sur des relations mutuelles entre deux propriétaires de profil mais sur une relation unilatérale, le propriétaire du profil devenant « fan » d'une Page afin de suivre son actualité.
 
D’un point de vue politique, cette évolution ajoute à la fonction de réseau social celle d’un espace public numérique, où des individus et des instances collectives s’adressent à un public de masse dans le but d’influencer ses représentations sociales. Facebook est probablement le premier à avoir fusionné ces deux fonctions au sein d’un seul service en ligne, massivement utilisé. Ainsi, déjà en 2006, des causes sociétales ou politiques comme la mobilisation contre le cancer du sein et la dénonciation de la guerre du Darfour fédèrent des millions au sein de « Groupes » et de Pages dédiées. Les élections présidentielles de 2008 sont aussi les premières à voir émerger une véritable campagne en ligne : la victoire d’Obama est largement attribuée à son usage efficace de l’internet et, notamment, de Facebook(3). D’ailleurs, l’artisan de cette campagne en ligne, qui constitue désormais un modèle pour les stratèges et les communicants politiques, a été Chris Hughes, cofondateur de Facebook et proche de Zuckerberg.
 
Pendant la même période, Facebook lance différents dispositifs réticulaires de communication interpersonnelle et/ou intergroupe comme sa messagerie instantanée, copiant MSN Messenger, l’acteur dominant à l’époque dans ce domaine. Il devient alors possible de rester connecté en permanence avec ses « amis » via le service. Facebook met aussi en place le News Feed, un dispositif qui permet un suivi asynchrone de tout un ensemble d’informations (statuts des « amis », notifications des Pages et des Groupes etc.). Facebook hiérarchise l’apparition des informations dans ce fil d’actualité sur la base d’algorithmes qui tiennent compte de très nombreux liens formés à l’intérieur de sa plateforme (Likes, partages, commentaires, intensité des relations entre utilisateurs) mais aussi des qualités attribuées au contenu (format, popularité, nouveauté, etc.).
 
Il assure ainsi une fonction d’infomédiation qui consiste à assembler des informations disparates en un ensemble organisé et cohérent (le News Feed) qui produit une « expérience utilisateur » efficace et agréable tout en maximisant le revenu publicitaire(4). Au passage, Facebook met en place une « architecture organisationnelle de la visibilité » qui définit ce qu’il est possible de percevoir, ou pas, parmi l’immensité des possibilités(5). Cette architecture impose un certain nombre de contraintes d’usage et fait l’objet d’une appropriation particulière de la part des internautes, en fonction de déterminants divers : caractéristiques socioéconomiques et culturelles, objectifs poursuivis, contextes d’usage, etc.
 
L’accumulation de ces fonctionnalités permet à Facebook d’accroître le nombre de ses utilisateurs mais aussi d’élargir le spectre de leurs activités. En décembre 2009, Facebook devient ainsi le réseau le plus populaire au monde avec 350 millions de comptes créés et 135 millions d’utilisateurs mensuels. Petit à petit, il conquiert des nouveaux marchés à travers le monde au point où, aujourd’hui, il n’y a qu’un petit nombre de pays comme la Chine, la Russie et l’Iran qui échappent à son hégémonie.

évolution nombre utilisateurs quotidiens Facebook dans le monde
L’évolution du nombre d’utilisateurs quotidiens de Facebook dans le monde entre 2011 et 2018 (Source : Statista)


SNS les plus populaires par pays

Les SNS les plus populaires par pays en janvier 2018 (Source : Vincos.it, données d’Alexa)

Par ailleurs, la plateformisation de Facebook s’accélère selon une double logique de recentralisation et de décentralisation des données(6). Le lancement de Facebook Application Developer Platform, en mai 2007, a permis aux développeurs — professionnels comme amateurs — de produire des logiciels pouvant être intégrés à l’univers Facebook. C’est ainsi, par exemple, qu’une série de jeux populaires produits par des tiers, comme Farmville de Zynga, rencontrent un succès énorme à partir de 2008. Facebook, en s’appuyant sur sa popularité, devient donc une plateforme qui accueille et distribue des données et des services créés pas d’autres. Ce qui lui permet de bénéficier d’un effet de réseau indirect puissant : l’offre de services s’élargit par le biais de prestataires extérieurs, attirant encore davantage d’utilisateurs.
En même temps, Facebook se diffuse dans des millions de pages web à travers la prolifération des boutons Like et Share qui deviennent un standard universel. Mais également à travers Facebook Connect, un module permettant aux éditeurs de sites tiers de proposer à leurs visiteurs d’utiliser leur compte Facebook pour s’identifier. Enfin, les développeurs d’applications distribués par Facebook accèdent également à de grandes quantités de données que celui-ci a collectées auprès de ses utilisateurs. À l’image de son rival Google, Facebook devient omniprésent pendant cette période et se confond donc progressivement avec le Web.
 
 Facebook se positionne au cœur de l’actualité, devenant une source d’information capitale pour les journalistes et les médias  
2011 et le Printemps arabe constituent le point d’orgue de cette période décisive. En effet, Facebook, comme Twitter et YouTube, se trouve au cœur des mobilisations sociales en Égypte, en Tunisie et, plus tard, en Libye et en Syrie, à tel point que certains observateurs parlent de « révolution Facebook »(7). Il est également largement utilisé par les Indignés en Europe et les Occupy aux États-Unis à des fins d’information et de coordination. Cette conjoncture historique, liant inexorablement des mouvements de contestation et des outils numériques, permet à Facebook de se parer du rôle de parangon de la démocratie et de bénéficier ainsi d’une aura positive et d’une popularité croissante. Dans le même temps, Facebook se positionne au cœur de l’actualité, devenant une source d’information capitale pour les journalistes et les médias(8).

2012-2016 : consolidation publicitaire et intégration médiatique

2012 est une année charnière pour Facebook. D’une part, l’explosion de l’usage de smartphones lui offre un champ de développement sans précédent. D’autre part, son introduction en Bourse accentue la pression des investisseurs et des observateurs sur ses performances économiques. Si Facebook est à l’équilibre depuis le deuxième trimestre de 2009, le taux de monétisation de son offre publicitaire avant 2012 reste faible. C’est surtout l’augmentation exponentielle du nombre d’utilisateurs qui augmente les revenus publicitaires et permet à la société d’être rentable.
 
Comme l’explique dans un livre qui fit sensation, Antonio Garcia Martinez, qui a été l’un des artisans de la mise en place de l’offre publicitaire de Facebook, son principal problème à l’époque consiste à réussir à articuler les données qu’il collecte au sein de son propre périmètre avec des informations sur les habitudes de navigation et de consommation des utilisateurs à l’extérieur(9). La question qui en découle, et qui fait l’objet d’intenses débats en interne, est le degré d’intégration que le service peut se permettre avec ses partenaires de l’industrie publicitaire, notamment au niveau du partage des données collectées auprès des utilisateurs. C’est la même problématique de plateformisation à double logique mentionnée précédemment mais concernant cette fois-ci le nerf de la guerre : le revenu publicitaire. Plusieurs échecs ponctuent cette période, comme le lancement de Beacon en 2007 qui créé une grosse polémique en raison de son caractère particulièrement intrusif, ce qui aboutit à sa fermeture en 2009.

évolution valorisation boursière de Facebook 2013 - 2018
L’évolution de la valorisation boursière de Facebook entre 2013 et 2018 (Source : Ycharts)
évolution chiffre d'affaires et profits Facebook 2007 - 2017
L’évolution du chiffre d’affaires et des profits de Facebook entre 2007 et 2017 (Source : Statista)
 

Pour répondre aux exigences des investisseurs, des efforts significatifs sont déployés par Facebook, sous la houlette de Sheryl Sandberg, pour améliorer sa monétisation, parfois au détriment de ses partenaires et utilisateurs. Par exemple, à partir de 2012, une fois les Pagesdevenues un standard populaire, Facebook commence à diminuer ce qu’il appelle organic reach, c’est-à-dire le pourcentage de « fans » effectivement touchés par les publications d’une page à laquelle ils sont abonnés. De 100 % avant 2012 ce pourcentage a baissé à 16 %, puis à 6,5 % en 2014 et jusqu’à 2 % pour les pages les plus populaires. La seule solution pour accroître ce ratio est désormais de payer Facebook. Les explications que ce dernier donne pour cette évolution font appel, comme toujours, à la supposée amélioration de l’« expérience utilisateur» à travers la hiérarchisation et la sélection algorithmique du contenu qui apparaît sur son News Feed saturé au fur et à mesure que les statuts des « amis » et les publications des Pages « likés » s’accumulent.
 
Néanmoins, l’objectif économique de cette nouvelle politique est évident. Elle fait partie d’une stratégie publicitaire centrale pour Facebook, à savoir le développement des formats « natifs », comme les posts sponsorisés. La publicité « native » est l’un des segments de ce marché qui croît le plus vite, car son efficacité est réputée supérieure en termes de retour sur investissement. En effet, en jouant sur la confusion entre publicité et contenu éditorial, les annonceurs ont plus de chances que leur promotion soit vue et retenue par l’internaute.
 
Cet effort pour accroître l’efficacité publicitaire pousse Facebook à racheter Atlas en 2013, la deuxième plus grande régie publicitaire au monde après DoubleClick. Les dispositifs de traçage utilisés par Atlas, ainsi que la prolifération des boutons Like et Share, permettent aujourd’hui à Facebook de pratiquer de manière intensive le retargeting, c’est-à-dire d’afficher des publicités auprès de ses utilisateurs en fonction des sites qu’ils ont visités par le passé. En 2013 également, Facebook met en place un partenariat avec quatre des plus gros courtiers de données étatsuniens, Datalogix, Epsilon, BlueKai et Acxiom, qui détiennent notamment des immenses bases de données sur les transactions par carte bancaire, les cartes de fidélité, etc. L’objectif est de pouvoir croiser leurs données avec les informations dont Facebook dispose sur les profils sociodémographiques et les préférences de ses utilisateurs actifs et peaufiner, ainsi, le ciblage publicitaire. L’ensemble des données produites par les dispositifs de traçage externes (Atlas, widgets, partenaires) et internes est fusionné sous un identifiant unique appelé Facebook ID.
 
Facebook est donc capable de proposer une « vision holistique » aux annonceurs, allant du traçage des internautes — à l’intérieur mais aussi à l’extérieur de son périmètre et sur plusieurs appareils — au ciblage publicitaire le plus fin possible et jusqu’à l’enregistrement de l’acte d’achat. En disposant de ce continuum informationnel des trois étapes cruciales (traçage, ciblage, achat), Facebook peut se targuer de mesurer assez précisément le retour sur investissement publicitaire, ce qui constitue un enjeu majeur pour les annonceurs.
 
Évidemment, cette concentration sans précédent de données personnelles sur des centaines de millions de personnes dans le monde entre les mains d’une seule société pose des graves risques, qui éclatent au grand jour en juin 2013 grâce aux révélations d'Edward Snowden. Les documents que ce dernier communique aux journalistes Glenn Greenwald et Laura Poitras exposent aux yeux de l’opinion mondiale la plus grande opération d’écoute et de surveillance de masse dans l’histoire de l’humanité. Facebook, aux serveurs duquel la NSA (National Security Agency) peut accéder à n’importe quel moment, se trouve au cœur de ce vaste dispositif d’espionnage(10).
 
L’affaire Snowden ne va pourtant pas freiner le développement de la société. Fort d’une capitalisation gigantesque, qui atteint son record en juillet 2018 à 629 milliards de dollars, Facebook opère ainsi une intégration horizontale en rachetant des services populaires comme Instagram, en avril 2012, pour un milliard de dollars et WhatsApp en février 2014 pour dix-neuf milliards. Dans le même temps, Facebook devient progressivement la première source de trafic pour les sites d’information, dépassant pour la première fois Google en mai 2012. Cette tendance pousse les éditeurs de sites à adapter leur stratégie afin de bénéficier de cet effet d’aubaine, accentué par les nouveaux formats comme Instant Articles et le Livevidéo lancés respectivement en 2015 et 2016.
  
 Cette centralité acquise par Facebook dans l’espace public numérique n’est pas accompagnée d’une prise de conscience des responsabilités politiques du service vis à vis de la diffusion des discours haineux, de la manipulation et de la propagande 
Cependant, cette centralité acquise par Facebook dans l’espace public numérique n’est pas accompagnée d’une prise de conscience des responsabilités politiques du service vis à vis de la diffusion des discours haineux, de la manipulation et de la propagande. En, effet, à partir de 2015 le contexte politique change radicalement : les attaques terroristes et la crise migratoire notamment renforcent l’extrême droite aux États-Unis, avec l’émergence de l’Alt-Right, comme en Europe. Ces courants xénophobes et populistes n’hésitent pas à user des méthodes sophistiquées de désinformation pour influencer l’opinion publique(11). Les élections présidentielles aux États-Unis et le referendum sur le Brexit, en 2016, révéleront l’ampleur du problème.  

2017-2018 : la crise politique et financière de Facebook

 Facebook s’est toujours présenté comme simple hébergeur de contenu et canal de communication, niant toute responsabilité d’éditeur  
Depuis sa création, Facebook, comme Google, s’est toujours positionné en tant que garant de la liberté d’expression de ses utilisateurs en mettant en avant les principes de ce que Benjamin Loveluck appelle « libéralisme informationnel »(12) : méfiance envers les instances étatiques, auto-organisation des communautés, libre circulation de l’information, communication sans friction. Évidemment, cette posture idéologique adoptée par les acteurs oligopolistiques de la Silicon Valley cache une stratégie économique qui consiste à maximiser les externalités positives générées par l’activité du public, au sein de leurs plateformes, qu’ils recueillent sous forme de valeur publicitaire, et à minimiser les coûts de la gestion de cette activité. De ce fait, Facebook s’est toujours présenté comme simple hébergeur de contenu et canal de communication, niant toute responsabilité d’éditeur et refusant de se donner les moyens pour réguler efficacementle contenu publié sur sa plate-forme(13).
 
Néanmoins, cette stratégie a atteint ses limites, au fur et à mesure que Facebook devenait progressivement la principale arène publique de l’internet. L’un des premiers exemples de réaction, qui a obligé Facebook à adopter une attitude proactive dans le contrôle de contenu en son sein, a été la campagne #FBRape menée par des organisations féministes comme Women Action Media et Everyday Sexism in the UK en 2013, contre des pages et des groupes qui faisaient l’apologie de la violence envers les femmes. Suite à une campagne coordonnée auprès d’annonceurs majeurs de Facebook, celui-ci a été obligé de supprimer en masse les contenus en question. L’utilisation très efficace de Facebook mais aussi Twitter et YouTube, par l’État islamique pour diffuser sa propagande a causé la première crise politique d’envergure, concernant le contrôle des contenus au sein de ces plateformes, en 2016. Les interrogations autour de la diffusion de « fake news », par des instances basées à l’étranger, dans le but d’influencer les élections présidentielles de 2016, aux États-Unis, ont prolongé cette crise qui a connu son summum en mars 2018 après les révélations autour du rôle de Cambridge Analytica dans la campagne de Trump.
 
 Facebook exerce, de fait, une censure massive dans la sphère publique numérique qu’il contrôle  
Cette révélation déclencha une crise politique, doublée d’une crise financière. En effet, Facebook se trouve désormais au centre de pressions multiples exercées par des acteurs politiques et économiques, qui visent à l’influencer dans leur propre intérêt, mais aussi par la société civile et les régulateurs. Ces pressions poussent Facebook, comme Google et Twitter, à exercer un contrôle de plus en plus contraignant sur les contenus considérés à risque, dont fait partie aussi l’expression politique. C’est ainsi que le trafic orienté vers les médias baisse drastiquement à partir de janvier 2017, suite à la décision de Facebook de moins mettre en avant les contenus d’actualité via son algorithme et de favoriser les publications de nature personnelle de ses utilisateurs. Mais en basculant dans une politique fortement interventionniste, décidée et implémentée en totale opacité, Facebook exerce, de fait, une censure massive dans la sphère publique numérique qu’il contrôle. Les cas de suppression injustifiée de contenus mais aussi de blocage de comptes se sont ainsi multipliés depuis quelques mois. 
 
Cette crise politique s’est rapidement muée en crise financière quand les investisseurs ont réalisé qu’une modération de contenu efficace nécessite des moyens humains et techniques conséquents. Elle représente donc un coût important. Par ailleurs, le scandale Cambridge Analytica et la mise en œuvre du Règlement européen sur la protection des données depuis le 25 mai 2018 ont obligé Facebook à limiter l’exploitation des données collectées auprès de ses utilisateurs, notamment le partage avec ses partenaires (annonceurs, développeurs etc.). Ces nouvelles contraintes minent sérieusement la rentabilité de Facebook, comme l’ont montré les résultats financiers du deuxième trimestre 2018. La conjoncture est d’autant plus défavorable que, pendant la même période, le nombre d’utilisateurs du service a stagné aux États-Unis et a même diminué légèrement en Europe pour la première fois. La sanction des marchés a été immédiate : l’action de Facebook a perdu un cinquième de sa valeur le jeudi 26 juillet, ce qui représente une dépréciation de la société de l’ordre de 120 milliards de dollars.
 
 Facebook semble à avoir du mal à faire face à son nouveau statut d’arène centrale de l’espace public numérique
En effet, des nombreuses études montrent que les jeunes américains et européens délaissent de plus en plus Facebook au profit de services comme Snapchat, Instagram ou WhatsApp. Facebook est notamment perçu par cette population comme « ringard », car peuplé de « vieux », mais aussi comme un environnement « toxique », miné par la violence des échanges qui y ont lieu sur des sujets controversés. Pour autant, l’avenir économique de Facebook n’est aucunement menacé, car ses fondamentaux sont solides et parce qu’il bénéficie d’un contrôle monopolistique sur un ensemble de marchés en ligne, au même titre que les autres GAFAM(14). En revanche, son évolution est incertaine. Pris dans des pressions multiples exercées par les investisseurs, les annonceurs, les États, les acteurs politiques et le public, Facebook semble à avoir du mal à faire face à son nouveau statut d’arène centrale de l’espace public numérique comme aux enjeux socio-politiques qui lui sont associés. Ce qui est sûr, par contre, vu le contexte actuel, c’est que le manque de régulation démocratique criant de Facebook et des autres acteurs oligopolistiques de l’internet n’est pas prêt d’être comblé.

 
À lire également dans le dossier Facebook, un média comme un autre ?


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Crédit :
Ina. Illustration : Émilie Seto
(1)

danah m. boyd, Nicole B. ELLISON, « Social Network Sites: Definition, History, and Scholarship », Journal of Computer-Mediated Communication, 13 (1), article 11, 2007. 

(2)

Niels BRÜGGER,, “A brief history of Facebook as a media text: The development of an empty structure”, First Monday, Volume 20, Number 5, 4 May 2015

(3)

François Heinderyckx, « Obama 2008 : l'inflexion numérique », Hermès, 59, (1), 2011, p. 135-136.

(4)

Franck REBILLARD, F. et Nikos SMYRNAIOS, « Entre coopération et concurrence : les relations entre infomédiaires et éditeurs de contenus d'actualité », Concurrences, vol. 8, n° 3, 2011, pp. 7-18. 

(5)

Taina BUCHER, « Want to be on the top? Algorithmic power and the threat of invisibility on Facebook», New Media & Society, vol. 14 no. 7, 2012, p. 1164-1180  

(6)

Anne HELMOND, “The platformization of the web: Making web data platform ready”, Social Media + Society, 1(2), 2015, pp. 1–11. 

(7)

David M. FARIS, « La révolte en réseau : le “printemps arabe” et les médias sociaux », Politique étrangère, printemps, (1), 2012, p. 99-109.

(8)

Steve PAULUSSEN, Raymond A. HARDER R.A., “Social Media References in Newspapers”, Journalism Practice, 8:5, 2014, p. 542-551

(9)

Antonio GARCIA MARTINEZ., Chaos Monkeys. Obscene Fortune and Random Failure in Silicon Valley, Harper, 2016 

(10)

Glenn GREENWALD, No Place to Hide: Edward Snowden, the NSA, and the U.S. Surveillance State, Picador, 2015 

(11)

Smyrnaios N., Chauvet S., Marty E., 2017, L'impact de CrossCheck sur les journalistes & les publics, Rapport de recherche, First Draft  

(12)

Benjamin LOVELUCK, « Internet, une société contre l'État ? Libéralisme informationnel et économies politiques de l'auto-organisation en régime numérique », Réseaux 4, n° 192, 2015, p.235-270. 

(13)

Philip NAPOLI, Robyn CAPLAN, “Why media companies insist they’re not media companies, why they’re wrong, and why it matters”, First Monday, Volume 22, Number 5, 1 May 2017 

(14)

Nikos SMYRNAIOS, Les GAFAM contre l’internet. Une économie politique du numérique, INA éditions, 2017.

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