Les fanfictions, de l’œuvre originale à la création collective

Les fanfictions, de l’œuvre originale à la création collective

Fréquemment présentés comme des hystériques, les fans sont plutôt des créateurs de sens qu’on ignore. En effet, ils s’emparent de leurs œuvres préférées : livres, films, séries ou mangas pour en faire des re-créations souvent collaboratives, les fanfictions. Exploration de leur univers.

Temps de lecture : 9 min

Qui ne s’est pas pris un jour à rêver d’un autre dénouement pour une œuvre qui le laisse sur sa faim ? Certains fans en ont fait une réalité grâce aux fanfictions, « fanfics » ou « fics » pour les initiés. Ce sont des textes écrits par des fans pour d’autres fans à partir de l’intrigue d’une autre œuvre (livre, film, série TV, BD, animé, manga, ou peoples). Quand ces fans auteurs, les « ficwriteurs » ou « fanfiqueurs », n’imaginent pas l’enfance des personnages, ils inventent ce qu’ils font quand le récit n’en dit rien, ou ils répondent à cette question : et si ? Et si l’histoire se terminait autrement ? Et si tel personnage prenait plutôt telle décision ? Et si untel et untel étaient en couple ?

Mais comment ce phénomène est-il né ? En quoi consiste-t-il ? Relève-t-il de l’économie du partage ou de l’économie commerciale ? Quelles controverses soulève-t-il ? Comment sont-elles gérées ? Autant de questions qui situent le fan en porte-à-faux avec les représentations négatives qu’en font les médias pour l’inscrire au cœur de la culture de la participation et des activités faniques lorsqu’elles se réapproprient des contenus médiatiques sous forme collective et codifiée.

Des origines trompeuses

Sherlock HolmesLorsque l’on présente les fanfictions, il est fréquent de les situer historiquement en les faisant remonter à deux cas : Jane Austen et Sherlock Holmes. L’activité autour de l’auteure d’Orgueil et préjugés a été intense, et ce très tôt. De sa famille qui a tenté de terminer ses récits quelques années seulement après son décès, à la Jane Austen Society of the United Kingdom créée en 1940, déclinée aux Etats-Unis en 1979 et en Australie en 1989, en passant par les « Janeites », ces groupes d’admirateurs issus de la classe aisée au XIXe . Sans oublier la pléthore de suites, d’adaptations et de croisements, dont La Mort s’invite à Pemberley de P. D. James est l’avatar le plus récent (2012).

Même scénario pour le héros de Conan Doyle qui a très rapidement circulé sous la plume d’autres écrivains, de la parodie à l’importation dans d’autres fictions comme The Pursuit of the House-Boat écrit en 1897 par John Kendrick Bangs ou A Double Barrelled Detective Story de Mark Twain en 1902. Il a également inspiré des jeux fictionnels parmi les milieux universitaires, dont « l’holmésologie » qui consiste à relire ses aventures comme s’il s’agissait de textes historiques.

Dans ces deux cas, on confond les fanfictions avec la transfictionnalité, c’est-à-dire tous les cas où une fiction ne se limite pas à un récit borné par un texte précis mais crée un monde dont on peut explorer les différents aspects, quasiment à l’infini(1). Comment différencier les deux ? Si quelques personnes isolées écrivent à partir d’une fiction, c’est de la transfiction. Si on a affaire à une écriture narrative et réflexive au sein d’une communauté de fans, un fandom(2), c’est de la fanfiction(3).

Parfois certains cas, comme la critique holmésienne(4), présentent des caractéristiques communes avec les fanfictions : « mise en avant de l’œuvre originale », « activité interprétative hypertrophiée » et « création de communautés de lecteurs ». Il manque cependant un ingrédient fondamental : la mise en récit systématique(5).

Un phénomène mondial et féminin

La fanfiction proprement dite, c’est-à-dire comme écriture narrative, collective et réflexive, débute dans les années 60 avec les fanzines de science-fiction, ces publications sous forme de livrets fabriqués artisanalement que les fans s’échangent par courrier ou lors de conventions. Les premiers apparaissent aux États-Unis dans les années 30. Ils prolongent les correspondances au sein des réseaux de fans nés via la rubrique « courrier des lecteurs » des pulps(6). On y commente abondamment et sérieusement les intrigues précédemment publiées, en s’attachant à leur vraisemblance compte tenu des lois de la physique dans les mondes « réel » et fictionnel.

 Les fanfictions ont été pourles femmes une façon de s’imposer au sein de fandoms à gouvernance masculine 
Les premiers fanzines proposent des histoires originales écrites par des fans, mais pas de fanfictions. Pour cela, il faudra attendre l’engouement massif pour des séries TV, comme Star Trek et Des agents très spéciaux, qui a donné naissance à une nouvelle vague de fans où les femmes étaient bien plus présentes. Les fanfictions ont été, pour elles, une façon de s’imposer au sein de fandoms à gouvernance masculine. Délaissant les réflexions sur la vraisemblance, elles ont proposé des textes inédits : des récits centrés sur des thèmes jusque-là inexplorés, comme les relations entre les personnages. Trop nouveaux, ces écrits sont souvent refusés par les fanzines classiques. Elles créent alors les leurs, uniquement dévolus aux fanfictions, et inventent certains sous-genres comme le « slash » dans les années 70. Encore aujourd’hui, les « ficwriteurs » sont majoritairement des jeunes femmes ou des jeunes filles.

Puis Internet donnera une autre impulsion aux fanfictions en permettant d’accéder en quelques clics aux fandoms n’importe où dans le monde, ainsi que de lire et d’écrire des histoires dans différentes langues. Les sites accueillant ces écrits fleurissent sur la Toile : fanfiction.net, Wattpad, Movellas, Archiveofourown, ou Tumblr. Les textes en ligne se comptent par millions : 7 398 903 fanfictions sur Fanfictions.net au 1er mai 2017. À titre d’exemple, ce site comporte 764 000  « fics » sur Harry Potter, 412 000 sur Naruto, 219 000 sur Twilight, 119 000 sur Supernatural, et 109 000 sur Glee(7).

Une écriture collective et réflexive

Pour les aficionados, faire des fanfictions, c’est avant tout prolonger le plaisir, rester plus longtemps auprès des personnages. C’est aussi une façon de dire combien ils apprécient une œuvre collectivement et surtout l’occasion d’en débattre en demandant aux autres fans via les « fics » : aimez-vous l’intrigue et les personnages ainsi ?

Les lecteurs répondent tout d’abord en indiquant par le nombre de clics qu’ils lisent régulièrement les chapitres. Puis par les critiques laissées sur le site, appelées « reviews ». Ils évaluent un peu la forme et beaucoup le fond, c’est-à-dire la façon dont les personnages et l’histoire sont réinterprétés. Certains apprécieront un texte très proche du « canon », l’œuvre originelle, d’autres au contraire préfèreront une « fic » qui s’en éloigne. Dans tous les cas, ils indiqueront ce qui leur plaît, fait question, voire ce qu’ils aimeraient voir arriver. Il est plus rare qu’ils expriment clairement ce qui leur déplaît. Cela arrive cependant, surtout quand la « fic » prend beaucoup de libertés avec le canon. Dans certains cas exceptionnels, certaines critiques s’avèrent particulièrement virulentes. Au cours d’une étude sur la façon dont les fanfictions françaises inspirées par un manga (La Rose de Versailles) adapté en animé (Lady Oscar) débattent de la définition de la féminité proposée par l’œuvre d’origine, un cas a été rencontré. Les commentaires d’une fan lectrice se sont changés en une sorte de réquisitoire accusant la fan auteure de corrompre volontairement les esprits, avant d’appeler les autres fans au boycott, au nom du respect des bonnes mœurs et de la féminité définies par l’œuvre de référence(8).

Quelle que soit la nature du commentaire, les « ficwriteuses » négocient le sens de leurs textes en les adaptant en conséquence, d’autant plus que la forme d’écriture in progress s’y prête très bien. Même si certaines fans auteures écrivent leur histoire de bout en bout avant de la poster, la plupart mettent en ligne un chapitre, attendent les commentaires, et en tiennent compte dans le chapitre suivant.

Souvent les « ficwriteuses »ont recours à un « bêta-lecteur », une personne qui procède à une ou plusieurs lectures avant la mise en ligne. Elle corrige l’orthographe et la grammaire, donne son avis sur le style, invite à enrichir le vocabulaire ou inversement à le simplifier, ou à étoffer un passage trop rapide, ou encore à discuter des choix narratifs. Le comportement des personnages est-il cohérent avec l’œuvre de référence ? Dans quelle mesure la fan auteure peut-elle s’éloigner du canon sans le dénaturer ? Faut-il risquer le « OOC »(9) ?

Même si ce type de relecture n’est pas obligatoire, elle est bien vue de la communauté. A fortiori quand la « bêta » est une « ficwriteuse »renommée, auquel cas, la relecture vaut parrainage voire adoubement. Parfois, c’est la fan auteure qui sollicite la « bêta » à cause de sa réputation ou parce qu’elle a proposé ses services sur le site. Plus rarement, c’est la « bêta » qui contacte la « fanfiqueuse » après avoir lu ses textes.

La fanfiction comme co-création ne s’arrête pas là. Certaines sont rédigées suite à des « défis » : une fan lance une idée de trame, une ou plusieurs autres répondent, chacune selon son inspiration. D’autres résultent d’une écriture à plusieurs mains, comme la « RRS »(10) qui consiste à écrire et à mettre en ligne un chapitre à tour de rôle chacune callant son récit sur ce que la fan précédente a écrit. Ou encore la fanfiction en ligne qui fonctionne également selon le principe de la publication d’un chapitre chacune son tour, sauf qu’elle s’écrit via un outil de discussion instantanée, en temps réel. D’autres encore importent des créations d’autres membres dans leurs écrits en mêlant différents langages fans (fanarts ou AMV).

 De reprise en reprise, se crée un tout narratif qui dépasse l’œuvre de base  
Dernière dimension de l’écriture collective qu’est la fanfiction : certains textes proposent des éléments tellement cohérents avec le canon qu’ils sont abondamment repris sans qu’on se souvienne qu’ils appartiennent au « fanon » (des faits produits par l’imagination de fans). De reprise en reprise, se crée un tout narratif qui dépasse l’œuvre de base.

Entre controverse et commercialisation

L’une des premières questions qui vient à l’esprit lorsque l’on entend parler de fanfictions est : cette pratique est-elle légale compte tenu du droit d’auteur ? Chez les fans auteures, il est d’usage de mentionner un avertissement au début du texte. Elles y précisent que l’univers fictionnel dont elles s’inspirent n’est nullement leur propriété et qu’elles n’en retirent aucune rémunération.

Cette précaution n’a pas de valeur juridique, car la convention de Berne en matière d’œuvres littéraires et artistiques stipule que le fait de copier, de diffuser ou de procéder à des arrangements d’une œuvre sans l’accord de l’auteur constitue une violation des droits d’auteurs, même sans bénéfice pécuniaire.

Hogwarts Grand HallMalgré cet appareillage juridique, les poursuites légales sont loin d’être monnaie courante. Les auteurs préfèrent prendre publiquement position sur la fanfiction. Certains, comme Anne Rice, y sont opposés, pour des raisons liées à l’exploitation financière de leurs œuvres ou au fait que quelqu’un d’autre manie leurs personnages. D’autres y sont favorables, parfois sous conditions, comme J.K Rowling qui demande que les « fics » indiquent clairement qu’elles ne sont pas de son fait, ne proposent pas de contenus adultes et ne fassent l’objet d’aucune exploitation commerciale. Certains auteurs ont changé de position au cours du temps. C’est le cas de Marion Zimmer Bradley. Son cycle Ténébreuse a reçu un excellent accueil, à la suite duquel l’association des Amis de Ténébreuse a été créée. À partir de 1977, ce groupe de fans publie un fanzine (Starstone) proposant des fanfictions inspirées de Ténébreuse. Marion Zimmer Bradley a encouragé leur publication en rassemblant les meilleurs textes dans douze anthologies parues aux éditions DAW. En 1992, à la suite d’un différend avec l’auteure d’une fanfiction, elle a interdit que les « ficwriteuses » s’inspirent dorénavant de Ténébreuse.  

En dépit des controverses, certaines fanfictions quittent le monde de la mise en ligne gratuite pour tenter une aventure commerciale. Depuis 2013, Amazon a lancé « Kindle World » qui permet aux  fans auteures de publier leurs textes légalement. Pour ce faire, Amazon a noué des partenariats avec Warner Bros, Television Group’s Alloy Entertainment, Valiant Entertainment, et des auteurs comme Hugh Howey ou Neal Stephenson. Chaque exemplaire numérique se vend entre 0,99 et 3,99 $. La « fanfiqueuse »peut recevoir jusqu’à 35 % des profits, le reste est partagé entre Amazon et le franchiseur.

La fanfiction commercialisée la plus connue est sans doute 50 Nuances de Grey d’E.L James qui s’est écoulée à plus de 125 millions d’exemplaires à travers le monde et a donné lieu à une adaptation pour le grand écran. Ce best-seller a vu le jour en 2009 sous la forme d’une fanfiction (Master of the Universe) mettant en scène les héros de Twilight sous d’autres noms, dans une romance érotique. Puis, elle a quitté les plateformes de fanfics pour être disponible en auto-publication sur le site d’E.L James. En mai 2011, The Writers' Coffee Shop la propose en impression à la demande, avant que l’éditeur Vintage Books n’en publie une version révisée en édition papier en avril 2012. Bis repetita pour Anna Todd avec After. Avant d’être un roman qui lui a valu de signer un contrat à six chiffres avec Simon & Schuster, son texte est né sous les traits d’une fanfiction inspirée des One Direction, a été mise en ligne sur Wattpad en 2013 et téléchargée plus d’un milliard de fois. Une adaptation cinématographique est actuellement en cours.
 
Même si certaines fanfictions rencontrent un vif succès commercial et acquièrent ainsi une dimension professionnelle, l’intérêt majeur du phénomène se situe davantage dans son exercice en tant qu’amateurs. C’est avant tout une écriture narrative et réflexive à travers laquelle les fans débattent collectivement des œuvres qui leur tiennent à cœur, qu’ils soient fans auteurs ou fans lecteurs. La fanfiction est alors l’une des arènes de l’espace public, une arène numérique, où se constituent, à travers le débat, les normes et les valeurs de nos sociétés. En l’étudiant, on se situe au cœur de l’activité des lecteurs/téléspectateurs que la sociologie des médias a mise en évidence depuis ses débuts.

Références

Kristina BUSSE et Karen HELLEKSON (dir.), Fan Fiction and Fan Communities in the Age of the Internet, Jefferson, N.C., McFarland & Co. Publishers, 2006.

Henry JENKINS, Textual poachers, television fans & participatory culture, New York, Routledge, 1992.

Nathalie NADAUD-ALBERTINI, « Les fanfictions sur Lady Oscar : un débat numérique sur la féminité », Questions de Communication, 23, 2013, pp.367-384.

Richard SAINT-GELAIS, Fictions Transfuges. La transfictionnalité et ses enjeux, Paris, Seuil, 2011. 

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Crédits photos :
Manucure. consul_skg/Pixabay. Licence CC0 1.0
Sherlock Holmes. Spidersotck/iStock
Hogwarts Grand Hall, Harry Potter des studios Warner Bros. chris148/iStock


(1)

Richard SAINT-GELAIS, Fictions Transfuges. La transfictionnalité et ses enjeux, Paris, Seuil, 2011.

(2)

Contraction de « fan » + « domaine ».

(3)

Sébastien FRANCOIS, Les créations dérivées comme modalités de l’engagement des publics médiatiques : le cas des fanfictions sur internet, thèse de doctorat, Télécom ParisTech, 2013, 317 p.

(4)

De Sherlock Holmes.

(5)

Sébastien FRANCOIS, op. cit, p.212.

(6)

Publications bon marché offrant des nouvelles de science-fiction à un large lectorat.

(7)

Décompte au 1er mai 2017.

(8)

Nathalie NADAUD-ALBERTINI, « Les fanfictions sur Lady Oscar : un débat numérique sur la féminité », Questions de Communication, 23, 2013, pp.367-384.

(9)

« Out of Character », un comportement qui n’est pas cohérent avec le personnage de l’œuvre originelle. 

(10)

« Round Robin Story ». 

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