Le temps des marques mondiales est venu

Le temps des marques mondiales est venu

Pour répondre à la crise de la presse, certains médias américains ont peut-être trouvé la solution : décliner mondialement leur nom sous forme de marque, en proposant sur Internet des versions locales de leurs titres d'origine.

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Face à la crise qui n’en finit pas, certains médias ont peut-être trouvé le bon modèle, une recette qui n’est d’ailleurs pas si nouvelle : développer sa marque mondialement. Politico, par exemple, a annoncé qu’il allait lancer une édition basée à Bruxelles pour couvrir les affaires européennes. Peu de gens connaissent Politico, de ce côté-ci de l’Atlantique. Il s’agit pourtant d’un modèle original. Créée de toutes pièces en 2007, cette publication est devenue une référence, non seulement par sa couverture de l’actualité, mais aussi par sa manière innovante d’utiliser Internet et les réseaux sociaux. En moins de dix ans, Politico a réussi à imprimer sa patte sur la couverture de l’information politique. Le journal papier, distribué à 35 000 exemplaires, est gratuit. Le site d’information a 4 à 5 millions de visiteurs uniques et 43 millions de pages vues par mois. Aves ses vidéos, ses live, son magazine, et sa version payante (Politico Pro), cette marque s’est donc imposée comme une aventure rentable, bousculant même le célèbre Washington Post. Il est d’ailleurs significatif que Fred Ryan, l’un des fondateurs de Politico, ait été nommé récemment directeur général et directeur de l’information du Washington Post par Jeff Bezos. C’est donc fort de son succès que Politico débarque en Europe. Avec une force de frappe qui fait réfléchir : un investissement de 10 millions de dollars et l’appui du puissant groupe allemand Axel Springer qui sera un partenaire à égalité dans la coentreprise (vo ir p. 44). Ce projet fait sens. Avec ses fonctionnaires, ses parlementaires et ses quelque 20 000 lobbyistes, Bruxelles est souvent présenté comme l’équivalent de Washington, un écosystème favorable pour Politico et ses contenus « premium » vendus cher.

Politico est loin d’être un cas isolé. Des marques globales existent déjà, comme le prouve le succès des sites gratuits de la BBC ou de CNN. The Guardian, pour sa part, a créé une édition web gratuite spécifique aux États-Unis et à l’Australie, et veut s’imposer comme leader du journalisme d’investigation. The Wall Street Journal, vaisseau amiral du groupe Murdoch, bénéficie de synergies au sein du conglomérat News Corp, présent sur quatre continents. Mais l’histoire connaît une accélération.
 
L’an dernier, une nouvelle version en ligne de Newsweek, ce mythique magazine américain, a vu le jour. Il venait d’être racheté par une jeune société, IBTmedia, regroupant des sites spécialisés dans la finance, la médecine, les technologies, dont le fleuron International Business Time est déjà un média global avec ses 10 éditions en 7 langues différentes (Chine, Italie, Corée du Sud, Japon, Allemagne, Mexique). Ce groupe de médias, fondé par le Français Etienne Uzac, peut se targuer de 40 millions de visiteurs uniques par mois. Fort des 400 000 abonnés qu’il a récupérés et des licences de Newsweek qu’il possède en Corée du Sud, au Japon, en Amérique Latine mais aussi au Pakistan ou en Europe, ce jeune entrepreneur entend bien capitaliser sur la marque Newsweek et son passé journalistique prestigieux. Le lancement du nouveau site, qui comprend un fil de news gratuit et un e-magazine payant, montre bien l’objectif : reconquérir l’audience américaine pour faire de Newsweek un média global. Pour cela, une nouvelle équipe de quinze journalistes a été recrutée, dont certains viennent du New York Times, de Condé Nast, de The Atlantic, et placée sous l’égide d’un nouvel éditeur, débauché de Reuters, Jim Impoco. Reste à trouver le ton et le projet éditorial qui fera que Newsweek cessera d’être cette « marque à la dérive, désincarnée, perdue depuis fin 2012 dans le cyberespace ». Mais, déjà, Etienne Uzac entend développer les licences partenaires, « recommencer le print mondialement, peut-être aux États-Unis », et « pourquoi pas en France ? ».
 
C’est l’exemple du Huffington Post qui, neuf ans après sa naissance aux États-Unis, en 2005, se déploie désormais sur cinq continents. Dernier bébé en date, le Huffington Post Corée, inauguré en février dernier à Séoul. Il s’agit du onzième pays où le Huff’Post apporte son approche hybride du journalisme, une rencontre entre le reportage original et une plateforme de blogs qui accueille de nouvelles voix ou des plumes plus connues. Désormais, plus de 40 % du trafic se fait en dehors des États-Unis. Et la feuille de route prévoit encore de nombreuses destinations : l’Inde, la Russie, le Qatar. La stratégie de déploiement est toujours identique. Dans la plupart des cas, dont la France, le Huffington Post noue un partenariat capitalistique et opérationnel avec un média numérique déjà présent sur le marché (par exemple avec les groupes L’Espresso en Italie, ou Prisa en Espagne) qui lui permet de mieux s’insérer, en profitant d’apports logistiques et de trafic. Derrière ce déploiement, il y a une intention éditoriale : devenir un média global, capable de traiter des sujets de façon transnationale, comme le montre l’enquête mondiale sur le chômage des jeunes, qui a été pilotée par les différentes rédactions du Huff’.
 
Autre modèle : BuzzFeed, un site américain créé en 2006 – par un ancien du Huff’Post, Jonah Peretti – qui mélange actualités, informations people et insolites (voir p. 84). Le roi de l’information LOL a lancé en 2012 sa première version étrangère, BuzzFeed UK. Puis sont venus successivement des sites en français, en espagnol et en brésilien. Sans compter les éditions indiennes et australiennes. BuzzFeed sait jongler entre divertissement et information. Pour ce faire, il a débauché des journalistes venant de médias de renom, comme The Guardian ou Newsweek. Surfant sur la vague Facebook et Twitter, la jeune start-up new-yorkaise a connu, ces deux dernières années, une croissance vertigineuse. Et d’ailleurs, la moitié de son audience (85 millions de visiteurs uniques par mois) est déjà réalisée en dehors des États-Unis. Pour aller plus loin, plutôt que de copier la stratégie du Huffington Post, BuzzFeed privilégie la simple traduction de ses contenus, agrémentés de quelques articles produits localement par des équipes de 2 à 3 journalistes. Une stratégie qui montre ses limites. Contrairement à son aîné américain, BuzzFeed France pèche par sa version low cost et ne sait faire jusqu’à présent que du divertissement. Pour un site qui repose sur le buzz, il ne compte que 7 165 abonnés Twitter et 12 850 abonnés Facebook.
 
On pourrait prendre encore comme exemple un autre modèle, celui suivi par Vice Media, le magazine vidéo, internet et papier préféré des 18-34 ans, le bad boy des médias numériques. Ce n’était à sa naissance, en 1994, à Montréal, qu’un simple magazine papier gratuit, un fanzine punk, qui a très vite fait le pari du web et de la vidéo, attirant un public jeune avec sa formule sex, drugs and rock’n’roll. Son site Vice.com revendique aujourd’hui 220 millions de visiteurs uniques et 500 millions de visionnages de ses vidéos par mois. Car la stratégie de Vice Media est bien mondiale. Il emploie 4 000 personnes dans 35 bureaux à travers le monde et a signé des partenariats avec YouTube, Facebook, Twitter et HBO. L’ambition de Shane Smith, son fondateur : être à la fois le prochain MTV, le prochain ESPN et le prochain CNN. Rien que cela.
Devenir une marque mondiale, cette stratégie est pour l’essentiel le fait de médias américains. Est-ce la voie du salut pour la presse en ligne et les anciens fleurons de la presse ? En tout cas, ceux qui ne se seront pas lancés à temps ne pourront pas rattraper les premiers partis dans l’aventure.

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