Financement du journalisme : les lecteurs à la rescousse

Financement du journalisme : les lecteurs à la rescousse

Face à la fragilisation de son modèle économique, la presse cherche de nouvelles formes de financement, comme l’appel direct au public via le crowdfunding, ou encore le recours aux fondations. Mais ces solutions sont-elles pérennes ?

Temps de lecture : 10 min

La mutation que connaissent les médias et tout particulièrement la presse écrite, affecte profondément le modèle économique. Les revenus manquent pour maintenir les effectifs de rédactions(1) , alors même que la fourniture de l’information se fait tout au long de la journée et en fonction des utilisations des smartphones, ordinateurs et tablettes par le public. De fait les effectifs de journalistes salariés permanents diminuent. Ce fut particulièrement sensible dans la décennie 2000 aux États-Unis ou en Espagne. En France les plans sociaux ou clauses de cessions non remplacées se sont multipliés en presse quotidienne nationale, comme régionale. Dans ces conditions quels sont les moyens humains dont dispose chaque rédaction pour enquêter, lancer des reportages délicats ou traiter de sujets complexes sous formes de dossiers ?

Face à une attente du public qui ne cesse de se renforcer, qu’il s’agisse de fiabilité, de diversité des sujets, de profondeur de traitement, journalistes et médias d’information ne peuvent prendre simplement acte de la fragilisation de leurs moyens tant humains que financiers. C’est ce qui explique la multiplication des initiatives, expériences, démarches visant à repenser l’organisation et le fonctionnement des rédactions, avec notamment l’apparition de différentes formules de « rédactions ouvertes »(2)  : recours à davantage de journalistes free-lance, appel à des agences spécialisées (à l’image de Politifact pour le fact checking pour les quotidiens nord-américains); collaboration plus ou moins régulière avec des experts non journalistes (cf. HuffingtonPost, LePlus, Atlantico, etc.).
 
Une autre option concerne le financement des gestes journalistiques les plus lourds, les plus coûteux, soit l’enquête, le reportage ou encore la réalisation de dossiers complexes. Il s’agit du financement direct – en amont pourrait-on dire – de cette forme de journalisme. Les exemples se multiplient, avec désormais des expériences intéressantes, aux États-Unis ou en Europe. C’est par exemple le cas de ProPublica et du Center for Investigating Reporting en Amérique du Nord, ou encore de Correctiv en Allemagne. Pour chacune d’elles, des journalistes professionnels, vont travailler grâce à un financement du public direct (abonnement, souscription) ou indirect (mécénat, fondations). Le fruit de cette activité peut être proposé sur des sites d’information ou mis à disposition de médias gratuitement, comme dans le cas de Correctiv.
 
Au regard de ces démarches, dont certaines font preuve d’une capacité à se pérenniser, le paysage français peut paraître en retrait. Cela constitue un peu un paradoxe, dans un pays qui est le siège d’une forte dynamique de création d’éditeurs pure players d’information, de pure players de contenus ou encore de start-up développant la data visualisation, les web documentaires ou encore les newsgames. Cependant les essais ne manquent pas en matière de sollicitation de financement du public en amont de l’activité éditoriale, les plateformes de crowdfunding, jouant un rôle significatif à ce niveau, mais est-ce suffisant pour assurer la pérennité d’expérience de journalisme de qualité ?

Le financement de médias via le crowdfunding

Ulule, KissKissBankbank ou jaimelinfo en tant que plateformes de financement participatif ouvertes à des projets très divers vont accueillir plusieurs projets de lancement de sites d’information aussi différents que Cheekmagazine, Up Magazine ou Les Jours. Ces derniers ont fait l’objet de l’opération la plus réussie pour un lancement, avec quelques 80 000 euros réunis, même s’il ne s’agit que d’une part du financement de ce site qui devrait représenter 750 000 euros au total. Il ne s’agit jamais du financement de départ dans sa globalité, mais d’une modalité d’association du public futur d’un média, à la maturation du projet, puis à son lancement, sachant que dans la plupart des cas les sommes apportées en crowdfunding vont être transformées en abonnements.
Dans la démarche initiée par Les Jours intervient une autre modalité qui est celle d’une participation au capital par le public sous la forme dite d’equity crowdfunding(3) . Là encore intervient la notion de financement de l’éditeur par une partie de son public, comme garantie d’indépendance, puisque chaque financeur, apporte une contribution modeste (2000 euros). De ce point de vue ce parti pris se rapproche de l’expérience de coopérative lancée par le magazine belge Médor, qui entend simultanément associer le public au financement, mais également à la gouvernance de l’entreprise éditrice.
 Le crowdfunding crédibilise aux yeux d’investisseurs l’attractivité du projet 
Cette forme de financement pour le lancement d’un média n’est cependant pas limitée aux sites d’information puisque le magazine Society devait recueillir quant à lui, 50 199 euros par l’intermédiaire de KissKissBankBank. D’autres magazines imprimés, comme Soixante-quinze, Boulu, etc., y trouveront des financements plus modestes. De son côté le projet vidéo (abonnement à une vidéo de 52 min hebdomadaire) de INREES TV devait collecter 189 838 euros également en 2015, par l’intermédiaire KissKissBankBank. Là encore le crowdfunding ne couvre pas les moyens nécessaires, mais crédibilise aux yeux d’investisseurs l’attractivité du projet, en même temps qu’il amorce la constitution d’un portefeuille d’abonnés.

Accompagnement d’un média

L’appel au financement du développement, voire au renflouement d’une entreprise de presse n’est pas tout à fait original. Les appels à souscriptions diverses ont ponctué l’histoire de nombreux titres, à commencer par L’Humanité qui aurait disparu depuis longtemps sans l’effort consenti régulièrement par ses lecteurs. En revanche, l’existence de plateformes de financement participatif peut constituer une modalité modernisée et facilitée pour un tel soutien. C’est en tout cas l’option retenue par quelques sites qui reviennent périodiquement vers ces plateformes pour compléter leurs revenus. Le site UP’ magazine pratique cette approche depuis plusieurs années.

 L’Humanité aurait disparu depuis longtemps sans l’effort consenti régulièrement par ses lecteurs 

 
En matière de renflouement, ou plus exactement d’accompagnement d’un plan de reprise et relance d’un titre, l’exemple le plus significatif est sans doute celui de Nice Matin, qui devait s’appuyer sur la plateforme Ulule pour concrétiser un mouvement de soutien exprimé par les lecteurs du titre et habitants de la région qu’il couvre. L’appel à un financement de 300 000 euros fut dépassé pour atteindre un peu plus de 376 000 euros. Cette somme était bien sûr insuffisante pour la reprise du titre, mais elle put servir de point d’appui et de gage crédibilité pour constituer le tour de table. Nice Matin n’est pas le seul cas puisque Terra eco devait recueillir 105 000 euros en 2014 également avec Ulule, Causette un peu plus de 30 000 euros avec KissKissBankBank, etc.
Dans un registre, certes un peu différent, il est possible d’évoquer le recours de Médiapart et Arrêt sur images afin de faire face aux amendes et redressements fiscaux demandés par l’administration au cours de l’année 2015. Le premier devait faire appel à la plateforme Jaimelinfo. Pour le second il s’agissait de Ulule et la démarche se révéla plutôt fructueuse : 411 693 euros et plus de 8 000 donateurs pour Médiapart ; 271 044 euros pour Arrêt sur images ; même si ces sommes ne couvraient pas les besoins, soit respectivement 4,1 millions d’euros et 540 000 euros.

Le soutien au cas par cas

L’appel au financement via les plateformes de crowdfunding peut également se faire au cas par cas. C’est-à-dire qu’un journaliste documentariste, un enquêteur, un reporter, etc. peuvent présenter sur celles-ci un projet, afin que le public le prenne en charge. Ces appels se sont multipliés au cours des dernières années, avec des résultats qui peuvent être très variables. Le succès d’un projet de film comme Demain (444 390 euros pour 200 000 euros demandés) ne doit pas faire illusion. La consultation des sites de plateformes fait au contraire ressortir la faiblesse de réponses à l’égard d’enquêtes pourtant très significatives du point de vue de l’intérêt général. La proposition d’Erwan Seznec sur Ulule, concernant les victimes oubliées des essais nucléaires français ne devait même pas atteindre 10 % de la somme escomptée (440 euros sur 4 700 euros). Un article de Guillemette Faure pour Le Monde soulignait d’ailleurs ce possible « essoufflement » de ce mode de financement pour des projets trop nombreux, trop divers, pas toujours suffisamment aboutis.



 
Il n’en reste pas moins que la démarche est encore très présente avec une diversité d’offres de reportages, de documentaires, de web documentaires sur des sujets aussi divers que la situation créée par le Brexit, le vécu des élections américaines à partir du Texas, les volontaires secouristes dans la guerre en Syrie, etc. avec des financements dont l’éventail se situe souvent entre 1 500 et 3 000 euros. Les contreperformances de certains projets appellent ici sans doute la nécessité de concevoir des méthodologies idoines. C’est en tout cas le parti pris de Damien Van Achter et sa démarche à l’IHECS de Bruxelles. Avec ses étudiants en M1 et M2 de journalisme il a engagé depuis plusieurs années l’expérimentation du financement de reportages par le crowdfunding (en l’occurrence KisskKissBankBank) avec la collecte de quelques 179 111 euros et quelques reportages recueillant des sommes significatives à l’image de « Louisiane, un État à la mer » qui a pu attirer 6 800 euros. L’expérience est suffisamment positive pour que la démarche le conduise à créer une plateforme spécifiquement dédiée à la consultation des dits reportages.

Le financement de collectifs de journalistes

L’appel au financement d’enquêtes, de traitements de dossiers, de reportages, peut également être de fait de collectifs de journalistes. Les références étrangères ne peuvent qu’inciter à expérimenter une telle approche. L’exemple d’Enquête ouverte est sans doute celui qui semble le plus directement s’inspirer de démarches telles que celle de Correctiv. Des journalistes spécialistes d’investigation joignent leurs efforts pour réaliser une série d’enquêtes ayant une forte dimension d’intérêt général. La baseline du site créé pour accueillir les articles est d’ailleurs « L’alerte info ». La démarche se veut collaborative : appui sur Ulule pour le financement, participation d’internautes pour contribuer à la recherche d’information pour une enquête, comme celle sur le traitement des déchets de Sylvain Lapoix et Anne de Malleray. Pourtant, plusieurs projets ne verront pas le jour faute de financement suffisant, entrainant l’arrêt de l’expérience.
 
Assez proche dans son esprit de la démarche d’Enquête ouverte, un collectif de photographes, imageSingulières, s’appuie sur un double financement KissKissBankBank et mécénat pour nourrir une rubrique de la partie gratuite de Médiapart intitulée « La France VUE D’ICI ». Il faut noter ici que l’activité de l’association CétàVOIR constituée par le collectif est à la charnière de l’information et de la culture, avec notamment l’organisation du festival photographique de Sète. Soit un secteur plus familier du recours au mécénat que celui du journalisme.
Capture d'écran de la page d'accueil de La France VUE D'ICI. Avec l'aimable autorisation de l'association CéTàVOIR.

 
Capture d'écran de la page d'accueil de La France VUE D'ICI. Avec l'aimable autorisation de l'association CéTàVOIR.
Le collectif We Report (WR) regroupe plusieurs reporters free-lance, qui vont partager expérience et moyens. WR est une forme hybride entre l’addition de pigistes et une micro agence spécialisée dans le reportage. Son financement est de ce point de vue classique puisqu’il s’agit de vente d’articles ou projets d’articles à des médias. Pourtant, ponctuellement, il a eu recours à la réalisation de reportages financés via des plateformes de crowdfunding. Ce fut le cas notamment à propos du centenaire du génocide arménien. Pour expliquer le caractère épisodique, les initiateurs du collectif parlent des contraintes imposées par les plateformes (pas plus de deux appels par an sur KissKissBankBank, par exemple). Surtout, ils insistent sur la lourdeur de la démarche, qui par ailleurs ne permet pas d’identifier et éventuellement refuser certains donateurs qui pourraient entacher le caractère indépendant qu’ils souhaitent défendre dans leurs reportages.

L’enjeu de la pérennisation du financement par le public

Les travaux de Rodney Benson de l’université de New York apportent un éclairage précieux sur le sujet. S’appuyant sur une enquête large qui concerne le panorama des médias ne recherchant pas le profit et leur financement par le mécénat ou les fondations, il souligne l’absence de pérennité de celui-ci. La principale exception concernerait ProPublica appuyé par la Sandler Foundation. Rodney Benson s’inquiète d’ailleurs que l’intérêt porté par lesdites fondations à l’égard des médias fragilisés ne soit éphémère et relève d’une sorte d’effet de mode. Dans une communication lors des Assises du journalisme à Tours en 2016, il soulignait la plus grande disponibilité du mécénat ou des fondations à l’égard d’approches journalistiques ponctuelles : un reportage, une enquête, un dossier, alors qu’ils ne permettraient pas de financer une rédaction dans la durée. 
 
 La situation française n’accorde que peu de place au mécénat et aux fondations 
Au regard d’une telle observation la situation française est encore plus fragile puisqu’elle n’accorde que peu de place, ou exceptionnellement au mécénat et aux fondations. Pour comprendre cela, il faut sans doute prendre en compte un contexte culturel et social, propre à la France, où les fondations interviennent très modestement dans le financement d’activités d’intérêt public, telles que l’enseignement, la santé, voire nombre de domaines de solidarité qui reviendraient d’abord à l’action étatique. Dans chacun de ces domaines lorsqu’interviennent des problèmes cruciaux de moyens et de financements, l’opinion se tourne directement vers l’État, afin que celui joue son rôle.
 
L’absence de fondations dans le financement des médias, ou dans leur capital, contrairement à l’Allemagne(4) , par exemple (Bertelsmann, FAZ, etc.) revêt également, et peut-être surtout, une dimension juridique. En France, la création d’une fondation est complexe (niveau de capital, passage devant le Conseil d’État, etc.). En outre celle-ci doit comprendre dans son conseil d’administration un représentant du ministère de l’intérieur. Une telle obligation la disqualifie, de fait, pour jouer un rôle en matière d’information indépendante. L’observation n’est pas nouvelle, Ouest-France devait renoncer à cette formule au profit d’une forme associative assez complexe, pour se protéger d’un rachat hostile à la fin des années 1980. Ne pourrait-on imaginer une forme de fondation de presse qui échapperait à cette obligation, garantissant mieux son indépendance ? Force est de constater que le sujet est loin d’être prioritaire dans le débat concernant les structures et les modalités d’évolution du modèle économique de la presse, fut-il aussi durement fragilisé qu’il l’est en France depuis plus d’une décennie.
 
Faut-il y voir une raison de l’engouement pour les plateformes de crowdfunding, notamment, pour les créations de médias de dimensions modestes, soucieux de leur indépendance ? Le revers est cependant évident, car même lorsque les sommes collectées sont « importantes », elles restent très loin de ce qu’il faut pour lancer et faire vivre dans la durée, un média, une rédaction de dimension significative. Il reste dès lors un chemin à parcourir pour imaginer les formes d’un accompagnement dans la durée de l’activité journalistique par le public. Cela passe par des innovations en matière de statut juridique de l’entreprise de presse, comme le souligne Julia Cagé(5) . À cet égard la France, souffre sans doute ici aussi d’un déficit de motivation dans ce domaine, les attentes à l’égard de l’État étant plus souvent formulées en termes d’aides à la presse.

Et demain ?

La fragilisation continue des modèles économiques de la presse imprimée et numérique va continuer à poser, pour une période sans doute encore longue, la question du financement des rédactions et d’un journalisme de qualité. Le sujet est sensible tant il se heurte aux attentes de publics souvent exigeants en matière de fiabilité de l’information et de compétence des journalistes dans le traitement de sujets complexes(6) . En même temps ces questions interviennent dans un contexte où les approches participatives et contributives prennent une ampleur certaine, comme le rappelle le phénomène wiki(7) . Cet apport du contributif peut concerner l’expertise comme le confirme le développement de sites tels que le HuffingtonPost, Atlantico ou LePlus. Cet apport s’exprime également dans le financement, au travers des plateformes de financement participatif. Il n’en reste pas moins que les outils ainsi que le cadre juridique manquent ou ne sont pas à la mesure, pour permettre la pérennisation du financement d’un journalisme indépendant, dans la durée, directement par ses publics. Force est de constater que le sujet est loin d’être au cœur du débat entre acteurs de l’information et pouvoirs publics. Il paraît pourtant nécessaire et inévitable. Le plus tôt serait le mieux.

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Crédits photos :
Reading the international news. greenzowie / Flickr. Licence CC BY NC ND 2.0
Capture d'écran de la page d'accueil de La France VUE D'ICI. Avec l'aimable autorisation de l'association CéTàVOIR.
Crowdfunding vidéo : un État à la mer. Louisiane un État à la mer / YouTube
    (1)

    Jean-Marie Charon et Jacqueline Papet (dir.), Le journalisme en questions – Réponses internationales, L’Harmattan – Ina, 2014.  de l’entreprise d’information multisupportsJean-Marie Charon, La presse d’information multisupports – Imaginer, concevoir, expérimenter, créer, Uppr, 2016.

    (2)

    Jean-Marie Charon, Presse et numérique – L’invention d’un nouvel écosystème, Rapport à la Ministre de la culture et de la communication, juin 2015. 

    (3)

    Plateformes de placement en capital.

    (4)

    Ou encore de l’Angleterre avec le Guardian.

    (5)

    Julia Cagé, Sauver les médias – Capitalisme, financement participatif et démocratie, La République des idées – Seuil, 2015.

    (6)

    Jean-Marie Charon, Les journalistes et leur public : le grand malentendu, Vuibert, 2007.

    (7)

    Réseaux 2009/2 n°154 : Web 2.0.

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