Portrait de Patrick Le Floch, économiste de la presse quotidienne régionale

Diversification, investissement, monétisation : les défis de la PQR

La crise de 2008 a bouleversé en profondeur un secteur de la presse quotidienne régionale aujourd’hui à la recherche de son modèle économique. Entretien avec Patrick Le Floch, économiste et directeur de Sciences Po de Rennes.

Temps de lecture : 6 min

Dans votre article « La presse régionale : une approche économique » paru dans Communication et langages en 1998, vous expliquiez qu’ assurer « l’indépendance des entreprises vis-à-vis des capitaux » était l’objectif ultime. Est-ce encore d'actualité ?

Patrick Le Floch : Lorsque je mentionnais cet objectif, je faisais référence à la réorganisation du secteur de la presse en France en 1945. Le système français s’est construit autour de l’idée que l’information n’est pas un bien comme les autres. Il était important que les entreprises de presse puissent avoir une situation pérenne et se développer sans êtres assujetties aux “puissances d’argent”. A l’époque, un certain nombre de scandales, dont celui de Panama, a révélé que le contenu de la presse pouvait être acheté. L’information donnée aux lecteurs était alors biaisée.

En 1945, la seule alternative à la presse quotidienne était la radio. Par l’Agence France-Presse (AFP) et les deux messageries de presse (Les nouvelles messageries de la presse parisienne et les messageries lyonnaises de presse), un système ouvert d’accès à l’information a été mis en place. Tout éditeur qui en faisait la demande de passer par le réseau de distribution. Sans accès libre à ce réseau, il n’y a plus de liberté de la presse.
 
Ce modèle de 1945 a prévalu pendant de très nombreuses années. Un système d’aides s’est par la suite développé. Il a permis à l’État d’assurer la diffusion d’une presse libre sur l’ensemble du territoire.
 
Qu’en est-il de ce système aujourd’hui ?
Patrick Le Floch : Aujourd’hui, le système craquelle. L’AFP a connu un certain nombre de tournants financiers. Sans actionnariat, la coopérative est uniquement financée par ses clients, dont l’État.
Le système de distribution connaît de très fortes difficultés. Les Nouvelles messageries de la presse parisienne ont été remplacées par Presstalis qui subit plan de restructuration sur plan de restructuration. Le nombre de points de vente, contrairement aux objectifs annoncés, baisse.
 
Le produit de presse n’est plus dans la même phase de son cycle de vie. En 1945, il était dans une phase de croissance. Depuis quelques années, il a entamé la phase de déclin qui remet en cause les institutions crées en 1945.
 
Dans votre article, vous disiez également que « 50 à 60 % des charges totales étaient couvertes par le prix de vente proposé aux acheteurs ». Est-ce encore le cas ?
Patrick Le Floch : Cette remarque est toujours d’actualité. Le modèle économique choisi par les éditeurs était le suivant : un journal est vendu à un prix inférieur au coût de production. Dans cette situation de déficit d’exploitation, il est impératif de trouver des recettes alternatives pour équilibrer les comptes et dégager un excédent pour se développer. Aujourd’hui encore, la vente du journal ne couvre pas les coûts de production. À la suite de la crise de 2008, la contraction de l’activité économique a été très forte. Il y a eu un effondrement du marché publicitaire. Les éditeurs ont été impactés par ces évolutions. En plus de cette crise, l’apparition de nouveaux supports ont remis en cause les usages d’un certain nombre de lecteurs habituels et de potentiels nouveaux.
 
Le modèle économique d’un titre de presse est un modèle de coûts fixes et de coûts variables. Les rotatives et la masse salariale sont des coûts fixes. Les salaires seront versés en fin de mois indépendamment du nombre d’exemplaires vendus. Si la diffusion baisse, les éditeurs de presse sont confrontés à un phénomène de déséconomie d’échelle. Les coûts doivent être amortis sur un nombre d’exemplaires réduit.
Si les éditeurs ne réussissent pas à retrouver leur niveau de diffusion, ils doivent réduire les coûts fixes et procéder à des plans de restructuration. Aux États-Unis, 80 % des recettes des quotidiens proviennent de la publicité. En 2008, ils ont du baisser fortement leurs coûts fixes pour faire face à la crise.
 
Quels sont les impacts de l’arrivée du numérique dans la PQR ?
Patrick Le Floch : Avec l’arrivée du numérique, la presse papier a été confrontée à une difficulté principale : les contenus proposés au lecteur sont en partie périmés dans un quotidien si on raisonne en termes de fraicheur. Le deuxième impact est la baisse des taux de lecture des nouvelles générations. Jusqu’au milieu des années 1990, les éditeurs de presse considéraient qu’ils réussiraient à toucher un nouveau public une fois celui-ci implanté sur un territoire. Cela n’a pas été le cas ces dernières années.
 
Mais on peut aussi trouver des exemples de réussite pour des groupes qui ont bien anticipé les évolutions. En Allemagne, le groupe Axel Springer réalise aujourd’hui la majorité de son chiffre d’affaires sur les nouveaux supports. En Suisse, le groupe Ringier a annoncé récemment un investissement d’un milliard d’euros dans les nouvelles activités. Il n’y a pas de fatalité. Le numérique est une chance pour les acteurs de secteur qui sont suffisamment réactifs pour engager des projets structurants sur le long terme.
 
Pourquoi « gagner des lecteurs peut conduire à la faillite », comme l'énonçait Louis Guéry en 1992 dans La presse régionale et locale (ed. CFPJ)?
Patrick Le Floch : C’est une des conséquences du modèle économique mis en place. Si un groupe de presse perd de l’argent et qu’il augmente la diffusion, il va amplifier cette perte. Pour survivre, il faut trouver les annonceurs qui sont intéressés par les nouveaux lecteurs.
 
À la fin des années 1960 à San Antonio aux États-Unis, Murdoch s’est rendu compte que certains lecteurs n'intéressaient pas les annonceurs et qu’il perdait de l’argent sur les exemplaires vendus. Dans une logique de pure rentabilité, il a décidé de réduire la diffusion dans les quartiers en question.
 
Peut-on aujourd’hui fixer un prix de vente égal aux coûts de production ?
Patrick Le Floch : Je distingue la PQR et la PQN. Cette dernière est vendue à un prix relativement élevé. Ce n’est pas une presse populaire. La majorité des français, même si elle souhaiterait acheter un titre de presse quotidienne nationale tous les jours, ne pourrait pas le faire car le budget conséquent.
 
Cela soulève la question de l’élasticité prix de la demande. Quelle est la réaction des lecteurs face à une hausse de prix ? Pendant très longtemps, quand les éditeurs de presse quotidienne avaient un problème de rentabilité à court terme, ils augmentaient le prix de vente du journal. Le lecteur était prêt à payer plus cher. Dans ce cas, la demande est inélastique au prix.
 
J’avais recalculé l’élasticité dans une étude pour le fond de modernisation de la presse en 2008. Aujourd’hui, la demande est beaucoup plus élastique au prix. Les lecteurs réagissent plus fortement à la hausse de prix pour une raison très simple. Chaque hausse incite un lecteur régulier à devenir un lecteur occasionnel et finalement, à se tourner vers les nouveaux canaux d’information. La hausse de prix est très difficile aujourd’hui.
 
Pour Jean-Marie Charon, la PQR « ne peut pas rester consensuelle » si elle veut attirer des lecteurs. Qu’en pensez-vous ? 
Patrick Le Floch : En France que tous les quotidiens politiquement marqué ont disparu ou sont confrontés à une situation économique très compliquée. Aussi, les journaux ont volontairement cherché à se positionner pour atteindre le plus grand nombre de lecteurs. En 1951, Ray avait formalisé cette fameuse politique de middle of the road. Un positionnement dans les extrêmes vous coupe de la majorité du lectorat potentiel. En découle une certaine forme de “neutralité” du contenu. C’est particulièrement vrai pour la PQR car les journaux sont en situation de monopole sur un territoire.
 
La PQR devrait donc apporter plus d’opinions ?
Patrick Le Floch : Tout à fait. Peut-être que les lecteurs ont pu considérer que leur journal était devenu trop aseptisé. Si elle le désire, la rédaction peut très bien ouvrir les pages du journal à des tribunes, des débats et en faire un journal d’opinions. J’ai montré avec ma thèse que la concentration était néfaste à la diffusion.
 
La PQR devrait-elle apporter davantage de services ?
Patrick Le Floch : Par le passé, la PQR offrait beaucoup de services. Toutes les informations paraissaient dans le journal local : les horaires de cinéma, les avis d’obsèques, etc. Vous aviez également les petites annonces. Les éditeurs étaient en situation de monopole. Aujourd’hui, les nouveaux médias ont instauré un marché ultra-concurrentiel.
Le groupe familial Shibsted, propriétaire du site leboncoin.fr, a bien compris que pour rester indépendant, il devait investir dans les nouvelles technologies. Les groupes français ont eu plus de mal.
 
Le système d’aides doit-il évoluer 
Patrick Le Floch : Oui, car l’État connaît une contrainte budgétaire forte. Les éditeurs ont été très bien aidés au cours de ces dernières années, notamment grâce au plan Sarkozy. Aujourd’hui, une mission interministérielle est conduite pour réfléchir à l’évolution du système d’aide. Il est important de réduire le saupoudrage et essentiel que les ajustements soient réalisés très vite.
 
La diversification est-elle nécessaire pour survivre ?
Patrick Le Floch : Oui, la diversification est fondamentale pour des raisons qui sont très simples. Dans un marché en déclin, il faut tr ouver d’autres relais de croissance. Si vous ne détenez pas de produits “vache à lait”, ce sont les actionnaires qui sont obligés de combler le manque à gagner. Aux États-Unis, le Washington Post a trouvé son équilibre par le développement de son offre de formation continue. En France, Le Télégramme et Amaury sont à titre d’exemple organisateurs de manifestations sportives.
 
En ligne, la PQR peut-elle continuer à proposer l’information gratuitement ou doit-elle rapidement migrer vers une offre payante ?
Patrick Le Floch : On ne sait pas. Il y a eu différentes appréhensions des modèles économiques sur internet. Il fut un temps, le schéma de la gratuité était dominant. Il fallait atteindre une audience très forte sur le net pour trouver des recettes publicitaires. Avec la crise des subprimes en 2008, l’effondrement des recettes publicitaires a incité les éditeurs à mettre en place le modèle freemium.
Selon moi, l’information doit être payante mais je suis persuadé que si la croissance revenait, elle serait à nouveau proposée gratuitement. Je suis incapable de dire quel modèle l’emportera.
 
La presse a-t-elle fait l’erreur de proposer l’information en ligne gratuitement ?
Patrick Le Floch : On peut regretter ce choix mais les internautes étaient-ils prêts à payer pour de l’information en 1995 ? Aujourd’hui encore, on se demande quel est le vrai nombre d’abonnés à une formule payante d’un journal en ligne. Je pense que c’est marginal.
 
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Crédits Photo :
Sciences Po Rennes / Visuels presse

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