Comment comprendre l’accord entre Google et la presse française ?

Comment comprendre l’accord entre Google et la presse française ?

Les éditeurs de presse français et Google sont à la fois concurrents et partenaires.

Temps de lecture : 6 min

L’accord entre Google et les éditeurs de presse français signé en grande pompe par François Hollande et Eric Schmidt à l’Élysée le 1er février est un évènement majeur pour le futur de l’information en ligne. Il se décline en deux axes : la création d’un fonds de soutien aux sites d’information et la mise en place d’un partenariat commercial renforcé. En clair, Google s’engage à financer directement un certain nombre d’éditeurs et à les faire bénéficier de conditions avantageuses pour commercialiser leurs espaces publicitaires via ses régies. La somme totale dont les éditeurs français devraient bénéficier est de soixante millions d’euros sur trois ans. Précédemment, en décembre 2012, Google et les éditeurs de la presse belge francophone avaient atteint un compromis concernant le litige qui les opposait depuis 2006. La société américaine a accepté de régler tous les frais de justice engagés par les éditeurs et de leur verser en plus une compensation, estimée à cinq millions d’euros.
 
Ces accords en France et en Belgique créent une nouvelle source de revenus pour les sites d’actualité à une période où ils en ont grandement besoin. Mais, dans le même temps, ils renforcent la dépendance des éditeurs envers la multinationale californienne. Comment, dès lors, interpréter cet accord ?

La fonction d’infomédiation de l’actualité

La filière de l’information en ligne, entendue comme celle de la production et de la diffusion de nouvelles d’actualité sur l’internet, fait intervenir en amont et en aval des acteurs dont le métier consiste à assurer l’infrastructure, physique et logique, du réseau. Ces acteurs comme Google, Apple, Amazon ou Facebook se sont progressivement imposés comme des points de passage incontournables, situés entre les producteurs et les éditeurs de contenu d’un côté et les publics de l’autre. Ils prennent en charge la sélection, l’organisation, la hiérarchisation et la distribution de l’information en ligne et facilitent la rencontre entre une demande éclatée et une offre diversifiée, une fonction désignée comme celle d’infomédiation. Ce faisant, chacun d’entre eux tente de mieux se positionner dans la lutte concurrentielle pour la valeur ajoutée dégagée au sein de la filière.
 
Le point commun de ces sociétés à dominante technologique est le fait qu’elles ne produisent pas des biens médiatiques et culturels originaux destinés au grand public. Autrement dit, elles ne subissent pas les contraintes particulières liées à la gestion du vivier créatif des industries culturelles et médiatiques : journalistes, réalisateurs, écrivains, photographes, artistes, etc. Or leurs plateformes, portails, algorithmes et services associés ne peuvent fonctionner qu’à condition d’être fournis avec un contenu de qualité. Cette raison explique l’ambiguïté des relations que les acteurs technologiques établissent avec les éditeurs auxquels ils tentent d’imposer des normes techniques et un partage des ressources financières, tout en s’efforçant de les séduire.

La reconnaissance d’une dépendance mutuelle

 L'accord marque l’aboutissement d’un long mouvement d’adaptation réciproque, non sans heurts, entre les industries du contenu et celles de l’infrastructure de l’internet
L’accord du 1er février est intéressant à plusieurs titres. D’abord, il marque un fléchissement stratégique important de la part de la firme californienne qui a toujours refusé de rémunérer les producteurs et éditeurs de contenu, à l’exception notable de certaines agences de presse, dont l’AFP. De ce point de vue, il s’agit de l’aboutissement d’un long mouvement d’adaptation réciproque, non sans heurts, entre les industries du contenu et celles de l’infrastructure de l’internet, dont Google est l’un des plus éminents représentants. Le temps, il y a dix ans, où ce dernier lançait son service d’actualité sans aucune consultation avec les éditeurs en les mettant devant le fait accompli semble bien loin. En signant cet accord, les représentants de Google reconnaissent enfin que leur société se trouve en situation de coopétition avec les éditeurs de presse : des relations mi compétitives, mi coopératives caractérisées par une dépendance mutuelle.
 
Pendant longtemps Google a insisté sur le fait, indéniable, que les éditeurs des sites d’information ont besoin de lui pour accéder à une grande partie de leur audience. En effet, aux États-Unis comme en Europe entre 30 % et 50 % des lecteurs des grands portails d’information transitent par ses services. À travers l’accord du 1er février la firme américaine reconnaît désormais qu’elle dépend aussi des éditeurs car ils lui procurent des externalités positives, sous la forme de contenus « labélisés », augmentant ainsi l’utilité de ses services. Mieux, dans la concurrence globale que se livrent les géants du web, l’établissement des partenariats privilégiés avec les éditeurs de contenu constitue un avantage concurrentiel de taille.

Un rapport de force très inégal

Mais les termes connus de l’accord traduisent également un rapport de force, en l’occurrence largement favorable à Google. En effet, la société américaine a voulu se prémunir de la multiplication des demandes de financement qui ne manqueront pas. Si la position du moteur de recherche en tant que nœud central de l’internet lui garantit des profits pharamineux (de l’ordre de 10 milliards d’euros en 2012), elle en fait aussi la cible d’attaques de plus en plus fréquentes de la part des industries culturelles qui s’estiment lésées. Ainsi, à l’instar des éditeurs de presse, les éditeurs de musique français affutent leurs arguments juridiques avec en ligne de mire une éventuelle demande de rémunération.
 
Pour prévenir ces initiatives, Google n’a pas voulu d’une reconnaissance « institutionnalisée » de ses rapports avec les producteurs de contenu. Ainsi, il s’est opposé, avec succès, à la création d’un nouveau « droit voisin » pour les éditeurs qui verraient leur production indexée par ses services, une idée déjà avancée en Allemagne et défendue initialement par les groupements d’éditeurs français. Plutôt qu’une solution de ce type, qui bénéficierait potentiellement à tous les ayants droit, Google a obtenu en France un accord à la carte, négocié politiquement. Ce qui lui permet, en plein litige avec les services fiscaux, de normaliser ses relations avec les principaux groupes de presse mais aussi avec le gouvernement français.
 
Dans le même temps, cet accord signe l’éclatement du front commun des éditeurs européens qui soutenaient jusqu’à lors la mise en place d’un nouveau droit voisin. Ce n’est pas la première fois que Google arrive à diviser les éditeurs. C’est ainsi qu’en refusant l’adoption du protocole d’indexation ACAP (Automated Content Access Protocol), soutenu pourtant par la World Association of Newspapers (WAN), le European Publishers Council (EPC) et la International Publishers Association (IPA), il a réussi à imposer de fait son propre standard Sitemaps aux sites d’actualité. Et ce n’est pas seulement Google qui exploite la difficulté des éditeurs à définir une stratégie commune et à s’y tenir pour imposer des décisions unilatérales. Ainsi, Apple pratique une politique tarifaire sur son AppStore sans aucune consultation avec les fournisseurs de contenu. En novembre dernier il a ainsi décidé unilatéralement d’augmenter les prix de vente des journaux et magazines, ce qui a soulevé les protestations des éditeurs français, sans effet concret pour l’instant. De même, Facebook modifie régulièrement son algorithme Edgerank ce qui a un impact majeur sur la visibilité des contenus au sein de sa plateforme. Là encore, les éditeurs subissent les conséquences de ces décisions sans possibilité de les influencer. Si l’accord du 1er février marque un pas en avant pour ce qui est de la difficile mise en place d’un front commun des éditeurs de presse français, il montre également que celui-ci est quasi-impossible à l’échelle européenne.

Une source de financement asymétrique ?

La formule entérinée par l’accord signé avec les représentants des éditeurs français permet à Google d’adapter sa position en fonction du rapport de force qu’il peut établir. Il est probable que les éditeurs des « petits » pays n’auront pas droit au même traitement que les membres de l’Association de la presse d'information politique et générale, principal acteur des négociations en France. De même, l’accord en question comporte un volet commercial permettant aux éditeurs qui le souhaitent de profiter des outils de Google pour mieux commercialiser leurs espaces publicitaires. Outre le fait que cette éventualité renforce l’emprise de Google sur le marché publicitaire, ce volet commercial pousse les éditeurs à miser encore plus sur la publicité comme source de financement prioritaire. De fait, les sites qui ont fait le choix inverse comme Arrêt sur images, Mediapart, Dijonscope ou Le Télescope d’Amiens ne bénéficieront donc pas d’une partie substantielle des avantages prévus.  
 
Et c’est là où le bât blesse. L’inégalité déjà importante des moyens dont disposent les éditeurs de presse indépendants par rapport à ceux qui appartiennent à des grands groupes de communication risque de s’aggraver encore davantage. C’est l’un des arguments avancés par le Spiil, syndicat regroupant les pure players de l’information en ligne, qui demande que les détails de l’accord du 1er février soient rendus publics et que le fonds de financement créé soit complètement transparent.
 
Car l’accord avec Google risque de reproduire un schéma déjà connu en France, celui des aides à la presse. Malgré l’inscription dans des principes tout à fait respectables, ce système a été à maintes reprises mis à l’index à cause de son inefficacité mais aussi à cause de sa propension à privilégier les médias les plus « influents ». Dernière critique en date, le rapport de la Cour de comptes qui pointe le manque de transparence et d’efficacité ainsi que le coût trop élevé du plan d’aide a` la presse écrite lancé en 2009, suite aux États généraux de la presse.
 
Est-ce que Google, champion de « l’idéologie californienne », attelage hétéroclite combinant le libéralisme politique et économique à la culture d’ingénieur, sera amené à remplacer en France le pouvoir public comme pilier du modèle économique de la presse en ligne ? C’est un scenario possible qui, s’il se réalise, constituera un paradoxe évident. En effet, comment qualifier autrement une évolution qui verrait un héraut de la libre entreprise devenir le principal pourvoyeur de fonds d’un système d’aides vu par ses détracteurs comme un frein à l’innovation.

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Crédit photo : Présidence de la République

Références

Marc-Olivier GOYETTE-CÔTÉ, « Le retraitement automatisé de l’information d’actualité en ligne : analyse des mécanismes socio-techniques mis en place par les infomédiaires », Communication, Vol. 29/2, 2012.
 
Nikos SMYRNAIOS, Franck REBILLARD, « Entre coopération et concurrence : Les relations entre infomédiaires et éditeurs de contenus d’actualité », Concurrences, n° 3-2011, n°37281.
 
Franck REBILLARD, Nikos SMYRNAIOS, « Les infomédiaires au cœur de la filière de l’information en ligne. Les cas de Google, Wikio et Paperblog », Réseaux n° 160-161/2010, p. 163-194.
 
Franck REBILLARD, Nikos SMYRNAIOS, « L'actualité selon Google. L'emprise du principal moteur de recherche sur l'information en ligne », Communication et langages n° 160, 2009, , p. 95-109.

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