Ensemble de boîtes aux lettres débordant de journaux

PQR en Allemagne : de l'abondance à l'uniformisation

La diversité ne se mesure pas seulement à l'aune des parts de marché : elle est aussi affaire d'autonomie rédactionnelle.

Temps de lecture : 9 min

Les types de journaux en Allemagne

On classe les quotidiens allemands (Tageszeitungen) tout d’abord selon leur mode de vente principal: abonnement (Abonnementzeitungen ou encore Abozeitungen) ou vente au numéro (Kaufzeitungen ou encore Boulevardpresse). L’Allemagne ne connaît pas de quotidiens gratuits : le lancement de 20 Minuten à Cologne a déclenché en 1999-2001 la « guerre des quotidiens de Cologne », où deux éditeurs de payants établis sur le marché local ont lancé des gratuits conçus comme mesure de défense (Abwehrtitel, « titres de défense), lesquels ont suffisamment asséché le marché publicitaire pour que 20 Minuten renonce, à la suite de quoi les deux autres gratuits ont également cessé de paraître. Instruits par l’expérience de Cologne, les éditeurs allemands ont tous développé de manière préventive des gratuits prêts à être lancés en cas de besoin.
 
On parle en France de presse quotidienne nationale (PQN) et de presse quotidienne régionale (PQR). Le premier concept n’est pas pertinent pour l’Allemagne, qui n’est pas un État centralisé ; le seul véritable quotidien « national » est Bild, un Kaufzeitung produit depuis 2008 à Berlin mais qui a des éditions régionales. On parle de presse suprarégionale pour désigner des quotidiens qui paraissent dans une grande ville d’édition (Munich, Francfort/Main, plus récemment Berlin) mais sont diffusés par-delà cette région et traitent de thèmes pouvant intéresser sur l’ensemble du territoire. L’organisation de la presse reflète donc la structure fédérale de la RFA et le polycentrisme allemand fait que les suprarégionaux émanent de zones différentes : leur rayon d’action ne se recoupe que partiellement et la concurrence entre eux n’est que marginale. Certains suprarégionaux le sont réellement, au sens où leurs éditions locales ont un poids restreint dans leur diffusion et leur audience globales (Die Welt, Die Tageszeitung ou, dans une moindre mesure, la FAZ). Au contraire, la Süddeutsche Zeitung, avec 14 éditions locales et près de 430 000 exemplaires au premier trimestre 2014, est davantage un quotidien régional qui diffuse aussi en dehors de sa zone de parution, mais avec un ancrage local moindre qu’un quotidien comme le Münchner Merkur avec ses 32 éditions différentes. Enfin, un quotidien comme la Frankfurter Rundschau est passé de suprarégional à régional après un dépôt de bilan et son rachat par la FAZ.
 
Les autres Abozeitungen sont des quotidiens régionaux avec de nombreuses éditions locales. L’offre d’information régionale dans la presse quotidienne recouvre cependant aussi d’autres cas de figure : Bild a 25 éditions régionales, Die Tageszeitung ou Die Welt ont des éditions régionales hors de leur région d’édition (par exemple à Hambourg).
 
Enfin, sur les 8 Kaufzeitungen, 7 sont des quotidiens locaux qui représentent dans leurs villes respectives (par exemple à Cologne où paraît Express) une forte concurrence pour Bild. Ce secteur est cependant en perte de vitesse : la baisse de la diffusion touche autant Bild (près de -40 % en dix ans) que ses concurrents régionaux (-28 %). Parmi eux, la Abendzeitung de Munich cherche de nouveaux investisseurs pour éviter le dépôt de bilan ; sa diffusion était encore de 117 474 au premier semestre 2014, soit davantage que Libération, alors même que le marché munichois est extrêmement disputé.
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Titres régionaux : une grande diversité ?

De nombreux titres régionaux sont dans un système très développé et complexe de coopération rédactionnelle entre titres et groupes. Pour s’y retrouver, on utilise les catégories établies par le chercheur Walter Schütz(1) .

À côté des Ausgaben (éditions différentes des mêmes titres ; 1532 en 2012), et des Verlage als Herausgeber (toutes les éditions pour lesquelles le même éditeur apparaît dans l’ours ; 333 en 2012, Schütz a introduit la notion de publizistische Einheiten, qui permet de rendre compte en partie de la très grande imbrication entre journaux et éditeurs ainsi que de la diversité (ou non) des contenus. Ces « unités rédactionnelles » (130 en 2012) regroupent tous les titres et éditions pour lesquels le « manteau » (les pages d’information suprarégionale et internationale) est dans une large mesure identique. 
 
Un exemple : l’unité rédactionnelle de la Südwest Presse (Ulm) fournit tout ou partie du « manteau » pour 18 titres et 33 éditions différentes, dont 15 titres appartenant à la même entreprise, et 3 titres appartenant à 3 entreprises différentes, pour une diffusion totale de 326 000 exemplaires. Le nombre d’ « unités rédactionnelles » est en baisse continue (il a été divisé par deux en Bavière entre 1954 et 2012), et l’existence de sources d’information diversifiées est menacée par la reprise de contenus et le développement de journaux patchwork. Ce partage de contenus du « manteau » est très développé non seulement localement mais également, et de manière croissante, dans des groupes présents dans différentes régions (par exemple Madsack ou encore M. DuMont Schauberg).
 
Le coopérations et l’imbrication rédactionnelle sont également de plus en plus développées en ce qui concerne les pages régionales et locales.  Dans la région de Cologne, le Kölner Stadtanzeiger et la Kölnische Rundschau (concurrents mais commercialisés ensemble auprès des annonceurs) sont en train de fusionner certaines rédactions locales en dehors de Cologne même (pour une économie de plusieurs millions € et de 30 postes). Ces nouvelles rédactions devraient toutefois continuer à produire deux cahiers locaux, afin que les deux journaux gardent leur identité ; selon Peter Pauls, rédacteur en chef du Kölner Stadtanzeiger, les contenus communs seront essentiellement des informations factuelles (informations routières, annonces d’événements locaux), et le modèle est « une rédaction – deux journaux ». Au sein du groupe Funke, les rédactions locales des différents titres de Rhénanie du Nord-Westphalie ont été réduites suite à la création d’un content-desk central à Essen (avec pour conséquence la suppression de centaines d’emplois) et à certains endroits, c’est le journal concurrent qui fournit les contenus locaux. Toujours chez Funke, un cas extrême : la Westfälische Rundschau, dont les 120 postes ont été purement et simplement supprimés en 2013 mais qui continue à paraître sans rédaction, avec un patchwork de contenus qui viennent de la rédaction centrale du groupe ou d’autres journaux, dont certains concurrents, et ne sont donc pas produits spécifiquement pour ce titre qui perd ainsi son identité. Si le partage de contenus existe depuis longtemps sur le marché allemand, un tel « journal zombie » selon les termes du journaliste médias Stefan Niggemeier, est une nouveauté. Ces évolutions risquent à terme de réduire la diversité de l’offre, de mener à une perte d’identité des différents journaux et d’entamer l’ancrage régional de ces journaux, qui est pourtant un facteur important d’achat.
 

Propriété et concentration

Les règles anti-concentration dans la presse ne sont en Allemagne qu’une déclinaison des réglementations générales appliquées par le Bundeskartellamt (l’Office fédéral anti-cartels). Sous la pression des éditeurs, le gouvernement a introduit trois nouveautés en 2013 :
  • le seuil d’examen de fusions et rachats de journaux par le Bundeskartellamt a été augmenté à 62,5 millions €, soit désormais un huitième du seuil pour d’autres entreprises ;
  • pas de contrôle quand l’une des entreprises a un chiffre d’affaires inférieur à 1,25  million € ;
  •  lorsque le chiffre d’affaires de l’entreprise rachetée a été trois ans de suite si bas que son existence était menacée, le rachat est autorisé même lorsqu’il a pour conséquence une position dominante de l’acquéreur (Sanierungsfusion, fusion en vue d’un redressement financier). C’est ainsi que la FAZ a pu racheter la Frankfurter Rundschau et s’établir en position de monopole sur le marché de Francfort/Main.

Le marché allemand de la presse quotidienne est beaucoup moins concentré que le marché français ; selon Röper, pour l’ensemble des Abozeitungen, les cinq plus gros éditeurs arrivent ensemble à une part de la diffusion globale de 32,3 %, pour près du double en France.

 
Toutefois, l’imbrication entre éditeurs évoquée plus haut montre que l’indicateur de la part de marché a ses limites ; en termes d’autonomie rédactionnelle des titres, le paysage allemand est moins diversifié que ne le montrent les chiffres. Les (relativement) petits groupes familiaux y sont encore nombreux, dont certains, après s’être développés à partir de titres de la presse régionale, ont élargi leur champ d’action par-delà leur « terrain » d’origine, soit dans la presse suprarégionale, soit dans la presse d’autres régions (M. DuMont Schauberg, de Cologne, avec la Berliner Zeitung, la Hamburger Morgenpost, la Mitteldeutsche Zeitung ; Funke, de Rhénanie du Nord-Westphalie, en rachetant à Springer la Berliner Morgenpost et le Hamburger Abendblatt). Ces groupes sont tous historiquement des groupes de presse, ce qui est dû tout autant au désintérêt des autres secteurs industriels qu’à un repli sur soi des éditeurs, deux tendances qui sont cependant tout à fait susceptibles d’évoluer (et l’épisode traumatique qu’a constitué le passage du groupe Mecom à la fin des années 2000 a montré que la presse allemande pouvait susciter l’intérêt d’investisseurs étrangers et étrangers aux médias).
 

Audience et diffusion

Les Abozeitungen régionaux dominent largement le marché, avec une diffusion en 2013 de 12,9 millions (1,2 millions pour les suprarégionaux et 3,3 millions pour les Kaufzeitungen). Quelques exemples de diffusion au premier trimestre 2014 en milliers d’exemplaires(2)  :
-          Hamburger Abenblatt : 193,6
-          Berliner Morgenpost : 113,8
-          Berliner Zeitung : 122,2
-          Augsburger Allgemeine : 99,4
-          Neue Westfälische 154,7
 
Leur taux de pénétration était en 2013 en moyenne de 51,6 % ; leur lectorat se recrute majoritairement chez les femmes, les plus de 40 ans, les employés et retraités, sans baccalauréat ou sans diplôme du supérieur. La baisse de la diffusion a été entre 2000 et 2013 de -21,7 % ; elle est un peu moins prononcée dans le Sud de l’Allemagne mais est particulièrement nette dans les nouveaux Länder ainsi que dans les grandes agglomérations. L’audience des quotidiens reste élevée, avec un taux de pénétration en 2013 de 51,6 % pour les Abozeitungen régionaux (contre 56,9 % en 2010), de 19,5 % pour les Kaufzeitungen (21 % en 2010) et de 5,3 % pour les quotidiens à abonnement suprarégionaux (5,5% en 2010)(3) .
 

Mode de distribution et financement

Le mode de vente reste très majoritairement l’abonnement avec 90,7 % de la diffusion(4) , un phénomène à la fois culturel et inséparable de facteurs commerciaux (remises importantes, conditions matérielles de livraison de l’abonnement). La plus grande partie des quotidiens est livrée par portage très tôt le matin – un modèle que les éditeurs considèrent comme menacé par l’introduction en Allemagne d’un salaire minimum. La plupart des entreprises disposent de leur propre structure de portage, mais les coopérations sont fréquentes dans ce domaine, même entre quotidiens concurrents. La vente au numéro, même si elle est minoritaire, bénéficie aussi de conditions favorables car le nombre de points de vente de presse reste très élevé : 115 929 en 2013, soit 1,4 pour 1 000 habitants, le réseau le plus dense du monde. Mais contrairement à l’idée assez répandue en France, les quotidiens régionaux allemands ne sont pas particulièrement bon marché. Leur prix au numéro se situe en semaine dans une fourchette entre 1,30 € et 1,60 €, et le week-end autour de 1,80 € (avec des prix plus élevés dans le Sud et plus bas à Berlin et à l’Est). La baisse des recettes publicitaires (-36 % pour les quotidiens entre 2007 et 2013) a conduit à un rééquilibrage dans les sources de financement : en 2002, les recettes des ventes représentaient 44% du chiffre d’affaires et sont passées à 58 % pour 2012(5) .
 

Déclinaisons sur Internet

L’audience des sites est fortement liée à des événements locaux marquants (le procès pour fraude fiscale contre le manager du Bayern Munich a valu à la tz une hausse de 32,4 % des visiteurs uniques en mars 2014). Parmi les sites d’information les plus fréquentés en Allemagne, le premier quotidien régional, la Rheinische Post online, est 12e avec 15 millions de visiteurs uniques en avril 2014 (source AGOF/MEEDIA).
Le groupe Springer a été le pionnier d’une politique de paid content : depuis fin 2009, sur les sites du Hamburger Abendblatt et de la Berliner Morgenpost (désormais vendus au groupe Funke), un modèle freemium rend payantes les informations régionales, c’est-à-dire celles qui sont exclusives et intéressent le plus les lecteurs. De nombreux sites de quotidiens sont depuis passés au payant (74 selon le BDZV), la plupart misant sur un modèle freemium ou un modèle « au compteur » (Metered Paywall) (par exemple les RuhrNachrichten).
 

Ancrage local

Dans les grandes villes, la plupart des quotidiens régionaux ont plusieurs fois par semaine voire quotidiennement des éditions par quartier. La tz de Munich (quotidien de boulevard) a le week-end quelques pages en bavarois. L’hyperlocal a de plus en plus sa place dans les éditions en ligne : ainsi, le Tagesspiegel (Berlin) a sur son site des blogs par quartier. B.Z., quotidien de boulevard berlinois du groupe Springer, dont la rédaction a été fusionnée avec celle de Bild, a sur son site un live-ticker organisé par quartiers. La concurrence est très vive dans certaines grandes villes (6 quotidiens locaux ou ayant des pages locales à Munich, 6 à Hambourg, 9 à Berlin), et elle ne vient pas seulement des quotidiens. Ainsi, l’hebdomadaire Die Zeit, basé à Hambourg, vient de lancer des pages locales. Une concurrence existe également sous la forme de blogs ou de pure players, comme Das ist Rostock ou la Tegernseenstimme, qui comblent le manque d’information hyperlocale due à la réduction des coûts que subit la presse locale.
 

Abondance ou disparition progressive de la diversité ?

Selon un sondage de 2012, le journal reste le média le plus crédible pour les thèmes locaux et régionaux pour 46 % des personnes interrogées. Dans une enquête de 2013 sur les médias les plus cités dans les médias eux-mêmes, on trouve 7 quotidiens régionaux parmi les 30 premiers (ce qui est le plus souvent lié à des événements précis, souvent dans le football, un des domaines les plus importants pour l’information en Allemagne). À côté de quotidiens très locaux à l’image plus poussiéreuse, un certain nombre de régionaux jouissent d’une grande renommée et ont pour ambition que leurs lecteurs n’aient pas besoin de lire un autre quotidien. Cela passe par le recours à des correspondants à l’étranger, partagés avec d’autres journaux et permettant de limiter le recours aux dépêches d’agence, ou à un « manteau » ambitieux, souvent composé de contenus communs à plusieurs journaux, produits de manière centralisée.

Selon Peter Pauls, rédacteur en chef du Kölner Stadt-Anzeiger(6) , il faut voir ce système comme un « buffet, auquel chaque journal se sert en fonction de ses besoins, de son orientation et de son public », en complétant par des textes d’opinion ou des informations touchant de près ou de loin au local. Si la Berliner Zeitung (dont le « manteau » puise également dans les contenus produits par Redaktionsgemeinschaft DuMont à Berlin) choisit plutôt des contenus faisant référence au passé de RDA, commun à la plupart de ses lecteurs, ce n’est pas le cas à Cologne, où l’on choisit davantage des contenus portant sur les voisins immédiats, les Pays-Bas et le Bénélux, qui n’intéressent guère à Berlin. Pour M. Pauls, ce partage a permis d’améliorer les contenus du « manteau » sans pour autant diluer l’identité du journal. Pour Christian Meier de la revue MEEDIA, ce système permet de répondre à une demande, celle de lecteurs souhaitant trouver dans leur quotidien régional l’équivalent du journal télévisé, en proposant une information de qualité qu’un petit journal ne peut pas se permettre de produire de manière indépendante. Cependant, il a aussi pour conséquence de diluer la perspective locale sur l’information suprarégionale, ce qui pourrait aussi à terme mener à une désaffection des lecteurs. Les dernières évolutions, mutualisation de contenus suprarégionaux et/ou de contenus locaux, si elles ont un évident intérêt économique à court terme, ne vont pas nécessairement dans le sens d’un maintien du pluralisme et il n’est pas évident qu’elle constituent à long terme une réponse à la crise de la presse qui touche aussi l’Allemagne.

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Crédits photo :
loop_oh / Flickr
 

Références

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