Une enfant entourée d'une couronne de fleurs et de micros de télévision.

© Crédits photo : Illustration : Émilie Seto.

« La parole des enfants dans ces moments-là est cathartique »

À la suite d’attaques terroristes, les paroles et visages de certains enfants sont relayés sur tous les écrans. Si ces témoignages enfantins ou adolescents sont utiles au recueillement national, ils soulèvent des questions de responsabilité de la part des médias.

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Au lendemain de l’assassinat du professeur Samuel Paty à Conflans-Sainte-Honorine, le 16 octobre, qui n’a pas vu le visage de P.(1)  ? Son interview vidéo, postée par le journaliste Clément Lanot, dans laquelle l’adolescent de 12 ans rend hommage au professeur de son collège, a été vue quelques millions de fois sur Twitter et Facebook.

Elle nous rappelle d’ailleurs cet autre enfant, interrogé en compagnie de son père et dont le visage avait fait le tour des écrans lors d’un rassemblement en hommage aux victimes des attentats du 13 novembre 2015. Les conditions sont différentes : le petit garçon de 2015 avait six ans et n’est ensuite apparu que pour quelques mots aux côtés de son père sur le plateau du Petit Journal le 20 novembre 2015 sur Canal +, tandis que P. est un adolescent au discours construit, relayé par plusieurs grands médias (invité de l’émission C Politique sur France 5 le 18 octobre, interrogé dans la matinale de France Inter le 19 octobre, portrait dans Libération le même jour). Mais les deux, par des paroles simples après une attaque terroriste, ont ému des millions d’internautes et de téléspectateurs… Au risque d’une surexposition médiatique prématurée.

Alors pourquoi les journalistes cherchent-ils à recueillir la parole des enfants dans ces moments dramatiques, avec tant de succès ? Au-delà des problèmes juridiques de droit à l’image d’un mineur placé, est-ce sans risque ?

Responsabilité des médias face aux mineurs

Le premier problème rencontré dans le cas de P. est juridique, car il a été révélé que ses accompagnants de l’ASE (Aide sociale à l’enfance) n’avaient pas les autorisations suffisantes pour le laisser intervenir à visage découvert. C’est pourquoi certains médias ont fait machine arrière : Libération, comme France Inter sur son site, a retiré son nom (mais pas sa photographie), et Clément Lanot, premier journaliste à l’avoir interviewé, a supprimé sa vidéo qui avait fait le buzz sur Twitter.

Mais à la question du droit s’ajoute celle de la responsabilité, déontologique et éditoriale. Quels devoirs ont les médias face aux jeunes qu’ils propulsent sur le devant de la scène ? Le Conseil supérieur de l’audiovisuel (CSA) rappelait dans une délibération de 2007 : « Le consentement des parents, voire leur participation à l'émission, ne saurait dégager les services de télévision de leur responsabilité dans l'organisation de l'émission et dans le traitement en images des mineurs qui y participent. »

Et certains sujets sont bien plus sensibles que d’autres. « Le débat dans lequel est intervenu P. porte sur des questions qui soulèvent beaucoup de critiques et de violences. C'est important que les adultes soient ceux qui assument ces antagonismes : c’est excessif et imprudent de faire peser cette parole sur les épaules d'un adolescent, qui risque de devenir une cible, même s’il a des choses intéressantes à dire », estime Sophie Jehel, chercheuse en sciences de l’information et de la communication.

Par ailleurs, le portrait de Libération évoquait les violences familiales que P. avait vécues ; de son côté, Léa Salamé a rappelé dans la matinale de France Inter qu‘il était placé. Sur le plateau de C Politique, sur France 5, les invités l’ont interrogé sur des pressions exercées par ses camarades et liées à son athéisme. Or, selon la délibération de 2007 du CSA, « l'intervention d'un mineur dans le cadre d'une émission de télévision ne doit pas nuire à son avenir et doit notamment préserver ses perspectives d'épanouissement personnel. Les services de télévision doivent s'abstenir de solliciter le témoignage d'un mineur placé dans une situation difficile dans sa vie privée lorsqu'il existe un risque de stigmatisation après la diffusion de l'émission, à moins d'assurer une protection totale de son identité ».

Si ce texte visait en premier lieu des émissions de divertissement à la télévision, comme Tellement Vrai ou Pascal, le grand frère, Sophie Jehel et Agnès Granchet, juriste spécialisée en droit et déontologie des médias, considèrent qu’elle aurait pu s’appliquer dans ce cas, où des informations sensibles ont été dévoilées sur P.

Après des moments de forte médiatisation, les spécialistes de la protection de l’enfance s’interrogent sur le suivi proposé aux enfants, qui n’ont pas encore toutes les clés en main pour gérer ces enjeux. « Les surexpositions d’adolescents doivent être accompagnées », affirme ainsi Sophie Jehel, qui a travaillé sur cette délibération du CSA pour encadrer les diffusions de témoignages à la télévision qui peuvent nuire aux jeunes.

Un risque accentué par les réseaux sociaux

L’accord des adolescents ne suffit-il donc pas ? « On peut considérer qu’à 12 ans, on est grisé par la médiatisation et pas vraiment en mesure d’y consentir », juge Agnès Granchet.

Dans un contexte tel que celui de l’assassinat d’un enseignant, les avis des élèves sont importants, mais le fait de mettre en avant non pas plusieurs témoignages mais un seul adolescent, qui plus est dans une situation vulnérable représente un risque selon plusieurs spécialistes des médias.

Autre problème : intégrer un enfant dans des débats d’adultes habitués à la prise de parole publique, comme ce fut le cas sur le plateau de C Politique, où P. était entouré de la journaliste et réalisatrice Caroline Fourest ou de l’enseignante Sophie Mazet. Divina Frau-Meigs, spécialiste de l’éducation aux médias, considère ces discussions comme « très asymétriques », et pose la question de l’instrumentalisation, même pour « la bonne cause ».

« Ce n’est pas parce que les jeunes se mettent en scène eux-mêmes qu’il faut les utiliser dans l’arène du débat politique et médiatique » 
Divina Frau-Meigs

Les nouvelles technologies amplifieraient d’ailleurs ces risques. La spécialiste alerte sur les dangers de la diffusion massive de ce type de vidéos. « Même avant Internet, il y avait toujours un risque que ça suive ces enfants toute leur vie. Mais maintenant, avec les réseaux sociaux, il y a une amplification de cette diffusion, et cela peut servir de moyen de pression. C’est aux adultes, surtout aux journalistes, de préserver les plus jeunes, et ne pas céder à l’aubaine. Il faut trouver d’autres manières de donner la parole aux jeunes sur des sujets sensibles, pour qu’ils ne se retrouvent pas dans dix ans tracés ou harcelés. » Divina Frau-Meigs dénonce également l’effet d’entraînement qui conduit à ce genre de buzz, autour d’un enfant qui peut être vulnérable : « Les réseaux sociaux ont placé les jeunes au centre des écrans, et donc, par porosité, les médias de référence se relâchent aussi. Mais ce n’est pas parce que les jeunes se mettent en scène eux-mêmes qu’il faut les utiliser dans l’arène du débat politique et médiatique. »

Les questions de violences au cœur de la médiatisation des enfants

Toutefois, dans le paysage audiovisuel français, ces interviews approfondies d’un mineur font figure d’exception. Les enfants ne sont en effet pas le public cible des médias : ils ne sont pas encore en âge de voter et sont donc tenus éloignés de la chose publique. Plus généralement, pointe l’historienne Claire Blandin, l’audiovisuel ne représente pas la société dans toutes ses composantes, regrettant que « les médias nous montrent un monde géré par les hommes adultes blancs ».

Divina Frau-Meigs note aussi que la norme oppose souvent la parole émotive des enfants aux idées des adultes, comme par exemple lors de l’interview du petit garçon en 2015 dans le Petit Journal. C’est d’ailleurs la maturité de P., et le fait qu’il ne s’exprimait pas comme un enfant, qui a unanimement frappé les médias et les internautes.

« C’est prioritairement dans le cadre de faits divers dramatiques que [les jeunes] attirent l’attention de la télévision »

Les observatrices interrogées relèvent surtout que les principaux moments où l’on parle des jeunes à la télévision, comme pour P., sont liés à un contexte de violence, qu’ils en soient auteurs ou victimes. En 2015, un baromètre de l’INA soulignait que durant les cinq années précédentes, « c’est prioritairement dans le cadre de faits divers dramatiques que [les jeunes] [ont] attir] l’attention de la télévision ». Les autres moments d’attention médiatique pour les enfants correspondent à des « marronniers », comme la rentrée scolaire ou Noël. 

Les quelques enfants médiatisés dans d’autres situations se distinguent par leur côté exceptionnel : ce sont « des petits génies » de la politique, des arts ou des sports. « Comme si pour donner la parole aux jeunes, il fallait qu'ils soient au-dessus de la norme, comme s’ils n’étaient dignes d’y accéder seulement en étant exceptionnels. Mais dans les droits de l'enfant, il y a le droit à l'expression et ce droit ne nécessite pas d'avoir réalisé des prouesses, s’irrite Sophie Jehel. Le paysage audiovisuel français manque très sérieusement d'un journal pour les enfants. »

Une parole qui rassemble

Alors, dans des moments aussi difficiles qu’une attaque terroriste, à quoi répondent ces rares interventions enfantines ou ces vidéos buzz ? « Il a dit ce que beaucoup d’entre nous avions besoin d’entendre », note d’emblée Libération dans son portrait de P. Pour Laurence Bloch, directrice de France Inter, interrogée par la médiatrice de la station le 30 octobre, « la parole de cet adolescent, c’est le plus bel hommage que l’on pouvait faire à ce professeur et au corps enseignant tout entier ».

Chercheuse au CNRS et spécialiste du traitement médiatique des attentats, Claire Sécail analyse les choses ainsi : « P. représente le produit de ce pour quoi l’enseignant a été tué : il incarne l’esprit critique, la nuance, la capacité à avoir une opinion, au cœur du travail du professeur ». Sophie Jehel complète : « Et le discours qu’il tient est tout à fait en cohérence avec les normes officielles. »

Plus important encore, « la parole des enfants dans ces moments-là est cathartique : d’un côté, elle fait sourire et répond à un besoin collectif de réconfort, comme celle du petit garçon en 2015, et de l’autre elle incarne l’avenir d’une nation qui va s’en remettre et faire son deuil. C’est une stratégie pour nous projeter vers un autre horizon », développe Claire Sécail.

La chercheuse met d’ailleurs en parallèle ce type de vidéos avec l’interview de Danielle Mérian, surnommée « Mamie Danielle » après son intervention filmée par BFM TV durant un rassemblement pour les victimes des attentats de novembre 2015. Le message de fraternité de cette ex-avocate septuagénaire avait alors fait le tour des réseaux sociaux et des médias. « C’est une parole qui a une fonction importante : rendre sensible le lien qui nous unit, et qui permet de surmonter un moment dramatique en en tirant un enseignement positif. »

Montrer une société soudée à travers les générations

Si les enfants sont rarement interviewés, les images télévisées les rendent cependant présents, par exemple à travers les mémoriaux envahis de dessins enfantins. Les journalistes accentuent aussi l’aspect générationnel dans les rassemblements d’hommage, interrogeant notamment les parents « venus en famille ». « On voit comment ces événements nous touchent et nous rassemblent, toutes générations confondues. Les enfants permettent de mettre en évidence une société soudée », commente Claire Sécail.

D'ailleurs, on retrouve cette représentation de l’union nationale à d’autres périodes de conflit. « Dans les moments de tension, on mobilise aussi les enfants à travers les médias. C'est une constante depuis la Première Guerre mondiale, où la presse illustrée pour enfants a été utilisée pour faire participer toutes les catégories de population à l'effort de guerre », rappelle l’historienne Claire Blandin.

Ces moments de crises nationales reflètent aussi un besoin particulier de symboles et de paroles fortes. Ce que résume Claire Sécail : « Le discours politique est identifié comme un discours clivant. Dans ces moments difficiles, le public n’en veut pas et cherche une parole qui unit, qui réconforte. La force de celle des enfants, c’est qu’elle est spontanée, libre, qu’elle formule ce que certains adultes n’arrivent plus à formuler, avec des maladresses aussi, ce qui fait sa fraîcheur. »

    (1)

    L’adolescent a été anonymisé dans un souci de protection de son identité.

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