#TellEurope : le débat européen vu de Twitter

Le débat télévisé pour la présidence de la Commission s'adressait à tous les Européens de manière simultanée : rare occasion d'une conversation numérique paneuropéenne. Décryptage des échos au débat sur Twitter.  
Temps de lecture : 7 min

Le débat entre les cinq candidats à la présidence de la Commission européenne qui a eu lieu le 15 mai dernier à Bruxelles a été un événement politique relativement confidentiel mais qui a constitué une étape importante dans l'émergence progressive d'une sphère publique commune au sein de l'UE. La quasi-inexistence d'une telle sphère jusqu'à présent n’est pas seulement due à la faible audience des médias pan-européens comme Euronews et la couverture insuffisante de l’actualité de l’Union de la part des médias nationaux. Le principal problème, en particulier dans les pays de la périphérie, est l'inadéquation flagrante entre d’une part la forte présence des institutions européennes (Commission, Conseil, BCE, etc.) dans les arènes politiques nationales et, en même temps, leur absence de légitimation démocratique (Folesdal, Hix, 2006). En d'autres termes, alors que les dirigeants européens, comme les chefs des États les plus puissants ou les membres de la Commission, expriment des opinions et imposent des politiques ayant des conséquences importantes sur la vie de l’ensemble des citoyens européens, ces derniers ne peuvent pas y exercer directement un contrôle démocratique.

Les spécificités de # TellEurope

À cet égard, le débat qui a été organisé par l’Union européenne de Radio-Télévision (UER) et le Parlement européen à Bruxelles, malgré ses faiblesses inhérentes, était intéressant à observer pour au moins trois raisons.
 
Tout d'abord, les cinq candidats – Jean-Claude Juncker (Parti populaire européen), Martin Schulz (Alliance progressiste des Socialistes et Démocrates), Ska Keller (Les Verts), Guy Verhofstadt (Alliance des démocrates et des libéraux pour l'Europe), et Alexis Tsipras (Gauche européenne) – ont représenté les principales formations politiques en Europe qui participent aux élections du 25 mai – à l'exception tout de même de l'extrême-droite. Il y a donc eu une correspondance, même partielle, entre les protagonistes du débat et le choix qui se présente aux électeurs européens.
 
Deuxièmement, de par leur position, les candidats ont été obligés de défendre le rôle de la Commission européenne et du Parlement contre la toute-puissance du Conseil des chefs d'États qui, étant principalement sous l’emprise de l'Allemagne et dans une moindre mesure de la France, exerce le pouvoir de facto sur l’ensemble de l'Union européenne sans légitimation démocratique adéquate.
 
Enfin, le débat télévisé de Bruxelles avait deux caractéristiques originales : il avait été conçu pour s’adresser à tous les Européens de manière synchrone – ce qui est très rare et ne se produit que pour des événements non-politiques comme le concours d’Eurovision par exemple – et a été pensé dès le départ pour être commenté simultanément en ligne, notamment sur Twitter autour du hashtag #TellEurope.

La discussion sur Twitter

Selon l'UER, le débat a été diffusé simultanément dans 28 pays de l'UE par 55 chaînes de télévision, 88 sites internet et neuf stations de radio. En réalité, peu des médias d’envergure ont diffusé l’événement. En France, ce sont les chaînes, confidentielles, de l'Assemblée nationale et du Sénat qui s’en sont chargées au niveau du service public, ainsi que i>Télé, qui dispose d’une part de marché d'environ 1 %. La participation dans les commentaires en ligne était également relativement faible, nonobstant les efforts de promotion de la part de l'UER autour du hashtag #TellEurope mais aussi sa décision de faire appel à une société spécialisée, Vigiglobe, offrant des statistiques détaillées provenant de Twitter au cours du débat.
 

Source : Topsy
 
En effet, dans les deux heures qui ont suivi le début de l'émission, moins de 20 000 utilisateurs ont envoyé environ 75 000 tweets contenant le hashtag officiel. Comparativement, le concours de chanson d’Eurovision qui a eu lieu le 10 mai a généré 875 000 tweets en 24 heures. Par conséquent, le volume de la participation peut être jugé très bas si l'on considère le fait que l'élection concerne 390 millions d'électeurs Européens, dont plusieurs dizaines de millions d'utilisateurs de Twitter.
 



Source : Topsy
 
Néanmoins, la participation sur Twitter a doublé par rapport au précédent débat entre les candidats, en l’absence de Tsipras, organisé par l'Université de Maastricht. Ce qui montre une tendance à la hausse de l’intérêt pour ce type de manifestation. En effet, depuis quelques années maintenant le commentaire simultané sur Twitter d’émissions télévisées est devenu une pratique courante, y compris dans le cas de débats politiques ayant lieu dans un contexte préélectoral. Malgré sa taille modeste, le livetweeting autour de #TellEurope offre donc un champ d'observation intéressant parce que c’est l'un des rares événements politiques paneuropéen, circonscrit dans le temps et structuré autour d’un hashtag unique.

L'analyse du graphe de #TellEurope

La première tendance qu’on observe dans le graphe de #TellEurope est que les différences et les affinités politiques se reflètent clairement dans la structure des échanges qui ont eu lieu sur Twitter, une tendance constatée aussi dans d’autres contextes. Comme montre le graphe ci-dessous, chacun des candidats voit une communauté distincte se former autour de son compte officiel.

 
Les points correspondent aux comptes Twitter ayant écrit un message comportant le hashtag #TellEurope entre 20h20 le 15 mai et 9h51 le 16 mai 2014 (total de 30 000 tweets). Les lignes entre les points représentent les interactions entre ces comptes (RT et mentions). La topologie du graphe est le résultat de l'intensité de l'interaction entre les comptes. Le plus deux comptes sont caractérisés par une communication bidirectionnelle intense entre eux, le plus ils sont proches sur la carte. La taille des points (du plus petit au plus grand) dépend du nombre de RT et mentions reçus. La couleur dépend de la communauté à laquelle ils appartiennent. Source : ephemeron.eu, image sous licence Creative Commons.

La structure des interactions au sein du réseau reflète la particularité de la communauté d'Alexis Tsipras par rapport à celles des autres candidats. En effet, bien que les quatre communautés (Schulz, Keller, Verhofstadt et Juncker) soient assez proches et reliées les unes aux autres de manière relativement équilibrée, la communauté de Tsipras, plus isolée, interagit seulement avec celles de Schulz et de Keller. Simultanément, la communauté de Tsipras s’associe fortement avec un autre groupe important, au sommet du graphe en rouge, dont les membres les plus actifs sont des utilisateurs grecs. Cela signifie que la mobilisation des Grecs sur Twitter était beaucoup plus importante que dans les autres pays, chose compréhensible si l'on prend en compte l'intensité de la campagne et l’importance des enjeux de l'élection en Grèce.

 
Source : Topsy
 
En effet, la liste ci-dessus montre clairement que la participation la plus intense à la discussion est venue des pays du Sud comme l'Espagne, la France, la Grèce et l'Italie. Ce sont précisément les pays européens où le débat sur les politiques économiques au sein de l'UE est le plus intense. En revanche, il y a eu peu d'intérêt pour l’événement en Allemagne et encore moins aux Pays-Bas, en Grande-Bretagne, en Scandinavie et en Europe centrale et orientale. Le fait que la Grèce ait la plus petite population des utilisateurs de Twitter parmi les quatre pays les plus actifs sur #TellEurope, confirme la sur-participation des Grecs à la discussion. Même si ces données doivent être maniées avec précaution en raison des difficultés inhérentes à la géolocalisation, ils coïncident avec les résultats de l’analyse de réseau.
 
La bonne prestation d'Alexis Tsipras ainsi que la présence dynamique des utilisateurs grecs explique le fait que celui-ci était le candidat le plus commenté sur Twitter, comme en témoignent les données communiquées par l'UER à travers la société Vigiglobe.
 
Source : Vigiglobe
 
Aussi Tsipras et Ska Keller sont les candidats qui ont récolté les commentaires les plus positifs de la part des journalistes et des observateurs et ont constitué en quelque sorte les « révélations » du débat. Ceci est confirmé par le fait que la part proportionnelle de citations de ces deux candidats a fortement augmenté sur Twitter le matin du 16 mai, comme indiqué dans le tableau ci-dessous, ce qui correspond à la couverture médiatique du lendemain du débat et à la discussion qui a suivi.
 

 
Le succès de Tsipras, et dans une moindre mesure celui de Keller, est remarquable parce que leurs rivaux, issus des formations politiques puissantes, disposent des ressources beaucoup plus importantes qu'ils mettent en œuvre pour accroître leur influence en ligne. Par exemple, Schulz et Juncker disposent d’un personnel professionnel, aidé par des sociétés spécialisées, pour assurer la gestion de leurs profils sur les réseaux socionumériques. Ils ont également déjà fait des campagnes publicitaires notamment sur Twitter ce qui leur a permis d’augmenter leur nombre de followers. A contrario, la campagne de Tsipras sur le web est beaucoup plus « artisanale » et low cost.

 

 

Conclusion

La discussion sur Twitter autour de #TellEurope a été naturellement influencée par la dynamique d'ensemble de la situation politique en Europe et par les spécificités de la couverture médiatique de l'événement. En d'autres termes, les représentants de la gauche alternative, et surtout Tsipras, ont bénéficié de la forte demande de la part d’un nombre croissant d’Européens pour la fin des politiques d'austérité, la croissance et la création d'emplois. Une demande populaire qui découle de la crise économique et sociale dont souffrent principalement les pays du sud de l'Europe et qui a un impact fort sur la campagne.
 
Plus précisément en ce qui concerne la Grèce, la confrontation politique très tendue entre le gouvernement et l'opposition qui a eu lieu pendant la campagne pour les élections européennes, doublée de celle des élections locales dans le pays, a poussé un grand nombre d'utilisateurs grecs à participer, d'une manière organisée ou non, au commentaire en ligne du débat télévisé. En outre, les deux jeunes candidats de la gauche ont pu bénéficier des facteurs générationnels leur donnant une forte influence auprès des groupes d'Européens avec des caractéristiques spécifiques (jeunes hautement qualifiés, mais pas nécessairement bien rémunérés ou en situation de travail, utilisateurs intensifs du web et grands consommateurs d’actualité) qui sont surreprésentés parmi les utilisateurs de Twitter (Comby et al., 2011). L’adéquation entre le discours d’Alexis Tsipras et les préoccupations des citoyens qui ont commenté le débat est perceptible également à travers la comparaison des nuages de mots de deux ensembles lexicaux. On observe que les thèmes de l’austérité, de la crise, de l’emploi y sont prégnants.

 

Nuage de mots de tweets en anglais
(Source : Vigiglobe)

 
 


Analyse de similitude du discours de Tsipras avec Iramuteq (à partir de la traduction simultanée en français)
(Source :
Pascal Marchand)
 
Mais cette dynamique peut avoir un impact sur des couches plus larges de la population en Europe, comme le montrent les données de Google. En effet, entre le 22 avril et le 22 mai 2014, le nom d'Alexis Tsipras a été le plus recherché par rapport à tous les autres candidats et a obtenu encore plus de requêtes après le débat de Bruxelles. Ska Keller quant à elle a vu les requêtes la concernant littéralement exploser le 15 mai, signe qu’elle a aussi suscité un grand intérêt, ce qui n’a pas été particulièrement le cas pour les autres candidats.

 

Source : Google
 
Ces observations ne présagent de toute évidence pas le résultat de l'élection. Elles constituent cependant des indications intéressantes quant à l’évolution de la campagne auprès d’une population spécifique d’Européens, ceux qui utilisent Twitter et qui sont politisés. Elles confirment également l'idée que si le fait de disposer de beaucoup de moyens financiers constitue un avantage concurrentiel important dans une campagne électorale sur le web, celui-ci peut néanmoins être contré par une mobilisation fortement politisée et/ou spontanée.
 
Merci à Pavlos Kazakopoulos et Yannick Rochat pour l'aide à la collecte des données. J'ai utilisé Twitter , Topsy , Vigiglobe et Gephi .
 
Cet article a été préalablement publié en version anglaise sur ephemeron.eu sous la licence Creative Commons BY-NC-ND


 

Références

A. Follesdal et S. Hix, « Why There is a Democratic Deficit in the EU: A Response to Majone and Moravcsik », JCMS: Journal of Common Market Studies, vol. 44, no 3, p. 533-562, septembre 2006
 
J. Hawthorne, J. B. Houston, et M. S. McKinney, « Live-Tweeting a Presidential Primary Debate Exploring New Political Conversations », Social Science Computer Review, vol. 31, no 5, p. 552-562, octobre 2013
 
J-B. Comby, V. Devillard, C. Dolez, R. Rieffel, « Les appropriations différenciées de l’information en ligne au sein des catégories sociales supérieures », Réseaux, n° 170, p. 75-102, 2011
 
N. Smyrnaios, P. Ratinaud, « Comment articuler analyse des réseaux et des discours sur Twitter : l’exemple du débat autour du pacte budgétaire européen », Tic&Société, à paraître.
 
Crédits photo :
European Parliament / Flickr

 

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