Russie : le triomphe des réseaux sociaux nationaux

Russie : le triomphe des réseaux sociaux nationaux

Alors que Facebook reste le réseau social numéro un dans le monde, certains services nationaux resistent, comme VKontakte et Odnoklassniki en Russie et dans les pays limitrophes. Entretien avec Ilya Kiriya sur ces deux réseaux qui sont l’objet d’une lutte politique et économique.

Temps de lecture : 5 min

 

Ilya Kiriya est chef des relations internationales de la faculté de communication, des medias et du design de la National Research University Higher School of Economics (Russie).
 

Pourriez-vous nous expliquer ce que sont VKontakte et Odnoklassniki ?
 

Ilya Kiriya : Ce sont deux réseaux sociaux qui ont été créés à peu près au même moment, en 2006, par des personnes privées. Odnoklassniki a été lancé par Albert Popkov, qui avait auparavant créé d’autres entreprises sur le Web. Initialement le projet était payant, ce qui a changé vers 2010, quand le site avait déjà une grande audience. Au départ, c'était en quelque sorte une copie du service Classmates, une plateforme américaine créée avant Facebook(1). Dans ce sens, l'usage d'Odnoklassniki est plutôt axé sur les relations interpersonnelles. Quelques années plus tard, Odnoklassniki a été vendu à Mail.ru, un groupe internet assez connu en Russie, qui propose notamment un service de mail gratuit. Le groupe possède environ 35-40 % de parts de marché là-bas.
 

 Les vocations d’Odnoklassniki et de VK sont au final très différentes. 

En ce qui concerne VKontakte, la plateforme est arrivée un tout petit peu plus tard après Odnoklassniki et est devenu vers 2012-2014 le service le plus fréquenté par les usagers en Russie parmi les réseaux sociaux. Plus que Facebook ou qu'Odnoklassniki.  VKontakte a été créé par Pavel Dourov comme un réseau social, avant de devenir un peu plus que ça. Il a ensuite été vendu VK à Mail.ru Group, sous pression, si l’on en croit certains échos de l’affaire. Pavel Dourov est une personne très impliquée dans la défense  d’un internet pour tous, totalement opposée à l'utilisation des droits d'auteur, de copyright et d'autres dispositifs de ce genre. C’est un défenseur du piratage et de l’utilisation de contenus sans permis, sans paiement. La popularité de Vkontakte en découle : c’est un service assez sophistiqué où il est possible de partager des contenus divers. Car Vkontakte n'est en réalité pas seulement un réseau social, c'est en grande partie une très grande base de donnée musicale, ce qui lui a valu de nombreux problèmes avec des majors au cours des dernières années sur les questions des droits d’auteur. Donc les vocations d’Odnoklassniki et de VK sont au final très différentes.
 

Atlas des réseaux sociaux les plus utilisés dans le monde
Vincenzo Consenza/vincos.it. Licence CC BY-NC 2.0

 

Quel est le modèle économique de ces deux réseaux sociaux ? 
 

Ilya Kiriya : Aujourd’hui, les deux sont gratuits, ils ne font rien payer à leurs utilisateurs. C'est en grande partie la publicité numérique, la publicité contextuelle, qui rapporte de l’argent aux deux plateformes, sur le même modèle que Facebook. Mais il y a des petites différences. Odnoklassniki à partir de 2012-2013 a commencé à être un support très important pour les jeux en ligne. Et Vk s’est plutôt orienté vers le contenu, y compris le contenu numérique, des films, ce genre de chose. Mais si on regarde à la racine, au niveau basique, le modèle est le même pour les deux, et c’est le modèle classique économique des réseaux sociaux. 

 

Odnoklassiniki et Vkontakte appartiennent à mail.ru. Pouvez-vous nous expliquer de quoi il s'agit ? 
 

Ilya Kiriya : Mail.ru group a été créé il y a un peu plus de vingt ans. C’était au départ un service de mail gratuit russophone et qui, jusqu'à ce jour, occupe la place de numéro 1 sur ce marché en Russie. Même Yandex, qui est  le moteur de recherche le plus populaire de Russie, ne réunit pas autant d’utilisateurs avec son propre service mail lancé il y a plus d'une dizaine d'années. C'est un service extrêmement populaire en Russie. Alisher Usmanov, un oligarque, un temps l’homme le plus riche de Russie, détient une grande part de Mail.ru et est un proche ami du président Poutine. Il est très lié à Gazprom, dont il dirige la holding d’investissement et est très actif dans le secteur des nouvelles technologies. Il possède aussi notamment Komersant, qui est un grand journal quotidien et est en lien avec de nombreuses activités médiatiques en Russie. Il a été un des premiers actionnaires privés très importants de Facebook et a détenu de nombreuses actions Apple. Et avec lui, Mail.ru a commencé à se diversifier dans différentes activités liées au Web au fil des années.

 Mail.ru détient aussi certaines activités dans le domaine des moteurs de recherche. 

Mais je pense qu'à cause des histoires politiques avec surtout après le durcissement du régime, l’intensification des sanctions, ce qui s’est passé en Crimée et les problèmes sur la scène internationale, il a probablement décidé de vendre tout ce genre de choses à l'étranger en se concentrant sur les activités intérieures à la Russie. Ainsi, au sein de mail.ru group, on peut retrouver quelques marques et produits qui ont pu être très connus à un moment mais qui sont désormais bien moins populaires et ont été acquis au fur et à mesure. C’est par exemple le cas du client de messagerie instantané ICQ, au départ un projet d'AOL, lancé bien avant Skype, bien avant tout ce genre de messagerie que l'on connaît maintenant. Mail.ru détient aussi certaines activités dans le domaine des moteurs de recherche même si le groupe n’est pas en tête dans ce domaine en Russie.
 

Comment décririez-vous les utilisateurs typiques de VKontake et Odnoklassniki ?
 

Ilya Kiriya : C'est compliqué, je pense qu'il faudrait mener une recherche séparée. Vkontakte est bien plus utilisé pour les projets collectifs. C'est-à-dire que si vous voulez faire de la promotion pour votre produit, la promotion de vos idées politiques, promotion de votre parti politique, etc., VK est le bon endroit. Le service est beaucoup utilisé comme instrument de marketing pour des compagnies. C’est nettement moins le cas pour Odnoklassniki qui sert plutôt à maintenir des relations interpersonnelles et à faire ce que l’on pourrait appeler de « l'auto présentation ». Du coup, forcément, le profil des usagers est différent. VKontakte est bien plus utilisé dans les milieux urbains alors que l’utilisation d’Odnokklassniki aurait tendance à être plus importante dans les milieux ruraux.

 

Lorsque l'on regarde quels sont les réseaux sociaux les plus utilisés dans le monde, on s'aperçoit que Odnoklassniki et Vkontakte sont en tête en Russie et dans les pays limitrophes. Comment expliquez-vous cela ?
 

Ilya Kiriya : Je pense que ce sont principalement pour des raisons culturelles. D'un autre côté il y a quand même aussi, je pense, une question temporelle, que l’on pourrait formuler ainsi : quand est-ce que les plateformes ont été créées ? Parce qu’il faut le dire, VK et Odnoklassniki ont été créés à une période où Facebook n'était pas très intéressé par la Russie, Mark Zuckerberg ne considérait pas ce marché comme prioritaire. Du coup, les entrepreneurs locaux se sont précipités pour créer leur alternative. Et puis il ne faut quand même pas oublier un point majeur qui est l'utilisation de la langue russe. La création de ce genre de réseau a été un très bon outil pour les pays de l'ex-Union soviétique. Parmi les utilisateurs d’Odnoklassniki et Vkontakte, il y a beaucoup de gens qui vivent en dehors de Russie, en Géorgie, au Kirghizstan et dans d’autres pays de l'ex-URSS et pour lesquels la pratique de la langue russe est restée importante.

 

Pour revenir à la figure de Pavel Dourov, le créateur de Vkontakte, celui-ci a quitté la société en 2014, à la suite à de fortes pressions d'un Holding. Pouvez-vous revenir sur les tensions entre le pouvoir russe et Pavel Dourov ?

 

Ilya Kiriya :

 Pavel Dourov tient un discours très libertarien, contre tout contrôle. 

Pour bien comprendre la relation du pouvoir avec Pavel Dourov, il est nécessaire de revenir un peu en arrière. On sait très bien qu'en 2012, avant l’élection présidentielle qui a vu Vladimir Poutine revenir au pouvoir, les réseaux sociaux ont été très utilisés par l’opposition pour prendre la parole, organiser des manifestations. À ce moment-là, l'État russe a décidément changé sa tactique par rapport aux réseaux sociaux comme outil de communication dans leur ensemble. Avant tout ça, la stratégie du pouvoir russe était beaucoup moins axée sur le secteur internet.  Il était alors plus ou moins expliqué qu’il valait mieux surveiller et contrôler la télévision, le média mainstram par excellence, très utilisé par tout le monde. Il fallait donc mieux se concentrer là-dessus. Internet ne représentait pas un grand intérêt parce que peu de gens l’utilisaient alors comme source d'information politique. Ce qui était d'ailleurs vrai. Mais lorsque le pouvoir a réalisé qu'il y avait pas mal de gens actifs sur Internet et que ceux-ci utilisaient efficacement les outils des réseaux sociaux, c’est devenu un enjeu vital. Et évidemment, pour essayer de les contrôler, l'État russe avait besoin de certains outils. Facebook n’était pas très intéressant car le service n’avait pas la même envergure que VK, qui avait un potentiel de contrôle bien plus grand.

Les tensions sont arrivées rapidement parce que Dourov est, en gros, un anarchiste. C'est quelqu'un pour qui la hiérarchie n'existe pas, pour qui l'État ne doit pas exister. Il tient un discours très libertarien, contre tout contrôle. Bien avant son départ de la société en 2014, il se prononçait librement contre la réglementation d'internet. Il a posé un problème pour le pouvoir parce qu'il avait sa propre position politique, il n’entrait pas dans la logique des pro-Poutine/contre-Poutine, il se positionnait en dehors de ça. Pour lui, internet est quelque chose qui n'est pas l'État, qui ne doit pas être associé à l'État, qui n'a rien à voir avec les barrières entre les pays, etc. Pour lui, Internet doit rester complètement libre de tout genre d'interventions, qu’elles soient le fait de grosses corporations ou des administrations. Lorsque VKontakte a reçu des pressions venant du pouvoir russe, ses réactions publiques ont été beaucoup plus fortes. Le conflit entre l’administration et Pavel Dourov est alors devenu manifeste, bien plus qu’avec d’autres patrons des réseaux sociaux comme celui d’Odnoklassniki par exemple.
 

De ce fait il est devenu la cible d’attaques, qui comme ces deux dernières décennies en Russie, sont des attaques médiatiques camouflées en attaques purement économiques. Il est officiellement question d’achat, il n’y a rien de politique. Visiblement, il y a eu des pressions derrière tout ça, qui jusqu’à maintenant n’ont pas été divulguées. En réalité, on ne sait pas ce qui a été proposé à Dourov, on ne sait pas ce qu’il a accepté et/ou refusé. On ne le saura probablement jamais. Mais il est très vraisemblable qu’il y ait eu une pression d’effectuée pour lui faire vendre une partie de son réseau social et le forcer à quitter la société.

 

Vkontakte et Odnoklassiniki sont aussi au centre des tensions en Ukraine. Petro Poronshenko, le président du pays, a annoncé vouloir bloquer Vkontakte et Odnoklassniki sur le territoire. Les deux services ont-ils été bloqués parce qu’ils sont identifiés comme des outils du soft power russe ?
 

Ilya Kiriya :

 VKontakte et Odnoklassniki sont utilisés comme des moyens de propagande, c’est établi. 

Non pas réellement. En réalité, si on regarde ce qui a été fait, les motivations qui ont été avancées par Petro Porochenko et le pouvoir ukrainien pour bloquer ce genre d'activité sont purement économiques.  Il faut quand même rappeler qu'il a aussi fait bloquer Yandex, qui est le moteur de recherche Russophone très connu mais qui est aussi ukrainophone. Mais celui-ci est basé à Moscou, et il s’agit d’une société russe. C'est du même niveau que les interdictions à l’encontre des compagnies aériennes russes qui les empêche de faire des vols directs vers les aéroports ukrainiens.  Il n'y a actuellement plus de vols directs entre Moscou, Kiev et d'autres villes ukrainiennes. Ce sont les entreprises russes dans leur ensemble qui sont interdites en Ukraine, qui subissent des sanctions économiques. Il y a forcément un fond politique, mais il s’agit là plus d’une tactique qui consiste à attaquer le portefeuille de l’adversaire, à savoir la Russie. Et ça touche aussi forcément les compagnies internet qui sont bloquées. C'est dans la continuation de l’interdiction en Ukraine de Sberbank, une banque d'État, qui y a fermé tous ses guichets.

Mais si on se demande si l’on peut dire que Odnoklassniki mais bien plus VK sont utilisés comme des moyens de propagande, la réponse est oui, bien entendu. Ils le sont, on le sait très bien. Beaucoup d’articles ont été écrits à propos de ce que l’on appelle les fabriques de trolls, des compagnies qui sont utilisées par le Kremlin et par l'administration présidentielle. Il y a des compagnies artificielles qui sont financées par l'administration présidentielle pour insulter les personnes publiques et d'opposition sur les réseaux sociaux, créer des distorsions dans les discussions sur les réseaux sociaux, etc. On le sait. VKontakte et Odnoklassniki sont utilisés comme des moyens de propagande. C’est établi. Mais comment cela fonctionne-t-il réellement ? Est-ce que l'on peut vraiment dire que ça un impact ? Ce sont des questions auxquelles il est très difficile de répondre.

 

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(1)

Un réseau social comparable à copains d’avant, qui vise à rapprocher les anciens camarades d’écoles qui se sont perdus de vue

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