Margot de Balasy

© Crédits photo : Margot de Balasy

Le prodigieux développement d’Internet en Chine

Prodigieux, le développement de l’internet chinois l’est par sa rapidité et sa capacité d’innovation. Basé sur une vision à long terme de l’État, le dynamisme des entreprises privées et la réponse des usagers, le succès du secteur numérique a bousculé le paysage médiatique et accentué la mainmise du pouvoir.

Temps de lecture : 9 min

Depuis une dizaine d’années, le nombre d’internautes chinois n’a eu de cesse de croître : il est passé de 210 millions d’utilisateurs en 2007 à 802 millions en 2018, dont plus de 98 % accèdent à la Toile par le mobile. Le taux de pénétration (le pourcentage d’individus ayant accès à Internet) dépasse aujourd’hui les 57 % au niveau national, et atteint plus de 70 % dans les grandes métropoles (Shanghai, Pékin, Canton…).

Source : Anna ZYW MELO, compilé par l’auteur à partir des rapports bi-annuels du China Internet Network Information Center (CNNIC).

Quels ont été les moteurs de ce développement prodigieux ? Afin de répondre à cette question, nous allons présenter le rôle joué par l’État chinois et par les acteurs majeurs du Net en Chine. Nous analyserons ensuite les principaux usages et leurs évolutions. Enfin, nous verrons comment l’émergence de nouvelles formes de communication et d’information ont impacté les médias traditionnels.
 

Une stratégie de développement au long cours

L’essor du secteur des technologies de l’information et de la communication (TIC) en Chine est né d’une politique volontariste des autorités visant à faire évoluer le pays vers une société de l’information. Dès le début des années 1990, Pékin lance ainsi une politique de modernisation des infrastructures de l’information et de l’économie afin d’aboutir à une « informatisation » (???, xinxihua) du pays.

L’objectif est double : d’une part, favoriser l’essor des technologies de l’information et de la communication (TIC), afin de satisfaire les besoins internes en matière de croissance économique, d’autre part, mettre en place un réseau qui permette de relier centre et périphéries, pouvoir central et local, tout en assurant une maîtrise de l’information la plus complète possible afin de « garantir la sécurité nationale ». Dans le cas du régime politique chinois, de nature autoritaire, le contrôle de l’information est en effet d’une importance primordiale(1) .

 Les autorités chinoises entendent accéder à une nouvelle posture internationale grâce aux TIC, à la fois en matière de compétitivité et de diplomatie. Leur but est de faire émerger la Chine en tant que leader mondial du secteur 

À partir des années 2000, le secteur de l’internet devient une priorité stratégique et économique au niveau national, comme l’illustrent les différents plans quinquennaux. En parallèle, les autorités chinoises entendent accéder à une nouvelle posture internationale grâce aux TIC, à la fois en matière de compétitivité et de diplomatie. Leur but est de faire émerger la Chine en tant que leader mondial du secteur.

 

Déploiement des infrastructures et émergence des entreprises

Pour accéder à ce statut de leader mondial, les autorités investissent dans un premier temps dans la mise en place des infrastructures de télécommunications, puis dans un deuxième temps, dans l’accroissement des capacités endogènes en recherche, développement et innovation (RDI).

Du point de vue du déploiement matériel de la connexion au Web, Pékin mise sur l’objectif de couvrir 85 % de la population avec le haut débit d’ici à fin 2020, tout en mettant en place la fibre optique, pour laquelle on compte déjà 328 millions d’utilisateurs. L’internet mobile est aussi très bien développé, avec 1,1 milliards d’utilisateurs 4G en juin 2018. Grâce au plan gouvernemental Made in China 2025, la Chine est en train de se hisser au premier rang au niveau de la technologie 5G. Cette position inquiète les États-Unis et la Corée du Sud, qui ont jusqu’à aujourd’hui été à l’avant-garde dans ce secteur.

 En 2017, l'économie numérique chinoise comptait pour près de 33 % du PIB national  

Dans ce contexte, la place accordée aux entreprises en tant que catalyseurs de l’innovation est essentielle : les acteurs économiques et industriels sont associés intimement à l’État dans la transformation de la Chine en une société de l’information. Ainsi, en 2017, l’économie numérique chinoise comptait pour près de 33 % du PIB national.

Les entreprises de la tech ont acquis progressivement la maîtrise des différents niveaux de RDI, que ce soit dans la production de matériel (infrastructure, téléphonie), dans les services (applications, Internet des objets, cloud) ou dans la recherche appliquée (big data, supercalculateurs, intelligence artificielle).

Pékin a développé de ce fait une robuste capacité d'absorption des technologies étrangères — visant à terme à une autonomie technologique qu’on appelle « innovation incrémentale ». Les entreprises comme Tencent, Baidu ou Alibaba ont créé des services ressemblant de prime abord aux Google, Amazon, Facebook ou WhatsApp nord-américains, mais elles ont déployé des caractéristiques propres, notamment en innovant au niveau des services. Aujourd’hui, ces géants numériques ont conquis « l’Empire du Milieu ». Pour cela, ils ont reçu un soutien sans pareil de l’État, que ce soit au niveau institutionnel, économique, réglementaire ou académique. Ils ont également bénéficié d’une relative fermeture du marché chinois aux entreprises étrangères, notamment dans le secteur des services.

Mais ces géants du Web chinois ont également su dérouler un véritable tapis rouge pour les internautes, en décryptant et en s’adaptant à leurs profils, en identifiant les niches à haut potentiel et en créant des nouveaux besoins dans la population, comme la consultation de vidéos d’actualité ou le paiement par reconnaissance faciale.

Qui sont donc ces internautes et quel impact ont-ils eu sur le développement du numérique ?
 

Les internautes chinois et leurs usages

Une immense fracture numérique sépare les usagers des zones urbaines et rurales : seuls 26 % des internautes vivent à la campagne. À cette division, s’ajoutent les inégalités d’accès entre régions côtières et régions intérieures.Mais dans certains domaines, comme les achats en ligne, la ruralité est en train de combler son retard de façon fulgurante.

 Les jeunes générations figurent parmi les principaux utilisateurs : 46 % des internautes ont entre 10 et 29 ans 

Les jeunes générations figurent parmi les principaux utilisateurs : 46 % des internautes ont entre 10 et 29 ans. Au premier rang, parmi ces jeunes urbains connectés, on trouve les étudiants, les cols blancs et les entrepreneurs. Depuis quelques années, cette tendance commence néanmoins à évoluer : au premier semestre 2018, les usagers de 30 à 49 ans comptent parmi 39 % des nouveaux utilisateurs.

Source : Anna ZYW MELO, compilé par l’auteur à partir du 42e rapport du China Internet Network Information Center (CNNIC), juin 2018.

 

Il est intéressant de voir qu’en 2005, les utilisations principales étaient, par ordre d’importance, la consultation de nouvelles, essentiellement en matière de divertissement (notamment cinéma, musique, vedettes), les moteurs de recherche, les conversations en temps réel, la consultation des boîtes de courrier électronique et le téléchargement. Progressivement, à ces usages se sont ajoutés les échanges par messagerie instantanée, les jeux, les vidéos et la musique en ligne.

 La consultation d’information, notamment d’actualités, et la messagerie instantanée figurent toujours parmi les activités favorites des internautes 

À partir des années 2010, les achats et les paiements en ligne ont commencé à prendre leur envol. Ils représentent aujourd’hui un très fort moteur de développement du secteur du numérique. Les autorités tablent, de fait, sur le e-commerce pour soutenir la croissance économique interne. Pour preuve, en 2017, la Chine dominait le volume mondial de commerce en ligne avec 40 % des échanges globaux. Pour sa part, la consultation d’informations, notamment d’actualité, et la messagerie instantanée figurent toujours parmi les activités favorites des internautes. Cette dernière a une place de choix, car elle a permis l’émergence d’une nouvelle modalité de communication, plus directe, et offert un semblant de liberté en permettant la diffusion d’informations par les internautes eux-mêmes, notamment les leaders d’opinion. Aux profils très variés, allant des hommes d’affaires aux célébrités du cinéma ou aux jeunes blogueurs, ces personnalités du Web, dès lors qu’elles acquièrent une certaine notoriété, sont soumises au contrôle, voire à la censure et aux intimidations des autorités de régulation.

 

L’hégémonie du mobile

La croissance époustouflante de tous ces services est liée à une particularité chinoise, à savoir l’utilisation du téléphone portable pour « surfer » : 788 millions de personnes se connectent à partir de leur mobile, soit une population de mobinautes trois fois plus grande qu’aux États-Unis.

 La connexion mobile a été adoptée d’emblée par les utilisateurs qui ont effectué un véritable « bond en avant » technologique dans les années 2000 

La connexion mobile a été adoptée d’emblée par les utilisateurs qui ont effectué un véritable « bond en avant » technologique dans les années 2000, sans passer nécessairement par l’ordinateur fixe ou la connexion filaire. Ce mode d’utilisation explique notamment l’immense succès des réseaux sociaux et des applications de messagerie instantanée. À partir des années 2010, en concomitance avec la mise en place progressive d’équipements plus performants, on assiste à une véritable explosion du numérique sur mobile. Par des investissements monumentaux, les entreprises du numérique développent une farandole d’applications multi-services, parfois appelées « couteaux suisses ».

Ainsi, en 2016, le portable compte pour près de 70 % des ventes en ligne. Aujourd’hui, le nombre d’utilisateurs effectuant leurs paiements par mobile est douze fois plus important en Chine qu’aux États-Unis. Le paiement par téléphone est le mode préféré de règlement, même hors ligne, devant les cartes bancaires.
 

Les applications phares proposées aux mobinautes

Parmi la multitude de services et applications proposés aux mobinautes chinois, quelques-unes se sont taillé une grosse part du gâteau.

L’application la plus utilisée est WeChat (Weixin en chinois), elle rassemble 980 millions d‘utilisateurs actifs par mois. WeChat proposait à l’origine un service de messagerie et un réseau social. Il s’agit aujourd’hui d’une plate-forme offrant un florilège de services. On peut y effectuer presque tous les paiements, même au marché du coin de la rue. On peut l’utiliser aussi pour prendre un rendez-vous médical, envoyer des messages vocaux à ses enfants par le biais d’un nounours connecté, ou encore se géolocaliser pour chercher un magasin. Elle est suivie de QQ, autre service de messagerie instantanée très populaire auprès des Chinois. Ces deux applications phares appartiennent au groupe Tencent.

Puis viennent AliPay et Taobao, applications de paiement et de e-commerce de la firme Alibaba, qui détient 58 % du e-commerce chinois et revendique 520 millions d’usagers. AliPay a mis en place un système de règlement reposant sur la technologie de reconnaissance faciale.

Baidu, le principal moteur de recherche chinois, détient pour sa part la plateforme de vidéo en ligne iQiyi, cinquième application la plus utilisée aujourd’hui. Baidu investit aussi dans la géolocalisation, l’automobile autonome, la réalité augmentée et l’intelligence artificielle.

Aujourd’hui, ces géants tendent à se diversifier en développant des secteurs parfois éloignés et en investissant dans de jeunes start-up prometteuses. Cela entre dans le cadre d’une stratégie économique, car le milieu est très concurrentiel, mais aussi politique, certaines applications pouvant être suspendues ou « nettoyées » sur demande des autorités.

Les dernières tendances révèlent le boom des applications de finance et de tourisme, conséquence directe de l’essor d’une nouvelle classe moyenne cherchant un mode de vie reposant sur la consommation, le luxe, les voyages, ainsi que l’investissement boursier. Ainsi, en juin 2018, plus de 358 millions de Chinois consultaient des applications liées au tourisme à partir de leur téléphone portable. Les services financiers quant à eux, ont suivi une courbe de croissance de 30 % au premier trimestre 2018.

Des nouvelles formes de réseaux sociaux ont vu le jour et rencontrent un franc succès chez les jeunes générations, comme Tik Tok, qui propose la création et la diffusion de vidéos de 15 secondes. Les applications d’information parviennent aussi à capter l’intérêt des utilisateurs : en 2016, les mobinautes chinois passent en moyenne 74 minutes par jour sur l’agrégateur d’actualité Jinri Toutiao (Les titres du jour »), qui utilise l’intelligence artificielle pour construire un flux d’information, constitué à 50 % de contenu vidéo, recueilli  auprès de centaines de médias et délivré sur-mesure pour chaque utilisateur. Plus de la moitié de l’ensemble des mobinautes suivent ainsi l’actualité sur leur mobile.
 

Un paysage médiatique en pleine transformation

Ce développement effréné de l’internet provoque aussi une autre révolution : les applications et les réseaux sociaux, devenus d’importants relais d’information, bouleversent le paysage médiatique. Les médias traditionnels (télévision, radio et presse écrite) sont bousculés par ces nouveaux venus. Pour faire face à ce défi, ils peuvent compter sur la relation de confiance établie depuis des décennies avec la population chinoise, et gardent de fait une place de choix en Chine. Mais ils ont dû adapter leur mode de communication et les nouveaux supports, en créant par exemple des « comptes officiels » sur WeChat (pages auxquelles le mobinaute peut s’abonner pour recevoir des nouvelles actualisées), afin d’atteindre une audience plus jeune. Ils établissent aussi des partenariats avec les nouveaux médias, comme la majorité des journaux l’ont fait avec l’application Toutiao. Grâce à cette stratégie, les principaux médias, tels que le très officiel Quotidien du Peuple ou la chaîne de télévision nationale CCTV, figurent parmi les comptes WeChat les plus populaires depuis plusieurs années.

 L’État chinois garde la main sur l’ensemble du secteur médiatique par la gestion directe des médias officiels et le contrôle indirect des groupes privés 

Cette stratégie fait partie intégrante de la politique étatique de mainmise sur le secteur de l’information dans sa globalité : l’État chinois garde la main sur l’ensemble du secteur médiatique par la gestion directe des médias officiels et le contrôle indirect des groupes privés Selon cette même logique, cette emprise se fait ressentir aussi sur l’ensemble du secteur numérique.
 

Entre dynamique de marché et diktats de l’État

Le développement du numérique en Chine a été le résultat d’un triple mouvement : en premier, l’élan impulsé par l’État dans sa vision à long terme, puis la vitalité des entreprises privées profitant de l’essor économique chinois, et enfin la réponse des utilisateurs, partie prenante au processus de par leurs usages.

Les entreprises ont très vite été contraintes à naviguer entre deux logiques : la dynamique de l’offre et de la demande – propre à l’économie de marché – et la complexe interaction avec l’État. C’est d’autant plus vrai aujourd’hui : elles innovent en permanence pour gagner des parts de marché, mais doivent se plier aux diktats des organes de régulation. Ayant tout mis en œuvre pour garder le contrôle le plus absolu sur le numérique, l’État a su faire face aux évolutions des supports et des usages. Pour leur part, les internautes, malgré les multiples métamorphoses de l’espace numérique chinois, se voient de plus en plus relégués au rôle de consommateurs. Une majorité des internautes se contentent des usages proposés par l’internet chinois, mais il semble que l’impossibilité à accéder à d’autres potentialités crée des frustrations chez certains, qui souhaiteraient pouvoir prendre la parole de façon plus libre. On constate ainsi une dynamique de mobilisation face aux questions sociales, que le pouvoir accepte tant que la ligne de démarcation du « politiquement correct » n’est pas franchie.
 

    (1)

    Voir l’article d’Aurélie BAYEN dans ce dossier : « Cyber-contrôle en Chine : l’omni surveillance à l’ère du numérique »  

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