Illustration d'une chasse à cour avec les personnages représentant les GAFAM

© Crédits photo : INA. Illustration : Émilie Seto.

L’Internet libre et gratuit, c’est bien fini

Dans Les GAFAM contre l'internet (Ina éditions), Nikos Smyrnaios analyse la réussite économique de Google, Amazon, Facebook, Apple et Microsoft à la fois comme la cause et le résultat d'un nouvel ordre capitalistique néolibéral, qui aboutit à annihiler le projet originel d'Internet. Extraits.

Temps de lecture : 15 min

La privatisation d’internet

Depuis une dizaine d’années nous observons la montée en puissance des technologies numériques en réseau qui peuplent notre quotidien : sociabilité ordinaire, travail, divertissement, éducation ; l’ensemble de nos activités impliquant une action communicationnelle – c’est à dire la quasi-totalité de notre vie sociale – est peu à peu colonisé par des dispositifs numériques. Appareils, réseaux, services en ligne deviennent les adjuvants utiles mais aussi envahissants de notre vie personnelle et professionnelle ainsi que de notre expression publique. Or, ce processus a lieu dans une économie globalisée et dérégulée qui favorise la concentration extrême de ressources(1). On est donc loin de l’idéal tant encensé par le passé d’un média par essence démocratique, participatif et décentralisé, un idéal présent notamment dans les discours autour de l’émergence supposée d’un « Web 2.0 »(2). Au contraire : au cours des dernières années, l'internet est devenu un champ de compétition acharnée entre groupes sociaux, institutions politiques et entreprises multinationales pour la distribution du pouvoir sur les canaux de communication numériques. Par conséquent, la forme actuelle de l’internet ne doit rien à ces caractéristiques techniques supposément intrinsèques mais résulte des relations complexes entre acteurs dont les intérêts économiques et politiques sont à la fois puissants et antagoniques.

Dans ce contexte, quelques multinationales, autrefois startups sympathiques, sont devenues en quelques années les acteurs d’un oligopole qui régit le cœur informationnel de nos sociétés au point qu’un acronyme, GAFAM, leur soit désormais dédié(3). Le contrôle des vastes domaines numériques détenus par les acteurs de l’oligopole s’effectue notamment à travers leur pouvoir de marché exacerbé et leur puissance financière mais aussi par le biais de leurs droits de propriété intellectuelle et industrielle qui s’étendent et se renforcent, donnant occasionnellement lieu à des « guerres de brevets »(4). Il est possible alors d’émettre l’hypothèse que l’internet est en train d’être privatisé, « clôturé », dans le cadre d’une concentration plus large des ressources intellectuelles et informationnelles entre les mains de ce qu’Ugo Pagano appelle le « capital intellectuel monopolistique »(5). En effet, contrairement aux discours néolibéraux qui font de la « concurrence libre et non faussée » l’idéal-type du capitalisme, on sait – au moins depuis les travaux de Fernand Braudel – que celui-ci est concomitant avec des stratégies d’acteurs qui poursuivent sans cesse la mise en place et la sauvegarde de positions monopolistiques(6).

La phase historique actuelle se caractérise, au moins dans les pays du Nord, par une crise économique et sociale longue et douloureuse. Au triomphe du néolibéralisme succède le scepticisme, voire l’hostilité franche envers ce nouveau capitalisme postfordiste à l’œuvre : financiarisé à l’extrême, dérégulé, mondialisé, il s’appuie par nature sur les réseaux numériques, et ceux qui le contrôlent, pour se perpétuer et creuser les inégalités de classe notamment au sein des pays les plus économiquement avancés(7). (p. 7-9)
 

Internet est devenu un marché oligopolistique

(…) mon objectif à travers ce livre(8) est de contribuer à la constitution d’un cadre théorique et analytique de l’internet contemporain afin de « dévoiler les ressorts de la domination, les rendre intelligibles, mais aussi irrecevables, c’est-à-dire dénoncer un certain ordre social pour s’en émanciper ». Mon approche s’efforce de mettre en œuvre une économie politique de l’internet c’est à dire d’envisager celui-ci comme une « forme culturelle », au sens de Nicholas Garnham, correspondant à une « forme sociale » garantissant son effectivité matérielle. Autrement dit, de mon point de vue, l’internet contemporain participe à la production d’une superstructure historiquement déterminée, correspondant à ce stade de capitalisme avancé, en même temps qu’il incarne des rapports de production particuliers qui caractérisent ce dernier. L’oligopole de l’internet est donc à la fois un instrument puissant au service de l’idéologie dominante et un laboratoire où s’expérimentent les modes les plus avancés d’extraction de plus-value. Certes l’internet ne se résume pas à Google, Apple, Facebook, Amazon ou Microsoft. Mais ces acteurs constituent néanmoins des forces puissantes qui contrôlent en grande partie son fonctionnement actuel et pèsent sur son évolution. Il est donc impératif de les placer au cœur de l’analyse. Il ne s’agit pas d’aborder ces sociétés tentaculaires comme des réussites exceptionnelles mais, au contraire, de les examiner comme des figures emblématiques, produits d’un ordre capitaliste nouveau qu’ils contribuent eux-mêmes à forger, légitimer et renforcer.
 
(...)
 L’internet originel n’a pas été conçu pour un usage commercial  
Le premier élément commun est que Google, Facebook, Amazon, Apple, Microsoft et les autres ont tous bénéficié du processus de marchandisation de l’internet à l’œuvre depuis le milieu des années 90. En effet, l’internet originel n’a pas été conçu pour un usage commercial. Au contraire la logique qui a prévalu à ses débuts a été celle d’un bien public financé par l’État. Mais graduellement une élaboration théorique à la jonction du néolibéralisme économique et du déterminisme technologique a légitimé le marché comme seul lieu capable d’impulser l’innovation dans l’informatique connectée. Cette élaboration théorique s’est traduite en termes politiques par un processus de dérèglementation des télécommunications et par la mise en place des premiers réseaux commerciaux dans les années 80. Mais ce n’est qu’au début des années 90 que la marchandisation de l’internet à proprement parler a été d’abord inscrite à l’ordre du jour politique, puis a pris la forme d’un processus juridique et technique visant à ouvrir un nouveau champ économique à l’initiative privée. C’est pendant cette période, qui s’est clôturée avec l’éclatement de la bulle internet à l’orée des années 2000, que la culture financière a conquis peu à peu des terrains du cyberespace qui lui étaient auparavant étrangers. C’est à ce moment également que se sont mises en œuvre des stratégies industrielles visant explicitement à faire de l’internet un marché oligopolistique ». (p. 10-12)

Une rentabilité hors norme

 (…) les moyens financiers dont disposent les acteurs oligopolistiques pour contrer les velléités éventuelles des régulateurs sont colossaux. Les stratégies de convergence mises en œuvre dans les industries de l’information et de la communication ont donné lieu depuis vingt ans à des intenses opérations financières(9). Attirés par les dividendes élevés, de nombreux investisseurs internationaux ont abondamment financé les entreprises de la Silicon Valley. (…) La satisfaction des actionnaires est devenue la priorité de ces entreprises primant sur toute autre considération comme l’intérêt des internautes. C’est ainsi qu’en l’espace de onze ans la valeur de l’action de Google a été multipliée par plus de quinze et celle de Facebook a triplé depuis 2012.
 
La raison principale qui justifie l’afflux massif d’investissements est la rentabilité très élevée des acteurs oligopolistiques de l’internet, indicateur sur lequel ne peut rivaliser avec eux qu’une poignée de multinationales du secteur pharmaceutique et financier. En effet, si le chiffre d’affaire des GAFAM croît de manière exponentielle depuis plusieurs années, passant d’un total cumulé de $192,7 milliards en 2010 à $526 milliards en 2015, en pleine crise économique, leurs marges bénéficiaires, à l’exception d’Amazon, se situent également eu dessus de 20 % de manière durable ce qui est tout à fait exceptionnel(10). En 2015 la moyenne de la marge bénéficiaire du S&P 500, équivalent du CAC 40 en France constitué des 500 plus grandes sociétés cotées aux États-Unis, s’est située à 10,5 %, un record depuis plusieurs années(11). (…)
 
C’est dans cet objectif qu’a été pensée par exemple la restructuration de Google annoncée en l’été 2015 avec la création de la holding cotée Alphabet, contrôlant l’ensemble des activités diverses du groupe qui, elles, se transforment en filiales(12). Cette restructuration, conçue pour satisfaire les investisseurs, a permis à la capitalisation d’Alphabet de dépasser pour la première fois en novembre 2015 la somme de $500 milliards. La société de Mountain View est ainsi la deuxième entreprise la plus chère au monde derrière Apple dont la valorisation a dépassé les $640 milliards au même moment. (…)
 
Ces moyens financiers gigantesques offrent aux acteurs de l’oligopole un pouvoir de marché disproportionné. Ce pouvoir leur permet d’ériger des barrières élevées à l’entrée de leurs domaines respectifs d’activité en investissant massivement en R&D et en infrastructures leur garantissant une avance technologique, mais aussi en rachetant en nombre des concurrents et des startups à fort potentiel de croissance. (p. 59-61)

L’exploitation du salariat à outrance

Les acteurs oligopolistiques de l’internet exploitent au maximum les possibilités offertes par la mondialisation de l’économie aussi dans l’organisation de leur production. En effet, ils pratiquent tous, à des degrés divers, la sous-traitance dans des pays à bas coûts. L’exemple le plus connu est celui d’Apple, plus gros vendeur d’équipement informatique au monde sans disposer d’une seule usine propriétaire. (p.65)
 
L’utilisation d’un travail dégradé et précaire afin de minimiser les coûts de fonctionnement et de production de l’oligopole ne se limite pas à la sous-traitance dans les pays du Sud. Elle est aussi courante en Europe et en Amérique du nord. Par exemple la culture d’entreprise d’Amazon est souvent dénoncée pour encourager la compétition exacerbée, la surveillance mutuelle et pour inciter le management à envahir la vie personnelle de ses cadres par des sollicitations permanentes(13). (…)
 
 Les acteurs oligopolistiques de l’internet, contrairement à l’image qu’ils cultivent, sont autant capables d’exploiter la dérégulation du marché du travail pour servir une compétition acharnée que de s’entendre secrètement entre eux contre leurs propres salariés dans l’unique objectif d’accroitre leur profitabilité  
En réalité, les pratiques d’Amazon dénoncées par les syndicats européens sont courantes auprès de tous les personnels peu qualifiés au service des GAFAM. Ainsi, en novembre 2014, les chauffeurs de Loop Transportation, un sous-traitant qui assure le fonctionnement de lignes de bus privées pour les employés de Facebook, se sont ressemblés devant le siège de la société à Menlo Park pour protester contre leurs conditions de travail dégradées (horaires longs, salaires très bas etc.). (…) Mais les pratiques douteuses envers les salariés ne s’arrêtent pas en bas de l’échelle. Apple et Google sont au cœur d’une autre affaire concernant cette fois-ci les ingénieurs qui constituent le groupe de cadres le plus choyé. Afin de mettre fin à leur concurrence frontale pour attirer les plus talentueux d’entre eux, les deux géants de la Silicon Valley ont signé en 2005 un accord secret pour plafonner les salaires proposés et pour mettre fin au débauchage(14). Progressivement d’autres sociétés comme Dell, IBM et eBay se sont jointes à eux avant que le Département de Justice des États-Unis n’ouvre une enquête pour pratiques anti-concurrentielles. En 2014, Apple, Google, Intel et Adobe ont convenu de payer $324 millions pour indemniser les salariés concernés reconnaissant ainsi leur culpabilité(15). Il apparaît ainsi que les acteurs oligopolistiques de l’internet, contrairement à l’image qu’ils cultivent, sont autant capables d’exploiter la dérégulation du marché du travail pour servir une compétition acharnée que de s’entendre secrètement entre eux contre leurs propres salariés dans l’unique objectif d’accroitre leur profitabilité. Et ceci tant que ces pratiques sont permises par l’ignorance ou la permissivité des pouvoirs publics.  (p. 68-69)

Main basse sur l’information, la messagerie et les réseaux sociaux

Les deux dispositifs d’infomédiation emblématiques sont le moteur de recherche de Google et le Newsfeed de Facebook. Tous les deux se fondent sur des algorithmes qui exploitent de manière industrielle « l’agrégation automatique des jugements incertains, dispersés et aléatoires de la foule des internautes »(16). Pour PageRank de Google ces jugements prennent la forme de liens hypertextes qui relient des pages web entre elles. Ce calcul, qui joue toujours un rôle prépondérant dans le fonctionnement global du moteur de recherche, est désormais complété par des nombreux autres signaux informationnels produits par l’activité en ligne d’une foule immense d’humains et d’ordinateurs (fraîcheur et originalité de l'information, mention de l'auteur, degré d'implication du lecteur, partages sur les réseaux socionumériques, balisage HTML, attributs etc.). Par ailleurs, Google propose également de nombreux dispositifs d’infomédiation spécialisés qui tentent de simuler les logiques sociales prépondérantes dans des domaines spécifiques (Google News, Google Shopping, Google Scholar, Google Play etc.). Facebook de son côté hiérarchise l’apparition des informations dans le fil d’actualité de ses utilisateurs sur la base d’algorithmes qui tiennent compte de très nombreux liens formés à l’intérieur de sa plateforme (likes, partages, commentaires, intensité des relations entre utilisateurs) mais aussi des qualités attribuées au contenu (format, popularité, nouveauté etc.). Dans les deux cas il s’agit de « définir des métriques destinées à décrire les formes relationnelles du social »(17) afin de hiérarchiser et d’assembler des informations en des ensembles cohérents qui produisent une « expérience utilisateur » efficace et agréable tout en maximisant le revenus de leurs propriétaires. Au passage ces infomédiaires mettent en place une « architecture organisationnelle de la visibilité » produite par des logiciels qui définit ce qui est possible de percevoir, ou pas, parmi l’immensité des possibilités(18). Cette architecture impose un certain nombre de contraintes d’usage et fait l’objet d’une « activation » et d’une appropriation particulière de la part des internautes en fonction de déterminants divers : caractéristiques socioéconomiques et culturelles, objectifs poursuivis, contextes d’usage etc.
 
Cependant, si Google et Facebook occupent une place de choix parmi les infomédiaires, tous les acteurs oligopolistiques de l’internet fondent une part plus ou moins centrale de leur activité sur la même logique : système de recommandation pour Amazon, sélection et hiérarchisation des applications iOS pour Apple, moteur de recherche pour Microsoft. En effet, l’émergence et la consolidation de la fonction de l’infomédiation en tant que pilier de l’économie numérique participent grandement à la reconfiguration des industries de l’information, de la culture et de la communication. Elle devient ainsi un enjeu majeur dans la compétition que se livrent les acteurs oligopolistiques de l’internet pour en prendre le contrôle. Afin d’y arriver ils opèrent à la fois une concentration verticale et horizontale dans l’objectif de s’assurer une présence directe ou indirecte dans la totalité de l’infrastructure matérielle et logicielle nécessaire à l’acheminement de contenus et de services vers les internautes. (p. 74-76)
 
Les trois types de services les plus répandus actuellement dans le domaine de la communication interpersonnelle ou intergroupe sont le courrier électronique, la messagerie instantanée et le réseautage social. Dans ces trois segments de marché les acteurs oligopolistiques de l’internet dominent. Le marché du courrier électronique est partagé entre Apple, Google et Microsoft. En combinant l’usage de toutes les formes de services de ce type (webmail, clients pour ordinateur et mobile) ces trois sociétés cumulent une part de marché de 85 % (49 % pour Apple, 24 % pour Google, 12 % pour Microsoft)(19). Après une longue période de domination des logiciels de chat pour ordinateur, avec notamment MSN Messenger de Microsoft, le segment de messagerie instantanée le plus stratégique s’est déplacé vers les supports mobiles. Il est désormais contrôlé par Facebook et ses deux applications phares Facebook Messenger (700 millions d’utilisateurs mensuels actifs en 2015) et WhatsApp (900 millions) achetée en février 2014 pour €19 milliards alors que cette startup ne comptait alors que 55 employés. En effet, la messagerie instantanée est devenu une fonction centrale des smartphones. C’est la raison qui a motivé le rachat de Skype par Microsoft en 2011 pour le fusionner avec MSN Messenger. Skype est désormais la cinquième application de messagerie instantanée la plus populaire avec 300 millions d’utilisateurs actifs mensuels, derrière les services de Facebook mais aussi QQ et WeChat appartenant au géant chinois Tencent.
 
 Twitter et Snapchat sont les seuls réseaux socionumériques d’envergure mondiale à ne pas appartenir aux GAFAM 
Facebook domine également le marché des réseaux socionumériques. Son service éponyme est le plus populaire au monde avec 1,4 milliards d’utilisateurs mensuels actifs en 2015, suivi par Instagram, avec 400 millions, que Facebook a racheté en 2012. Instagram n’est dépassé que par le chinois Qzone (propriété de Tencent) et se trouve devant Twitter (300 millions d’utilisateurs mensuels actifs en 2015) et Snapchat (200 millions d’utilisateurs). Depuis le rachat de LinkedIn par Microsoft en juin 2016 pour $26 milliards, Twitter et Snapchat sont les seuls réseaux socionumériques d’envergure mondiale à ne pas appartenir aux GAFAM. (p.82-86)

Accès à l’information et aux contenus : le pluralisme menacé

 

La fonction d’accès à l’information ou aux contenus en ligne est d’abord assurée par les moteurs de recherche. Dans ce domaine Google domine sans partage avec une part de marché mondiale de plus de 70 %, dépassant les 90 % en Europe. Ses principaux concurrents sont Microsoft avec Bing et Yahoo mais qui ne totalisent à eux deux pas plus de 20 % de part de marché mondial. Google domine également le marché de la vidéo en ligne avec plus d’un milliard d’utilisateurs et trois billions de visionnages en 2015 pour YouTube(20). Le principal challengeur dans ce marché est Facebook avec deux billions de visionnages, suivi de très loin par des acteurs de plus petite taille comme Dailymotion et Vimeo(21). Ce marché est stratégique car il correspond à l’un des segments publicitaires les plus dynamiques en ligne.
 
Dans le domaine de l’actualité, Google et Facebook sont les deux plus gros pourvoyeurs de trafic pour les sites d’information totalisant plus de 75 % du trafic entrant en moyenne en France comme aux États-Unis(22). Ils deviennent ainsi indispensables aux éditeurs de presse qui se trouvent dans l’obligation de se conformer à leurs exigences économiques et leurs règles techniques(23). En effet, depuis les débuts de l’informatique connectée dans les années 1980, l’information produite par la presse a constitué l’une des composantes essentielles des services en ligne grand public. L’avènement du web n’a fait que renforcer cette tendance mais en modifiant le rapport de force : au début des années 2000, Google s’est ainsi cru capable d’imposer sa loi aux éditeurs de presse grâce à sa forte emprise sur le search, qui paraissait alors une voie d’accès au contenu en ligne sans concurrence.
 
Néanmoins, la montée en puissance de l’internet mobile a modifié la donne. Le produit du travail des journalistes professionnels constitue plus que jamais un attrait d’audience majeur. Mais aux côtés de Google est venu s’ajouter un petit nombre d’acteurs qui contrôle l’essentiel des canaux de distribution de contenu sur les supports mobiles. Apple, Twitter, Snapchat et surtout Facebook sont désormais avec Google les principaux infomédiaires sur l’internet mobile. C’est ainsi que, depuis quelques mois déjà, nous observons une surenchère de solutions techniques visant à rendre la consultation des contenus d’actualité plus rapide et plus confortable sur les smartphones. Cette nouvelle configuration offre aux éditeurs de presse un plus grand choix de canaux de distribution et réactive le jeu de la concurrence au niveau des plateformes d’infomédiation. Mais, dans le même temps, elle renforce la dynamique oligopolistique de l’internet mobile où la concentration de l’audience et des usages est beaucoup plus forte que sur le web.
 
Le marché de téléchargement payant de contenus audiovisuels est dominé par Apple avec iTunes, Amazon et Google Play. Ces trois plateformes totalisent les catalogues les plus étendus et le plus grand nombre d’utilisateurs et de téléchargements. Ainsi, en 2015, iTunes propose 28 millions de morceaux de musique, contre 20 millions pour Amazon, 45 000 longs métrages, contre 52 000 pour Amazon et 85 000 épisodes de séries TV. Apple domine largement l’achat de musique en ligne totalisant 52 % de ventes en 2015 contre 19 % pour Amazon et 11 % pour Google, le reste étant partagé entre acteurs de plus petite taille. Les trois géants ont récemment fait leur entrée dans le marché du streaming musical (Apple Music, Amazon Prime Music et Google Play) pour concurrencer le leader mondial Spotify qui compte plus de 70 millions d’utilisateurs en partie grâce à un partenariat exclusif et contesté avec Facebook. Enfin, le marché du livre électronique est largement dominé par Amazon qui agrège trois quarts de ventes en imposant aux utilisateurs un système de distribution complètement intégré(24) : sa liseuse Kindle ne reconnaît que le format propriétaire AZW, lui-même uniquement disponible sur la plateforme d’Amazon. Cette intégration permet à Amazon de disposer d’une clientèle captive et négocier avec les éditeurs depuis une position de force. Le seul acteur indépendant de taille mondiale aux côtés d’Apple (iBooks) et de Google Play à concurrencer Amazon dans ce marché est la société canadienne Kobo(25).
 
Dans chacun de ces secteurs les acteurs oligopolistiques détiennent à la fois l’accès à des réservoirs gigantesques de consommateurs et des accords souvent très favorables avec les producteurs et les éditeurs de contenu. Ils sont donc en capacité à la fois d’organiser ces marchés en fonction de leurs propres intérêts mais également de consolider la position des acteurs les plus puissants des industries de la culture et de la communication avec lesquels ils nouent de partenariats privilégiés. Par conséquent, contrairement au discours de ses représentants, l’oligopole de l’internet œuvre moins en faveur de la diversité et du pluralisme qu’à la marchandisation et l’industrialisation de l’offre culturelle et informationnelle en ligne ainsi qu’au renforcement de son contrôle par les détenteurs de capital. (p. 82 -86)
 
 

Un marché des données personnelles ultra concentré

 L’ensemble de ces dispositifs de traçage résulte de l’émergence de marchés où des gigantesques quantités d’information sur les profils et les habitudes des internautes sont échangées et vendues de manière permanente par des entreprises spécialisées. La plupart de ces firmes sont inconnues du grand public comme BlueKai qui dispose pourtant d’une base de données d’un milliard de profils de consommateurs comportant chacun une cinquantaine d’attributs (données sociodémographiques, centres d’intérêt etc.) ou Datalogix qui détient les informations de transactions commerciales passées (qui a acheté quoi, comment, quand etc.) d’une valeur de $2 trillions. Le récent rachat de BlueKai ainsi que de Datalogix par le géant du logiciel Oracle pour $400 millions et $1,4 milliards respectivement illustre bien la place stratégique qu’ont acquise les données collectées sur les internautes dans la compétition mondiale.

 
Bien entendu, les acteurs oligopolistiques de l’internet sont parmi les leaders du marché de tracking. (…) En 2016, une autre étude qui a analysé un échantillon d’un million de sites a montré que les cinq dispositifs de tracking les plus répandus appartiennent tous à Google.(…). Outre Facebook, Datalogix compte également parmi ses clients Google, Twitter et Microsoft alors que Acxiom est partenaire d’Ebay, de Yahoo, d’Adobe et d’IBM. Nous observons ainsi une jonction stratégique entre d’une part les courtiers de données disposant de gisements de big data sur les habitudes des consommateurs et, d’autre part, les acteurs oligopolistiques de l’internet qui connaissent eux parfaitement les profils et les habitudes des centaines de millions d’internautes. La généralisation de l’informatique connectée et l’accroissement des capacités de collecte et de traitement des grandes quantités de données de ces deux types offre désormais des possibilités sans précèdent pour leur exploitation croisée en masse(26). (p. 101-103)
(1)

Dominique PLIHON, Le nouveau capitalisme, Paris, La Découverte, 2004. 

(2)

Franck REBILLARD, Le web 2.0 en perspective : Une analyse socio-économique de l’internet, Paris, L’Harmattan, 2007. 

(3)

Acronyme constitué par les premières lettres de Google, Amazon, Facebook, Apple. J’y associe Microsoft car cette société me paraît tout autant faire partie de la structure oligopolistique de l’internet que les autres. 

(4)

Sam GUSTIN, « Apple and Google Call a Truce in Patent Wars », Time, 16 mai 2014. 

(5)

Sam GUSTIN, « Apple and Google Call a Truce in Patent Wars », Time, 16 mai 2014. 

(6)

Fernand BRAUDEL, La dynamique du capitalisme, Paris, Arthaud, 1985. 

(7)

Thomas PIKETTY, Le Capital au XXIe siècle, Paris, Seuil, 2013. 

(8)

[NDLR] Les intertitres de cet article ont été forgés par la rédaction et diffèrent de l'organisation en chapitres de l'ouvrage. 

(9)

Philippe BOUQUILLON, Miège, Bernard MIÈGE, Pierre MOEGLIN, L’industrialisation des biens symboliques. Les industries créatives en regard des industries culturelles, Grenoble, PUG, 2013. 

(10)

La marge bénéficiaire nette en pourcentage est obtenue en divisant les profits nets par le chiffre d’affaire total. Il s’agit d’un indicateur de rentabilité. La marge négative d’Amazon s’explique par la stratégie de la société qui consiste à investir quasiment tous ses profits dans des infrastructures nouvelles. Voir Evans, Benedict, « Why Amazon Has No Profits (And Why It Works) », 5 septembre 2014. 

(11)

Saumya VAISHAMPAYAN, Corrie DRIEBUSCH, « The Number to Watch This Earnings Season », The Wall Street Journal, 21 octobre 2015. 

(12)

Nicol, Will, « Learn the Alpabet », Digital Trends, 5 septembre 2015. 

(13)

Jodi CANTOR, David STREITFELD, « Inside Amazon: Wrestling Big Ideas in a Bruising Workplace », The New York Times, 15 aout 2015. 

(14)

Mark AMES, « Apple and Google's wage-fixing cartel involved dozens more companies, over one million employees », Pando Daily, 22 mars 2014.

(15)

Dan LEVINE, « Apple, Google to pay $324 million to settle conspiracy lawsuit », Reuters, 24 avril 2014.

(16)

Dominique CARDON, « Dans l'esprit du PageRank. Une enquête sur l'algorithme de Google», Réseaux, n° 177, 2013, p. 63-95. 

(17)

Dominique CARDON op. cit.  

(18)

Taina BUCHER, « Want to be on the top? Algorithmic power and the threat of invisibility on Facebook », New Media & Society, vol. 14 no. 7, 2012, p. 1164-1180. 

(19)

Données de référence en provenance de la société Litmus pour le mois de novembre 2015. 

(20)

Un million de millions, ou mille milliards. 

(21)

David COHEN, « Facebook Carving Niche vs. Dominant YouTube », Social Times, 23 juin 2015. 

(22)

Trafic hors accès direct. Sources : AT Internet et Parse.ly. 

(23)

Nikos SMYRNAIOS, « Google and the algorithmic infomediation of news », Media Fields Journal, Issue 10, novembre 2015 (en ligne).

(24)

Claudia LOEBBECKE, Anne SOEHNEL, Sandra WENIGER, Thomas WEISS, « Innovating for the Mobile End-User Market: Amazon's Kindle 2 Strategy as Emerging Business Model », Ninth International Conference on Mobile Business Proceedings, June 2010. 

(25)

« Apple, B&N, Kobo, and Google: a look at the rest of the ebook market », Author Earnings, octobre 2015. 

(26)

Bruce SCHNEIER, Data and Goliath : The Hidden Battles to Collect Your Data and Control Your World, New York, W. W. Norton & Company, 2015. 

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