Drahi et Bolloré, 2 visions différentes pour allier contenants et contenus

Drahi et Bolloré, deux visions différentes pour allier contenants et contenus

Un petit nombre de groupes industriels des télécommunications fait main basse sur le divertissement et l’information, et les concentrations qu’ils initient se jouent à coups de milliards d’euros. Focus sur Altice et Bolloré.

Temps de lecture : 15 min

Une guerre sans merci se joue dans les pays développés entre opérateurs de télécommunications pour le contrôle de contenus, censés alimenter les contenants, au bout desquels se multiplient les terminaux, notamment mobiles, où le client a accès à des services, des vidéos, des images fixes, des livres, des journaux, etc. L’évolution des technologies numériques a ranimé un concept, la convergence, dont Jean-Marie Messier, alors président de Vivendi-Universal, avait fait le but ultime de ses stratégies expansionnistes au tournant de l’an 2000, avant d’échouer.

 
Par un curieux retour de tendance, la complémentarité des contenants et des contenus, ou convergence, est omniprésente aujourd’hui dans les stratégies des industriels des télécommunications et des industriels de la culture et de l’information. Les grands groupes français y sont engagés, comme Orange avec Orange Content, ou encore Free, le groupe de Xavier Niel. Mais deux acteurs français sont particulièrement emblématiques de cet engagement, mené selon deux stratégies divergentes : Altice (mené par Patrice Drahi), ou le groupe Bolloré-Vivendi.

Ainsi, au Mobile World Congress annuel de Barcelone, Arnaud de Puyfontaine, président du directoire de Vivendi, estimait par exemple que « les agendas des médias et des télécoms sont alignés »(1). Le rapprochement de deux secteurs industriels aux fonctionnalités différentes, entraîne des mutations sans précédent dans les industries de la communication, de l’information et de la culture, bouleversant la chaîne de valeur.
 
Mais que recouvre cette convergence, dont Bernard Miège dit qu’il s’agit d’un mot valise ?(2). Philippe Bouquillion, enseignant-chercheur se rattachant à la même école de pensée est interpellé : « L’histoire de ce mot valise est rarement interrogée ».

 

Des investisseurs à la recherche de plus-values

Deux phénomènes ont permis le développement de la convergence à la fin des années 1970 aux États-Unis : l’explosion des technologies numériques et du chiffre d’affaires des opérateurs de télécommunications, l’émergence de puissants fabricants de matériels informatiques et des acteurs de l’Internet, d’une part, la libéralisation concomitante des mouvements de capitaux, la montée en puissance du monétarisme et des intermédiaires financiers qui drainent et gèrent les fonds de pension ou d’investissement, d’autre part. D’énormes masses de capitaux ont alors recherché de nouvelles sources de profit et ont investi un secteur où la démultiplication de contenus (information et divertissement) laissait entrevoir de belles plus-values.

En Europe, où les secteurs industriels concernés n’étaient pas aussi concentrés qu’aux États-Unis et où les réglementations étaient moins libérales (en raison de la présence de forts services publics), le mouvement de convergence est apparu plus tardivement.
 
Néanmoins, en France, les premiers rapprochements des contenants et des contenus sont apparus au début des années 1980, lorsque, par exemple, le président de la République, Valéry Giscard d’Estaing, offrit à Jean-Luc Lagardère et Matra la reprise de la Librairie Hachette en difficulté. Au cours de la conférence de presse annonçant la prise de contrôle de la célèbre librairie, Jean-Luc Lagardère déclara : « Nous allons faire se marier la haute technologie, le son et l’image, c’est-à-dire Europe 1, et l’écrit, c’est-à-dire Hachette. » Il ne parlait pas encore des réseaux de télécommunications mais le mouvement de rapprochement des technologies et des médias était lancé.
 
Trois périodes ont, selon l’équipe d’enseignants-chercheurs constituée autour de Bernard Miège, Pierre Moeglin, Philippe Bouquillion, Eric George et Gaétan Tremblay, marqué l’évolution de la notion de convergence, c’est-à-dire les articulations entre industries de la communication et industries des contenus. Philippe Bouquillion, notamment, en a exposé les détails :
 
1 – « La première période s’ouvre dès la fin des années 1970 avec la télématique et la question de la convergence(3). Des thématiques toujours présentes aujourd’hui, se déploient. » L’auteur note « En premier lieu, une remise en cause radicale des industries culturelles, voire leur disparition via une intégration au sein des industries des réseaux ou de l’informatique, sont déjà annoncées. En deuxième lieu, des transformations profondes des politiques publiques sont réclamées par des acteurs industriels ou par des experts. Ils demandent et obtiennent diverses libéralisations sectorielles. Les discours sur la convergence permettent de légitimer ces différentes libéralisations, en particulier dans les télécommunications et l’audiovisuel. En troisième lieu, les enjeux sont également d’ordre politique et idéologique. »

Pour Philippe Bouquillion, « la convergence recouvre des phénomènes différents mais articulés, phénomènes d’ordre technique, en particulier autour de la numérisation ; d’ordre industriel avec, d’une part, des concentrations industrielles légitimées au nom de la convergence et, d’autre part, le développement de portails ou d’outils agrégeant différents contenus et services ; d’ordre réglementaire car les articulations qui se produisent entre ces diverses industries supposent que les barrières réglementaires soient abolies et, in fine, des phénomènes d’ordre politique : autour de la convergence, un « grand projet » de réorganisation politique, économique et sociale est à l’œuvre. »
 
2 - La seconde période débute à la fin des années 1980 et au début des années 1990, avec l’adoption du protocole de transfert des données TCP/IP ; c’est à ce moment que le développement des technologies de l’information et de la communication (TIC) permettant des échanges de services et de données (y compris audiovisuelles) entre un grand nombre d’usagers, avec un débit élevé, donne naissance à la notion d’autoroutes de l’information.
 
Philippe Bouquillion note qu’« [a]u scénario de la convergence comme ‘’fusion’’ des différentes filières industrielles et de leurs produits se substitue une représentation de la diversité des modes de développement des TIC et de leurs rencontres avec les industries de la culture. Ces marchés sont alors présentés comme étant très complexes et segmentés car les produits, les modes d’exploitation dominants et les usages seraient largement imprévisibles. »
 
Les États infléchissent alors leurs politiques publiques et créent les conditions pour permettre la constitution de « champions » nationaux, c’est-à-dire de groupes capables de se mêler à la compétition internationale et de s’opposer à la concurrence des groupes américains.
Mais, relève Philippe Bouquillion, « Pour autant, des politiques de l’État ne se dégage pas une vision claire et cohérente des enjeux liés aux TIC. Vers la fin des années 1990, la notion d'autoroutes de l'information, mise en avant dans le rapport Théry, ou celle de macro-convergence […] très présente dans le discours sur la société de l'information, ne sont plus convoquées. »

Cette seconde période est marquée par une série d’échecs des stratégies de convergence, dont la plus emblématique est celle de Jean-Marie Messier à la tête de Vivendi-Universal.
 
3 – Après l’éclatement de la bulle Internet en 2000 et à partir des années 2003-004, on assiste à ce « retour de la convergence » qui se distingue par l’irruption de grands groupes industriels, notamment de la communication, des logiciels et des matériels (GAFAM, notamment) bénéficiant d’un soutien des marchés financiers ; de nouveaux rapports de force s’instaurent entre industries de la communication et industries culturelles.
 
 Toutes les études montrent, de façon concomitante, une augmentation du chiffre d’affaires des industries de la communication, et une baisse constante de celui des industries culturelles 

Toutes les études montrent, de façon concomitante, une augmentation du chiffre d’affaires des industries de la communication, notamment des télécommunications et des produits de communication, et une baisse constante du chiffre d’affaires des industries culturelles.

 

Altice/Bolloré-Vivendi : deux figures de la convergence, entre opérateurs télécoms et fournisseurs de contenus

En France, Altice et Bolloré-Vivendi sont les groupes les plus emblématiques se réclamant de la convergence, notamment en raison de leurs stratégies très différentes ; leur examen, s’appuyant sur la méthodologie de l’équipe franco-québécoise citée plus haut, permet d’une part de mieux cerner la notion et, d’autre part, d’examiner les différentes approches stratégiques des groupes.

Patrick Drahi a créé un groupe à partir de petites entreprises locales pour devenir un opérateur de télécommunications multinational ; il a multiplié à marche forcée les concentrations pour être présent en France, en Israël, au Portugal, en République dominicaine et aux États-Unis, par des investissements basés sur l’endettement (il a une dette à la fin de 2016 de plus de 50 milliards d’euros), ce que l’on appelle le LBO.
 
 Ce n’est qu’en 2016 que Patrick Drahi a déclaré vouloir passer à une nouvelle étape industrielle, celle de la convergence  
Ce n’est qu’en 2016 qu’il a déclaré vouloir passer à une nouvelle étape industrielle, celle de la convergence, regardant avec beaucoup d’insistance ce qui se passe aux États-Unis où la convergence verticale est la plus poussée, c’est-à-dire un phénomène où les grands groupes de télécommunications investissent dans les contenus, à l’image d’AT&T en cours d’absorption de Time Warner.
 
Patrick Drahi investit alors dans la presse écrite (en rachetant Libération, le groupe Express, etc.) et dans des chaînes de télévision (BFM, notamment). Mais il crée aussi cinq nouvelles chaînes dédiées aux sports sous la marque SFR ; ensuite il crée Altice Channel Factory, qu’il définit comme sa « société de fabrication de chaînes » pour les différents pays où le groupe est implanté, et Altice Studios, « pôle intégré pour la création originale de cinéma et de séries ». Enfin, il rachète Teads, le numéro un de la publicité vidéo en ligne. Michel Combes, le patron de SFR, annonce alors : « Nous sommes le premier opérateur de contenus en France. La convergence, beaucoup l’ont rêvé, les clients l’attendent. Nous allons en faire une réalité. »
 
 Vincent Bolloré a construit méthodiquement sa branche communication, grâce à des coups financiers parfois surprenants  
Vincent Bolloré, lui, a adopté une stratégie inverse : à partir de son groupe familial diversifié (dans le transport maritime, les plantations, l’énergie) dont il est l’actionnaire majoritaire, il a construit méthodiquement sa branche communication, grâce à des coups financiers parfois surprenants et sans être nécessairement l’actionnaire dominant des entreprises dans lesquelles il investit : « Conglomérat mondial dans le domaine des films plastiques, du transport et de la logistique internationale ou encore des batteries au lithium, le groupe mène un développement intrusif et intensif dans les industries culturelles. Il a bâti sa diversification selon trois axes. Il maîtrise des filières de production technique audiovisuelle, de diffusion sur Internet ou de balado-diffusion. Il investit fortement pour s'adjuger une position dominante dans la communication et les études. Il conforte cet ensemble grâce à ses médias, qui lui assurent des espaces de diffusion de contenus et de publicité, ou grâce à des alliances de développement conclues avec d'autres groupes de presse. Ce contexte local cumule des variables qui en font un modèle jusqu'à aujourd'hui unique en France.»
 
En 2004, il prend le contrôle du groupe Havas, présent dans la publicité et les études, puis en 2012 celui du groupe Vivendi, présent dans la musique avec le groupe Universal et l’audiovisuel avec le groupe Canal+. Ensuite il mobilise des moyens importants pour se renforcer dans des secteurs adjacents ou complémentaires au sien, les jeux vidéo en prenant le contrôle de Gameloft et en entrant dans le capital d’Ubisoft, puis dans la télévision en devenant actionnaire de Mediaset en Italie, envisageant de créer une plateforme mondiale de télévision sur Internet.
Vincent Bolloré a très vite vendu SFR à Patrick Drahi et ne se positionne donc pas comme un opérateur de télécommunications, même s’il est le premier actionnaire de Telecom Italia et est encore présent dans le capital de Telefonica en Espagne.

Le groupe Bolloré contrôlait 60 % d’Havas, mais seulement 23 % du capital de Vivendi. Une exception pour celui qui règne sans partage sur son empire ! En juin et juillet 2017, il franchit une nouvelle étape de la constitution d’un groupe de communication cohérent en vendant sa filiale Havas à Vivendi. Havas est un groupe de communication spécialisé dans la mise en relation des marques et des consommateurs, à la fois agence de publicité, conseil et expertise médias ; il pourra ainsi supporter le développement des contenus produits par Vivendi, en particulier en contrôlant la relation-clients que les opérateurs de télécommunications maîtrisent parfaitement.
 
Arnaud de Puyfontaine, le patron de Vivendi, déclarait dans La Tribune du 9 octobre 2015 : « La redéfinition du marché des médias passe par une convergence avec les télécoms […] Vivendi construit ces positions non pas pour devenir un acteur des télécoms mais parce que […] dans les métiers qui sont les nôtres, l’accès à une distribution privilégiée et à une base de clientèle est un élément totalement essentiel. »
 
La stratégie de Vincent Bolloré vise donc à construire un groupe mondial de contenus et de médias, en engageant récemment des investissements importants dans des sociétés européennes de production audiovisuelle et en prenant le contrôle de Dailymotion, dont il prétend vouloir faire la vitrine numérique de ses produits informatifs et culturels, malgré ses récents déboires.
Imprévisible, ses stratégies sont parfois surprenantes. Spécialiste des coups financiers, il peut encore étonner dans les mois qui viennent.

 

Élargir la diffusion des contenus ou améliorer la relation client ?

Les deux stratégies industrielles sont donc nettement différenciées. Altice développant ses réseaux de télécommunications, avant d’investir dans les contenus, privilégiant ainsi la convergence verticale ; le groupe Bolloré, lui, développant ses contenus pour atteindre une taille critique, s’appuyant d’abord sur ses propres réseaux pour diffuser des contenus (les chaînes du groupe Canal+), privilégiant la convergence horizontale.

Vincent Bolloré n’est pas confronté à la même pression des intermédiaires financiers que Patrick Drahi. Le niveau d’endettement d’Altice et sa volonté affichée de distribuer au plus vite des dividendes, mais aussi l’annonce de l’entrée en bourse de la filiale Altice USA, imposent à l’homme d’affaires franco-israélien l’obligation de respecter les normes du marché, et notamment la création de valeur pour l’actionnaire grâce à une rentabilité financière, le « Return on Equity » (ROE)(4), de 15 % dans les plus brefs délais. En imposant ces normes financières, les actionnaires exercent une influence organisationnelle grandissante sur le groupe de Patrick Drahi ; l’annonce de la suppression de 5 000 emplois chez SFR, puis le passage sous une marque unique, Altice, de l’ensemble des opérateurs permettant de hâter la mise en œuvre d’un plan baptisé « Altice Way » pour mettre en œuvre des synergies de grande ampleur, en sont les traductions stratégiques les plus exemplaires.
 
Pour atteindre une taille critique et élargir au maximum la diffusion de ses contenus, Vivendi s’est allié à de nombreux acteurs de la distribution. Le groupe a noué des partenariats stratégiques avec des opérateurs télécoms (Telecom Italia, Telefonica, dont il est actionnaire, mais aussi avec Orange, Free, Bouygues...) pour se renforcer localement ainsi qu’avec des plateformes numériques (GAFA, Spotify, Deezer...) lui permettant, le pense-t-il, de rayonner mondialement.
 
Cette stratégie a un coût et bouleverse son modèle économique ; elle exige de renoncer à la fois au contrôle des abonnements, donc à la relation-client, et à leurs prix, comme cela était le cas avec Canal+. Arnaud de Puyfontaine notait dans Le Monde du 25 février 2017 : « Les partenariats de Canal+ avec Free et Orange ont amené trois millions de nouveaux clients, mais ceux-ci rapportent beaucoup moins. » Vivendi est également en négociation avec trois des quatre premiers opérateurs mobiles américains et avec l’opérateur russe Veon pour la fourniture de séries pour smartphones.
 La stratégie de Bolloré présente un double avantage : d’une part, elle élargit son offre de télévision payante et, d’autre part, celui de se préparer à jouer un rôle décisif lors des prochaines recompositions de ce secteur industriel  
La stratégie de Bolloré, si elle a l’inconvénient de lui faire abandonner la maîtrise du prix des abonnements et de diminuer ses recettes, présente néanmoins un double avantage : d’une part, elle élargit son offre de télévision payante en multipliant les canaux de diffusion par les opérateurs de télécommunication et, d’autre part, de se préparer à jouer un rôle décisif lors des prochaines recompositions de ce secteur industriel. Vivendi adopte une stratégie de multiplication de la diffusion des contenus après avoir donné la priorité au prix de l’abonnement s’appuyant sur des contenus exclusifs en matière de sport, de cinéma et de documentaire.

Par ailleurs, avec le rapprochement de Vivendi avec Havas il met en place une opération de synergie qui permettra d’adapter les stratégies de communication, d’achat d’espace, de suivi, d’optimisation des campagnes des annonceurs et de proposer des solutions innovantes, en utilisant les données détenues par le groupe sur ses abonnés. L’un des objectifs affiché et de permettre l’adaptation des spots publicitaires au profil des abonnés. Il est significatif que Dominique Delport, président de Vivendi Content, soit également directeur de la branche mondiale Havas Media. Vivendi a investi 2,5 milliards d’euros en 2016 dans les contenus sur un total de 4 milliards, toutes activités confondues.
 Le groupe Altice est lourdement endetté ; il n’a pas d’autre issue que d’accélérer son développement dans les contenus 
Le groupe Altice, lui, est lourdement endetté ; il n’a pas d’autre issue que d’accélérer son développement dans les contenus. Pour au moins trois raisons :
 
1 – Les investisseurs ont de nouvelles attentes comme on l’a vu ci-dessus ; après avoir été attirés par un potentiel de retour sur investissement élevé, ils ont constaté que la croissance des industries des télécommunications chutait (en Europe) ou stagnait (aux États-Unis). Les investisseurs attendent donc un retour rapide de la croissance et ils scrutent le niveau d’un indice, l’ARPU(5), c’est-à-dire le chiffre d’affaires mensuel moyen par client. Or si l’ARPU de SFR s’est légèrement redressé, il se situe à un niveau trois fois moins élevé qu’aux États-Unis.
 
2 – Les opérateurs de télécommunications comme Altice sont confrontés à des concurrents, les GAFA, dont le modèle vise à supprimer toute intermédiation avec les consommateurs et qui rivalisent de vitesse, avec leurs énormes profits, pour développer les contenus, notamment les films et les séries.
 
3 – Altice, pour se désendetter, doit absolument stopper l’hémorragie d’abonnés à SFR (qui représente 34 % du chiffre d’affaires du groupe) par une offre plus large de contenus. Pour Michel Combes, son président, la convergence doit permettre aux opérateurs de jouer sur le même terrain que les GAFA, à la condition de pouvoir greffer une concentration du secteur des télécommunications en Europe, où on compte encore une centaine d’acteurs, une anomalie pour les marchés financiers qui donnent en exemple les États-Unis où ne subsistent qu’une poignée d’opérateurs, dont quatre d’entre eux sont dominants.
 
En prenant le contrôle de groupes de presse écrite, du groupe NextRadioTV et en lançant de nouvelles chaînes de télévision, puis en lançant sa propre plateforme de vidéo à la demande, Zive, le groupe Altice fait le choix de la création de contenus en interne, comme AT&T aux États-Unis. Il fait également de lourds investissements dans l’achat de droits de diffusion d’événements sportifs de haut niveau.
 
Altice n’entend donc pas rester un fournisseur de tuyaux, un secteur à faible valeur ajoutée, mais où les investissements sont colossaux, pour développer les nouveaux standards (4G et 5G).
Les investissements de SFR en 2016 ont été à peu près du même niveau que ceux de Vivendi (2,3 milliards), mais ils ont été orientés prioritairement vers le renforcement des réseaux pour répondre aux critiques des clients, plutôt que dans la production de contenus.

 

Des offres de contenus très différenciées

Les deux groupes ont des politiques de valorisation des contenus très différentes : Bolloré les monétise sur ses chaînes de télévision et en passant des accords de partenariat avec des opérateurs, quand Patrick Drahi monétise ses propres contenus sur ses propres réseaux au travers d’abonnements supposés attractifs.

Les choix des contenus, au moins présentement, sont nettement différenciés : Altice a beaucoup investi dans la presse écrite pour développer des contenus informatifs (Libération, L’Express) alors que Bolloré ne possède qu’un quotidien gratuit, Direct Matin. Ils se distinguent également dans l’audiovisuel ; Bolloré a pris le contrôle de Vivendi, donc du groupe de chaînes à péage, et d’Universal Music, puis il prend le contrôle de sociétés de production audiovisuelles et des créateurs de jeux, enfin il crée Studio+, privilégiant clairement les contenus de divertissement. Altice a pris le contrôle de chaînes d’information continue (BFM TV) et de la radio RMC, avant de créer ses propres chaînes de télévision et son studio de production.
 Les deux groupes insistent sur la nécessité de la maîtrise de la relation-client 
En revanche, les deux groupes insistent sur la nécessité de la maîtrise de la relation-client, où ils sont en concurrence frontale avec les fournisseurs d’accès à Internet : Vincent Bolloré s’appuie sur le groupe Havas quand Patrick Drahi a recours à la croissance externe en rachetant Teads (régie et conception de publicités en ligne et vidéo) et en signant un accord de partenariat avec Quantum Advertising (spécialiste de la publicité « native »).
 
Aujourd’hui, avec l’apparition de nouveaux concurrents, la tendance est à la création de contenus premium réalisés par les filiales des groupes de communication. D’où la création des studios (Altice Studio répondant à la création de Studio+ par Vivendi) et les concentrations dans la production (répondant ainsi à la concurrence de Netflix et des GAFA) et la recherche de nouvelles synergies internes. Les deux groupes entendent produire leurs propres séries (adaptées à tous les types de terminaux) et films. Altice et Vivendi adoptent des stratégies qui sont à l’opposé de celles des GAFA, par exemple, qui contrôlent l’aval et la monétisation de contenus achetés à des prestataires.

 

Quelle influence sur la création et l’information ?

La redistribution des cartes au sein des secteurs des télécommunications et de la communication est loin d’être terminée. Aux États-Unis les grands opérateurs de télécommunication comme AT&T, Verizon ou Comcast font leur marché et absorbent les fournisseurs de contenus. En Europe, la guerre des contenus vise à hâter les concentrations de la centaine d’opérateurs jugée par les marchés financiers comme un frein à la création de valeur pour l’actionnaire. L’évolution de la situation interroge sans qu’on puisse encore répondre aux nécessaires questions concernant l’influence des groupes industriels sur la création et l’information.
 

Avec la convergence, la concurrence exacerbée entre les GAFA et les opérateurs de télécommunications, assiste-t-on à un élargissement du champ de production de contenus ? La convergence implique-t-elle une influence sur le processus de création ? La structure industrielle et leurs caractéristiques économiques des groupes entraîne-t-elle des contraintes pour les créateurs ? La guerre des prix et de la quasi-gratuité joueront-elles contre la qualité des contenus ? Comment la concurrence et le rapport de forces joueront-t-ils entre les divers opérateurs ?
 
Les stratégies des groupes Altice et Vivendi sont encore trop récentes et ne permettent pas de donner des réponses définitives. Néanmoins, on peut relever des tendances lourdes :

En premier lieu, comme le relève Philippe Bouquillion, « le constat fréquemment formulé de l’abondance des contenus disponibles grâce aux mécanismes du marché de l’économie numérique nous semble devoir être nuancé. L’économie des contenus demeure liée à celle des acteurs historiques des industries culturelles. Or, ceux-ci éprouvent des difficultés à se positionner sur les nouveaux modes de diffusion ; ils sont menacés de perdre le contrôle de l’aval des filières et du contact avec le client final ; leurs chiffres d’affaires tendent à stagner ou à diminuer. De ce fait, leurs dépenses dans la production de contenus originaux constituent très fréquemment une variable d’ajustement. »

En second lieu, Pierre Moeglin relève, pour sa part, que les dimensions de création ou artistiques, d’un côté, et industrielles, de l’autre, sont très étroitement imbriquées. Les tendances déjà constatées d’une prédominance des enjeux industriels et économiques tendent à transformer les produits culturels en « produits joints pour des offres de matériels électroniques ou valorisés via la production d’informations marketing ou de la publicité en ligne », comme le note Philippe Bouquillion.
 
En effet, dans les deux groupes, les motifs d’inquiétude des filières de production de contenus ne manquent pas, à commencer par les suppressions d’emplois. La fusion de certaines rédactions comme celles de iTélé et de Direct Matin, après les vagues de départ successives, ne plaident pas pour une amélioration de la qualité des contenus produits par Vivendi. De même, dans le groupe SFR, les hémorragies de personnels et les nouvelles organisations du travail inquiètent les journalistes. Chez Libération, l’un d’entre eux fait un constat douloureux : « On n’est pas là pour développer la marque SFR. On est là pour développer la marque Libération. » Il n’est pas sûr que sa position soit celle de Patrick Drahi.
 
Et la remarque vaut-elle sans doute pour l’ensemble des filières de production de contenus, car, comme le note Eric George, on observe « une séparation de moins en moins nette entre des types de productions, l’information, le divertissement et la publicité, traditionnellement distincts. »

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Crédits photos :
Patrick Drahi. Bloomberg Finance LP/Getty Images
Vincent Bolloré. Antoine Antoniol/Getty images
(1)

Les Échos, 1er mars 2017

(2)

Bernard MIÈGE, Dominique VINCK, Les masques de la convergence, Éditions des Archives contemporaines, 2012.

(3)

Bernard MIÈGE, Dominique VINCK, op. cit.

(4)

Le « Return on Equity » (ROE) est le rapport entre le résultat net et les capitaux propres investis par les associés ou actionnaires de sociétés. Il s’agit d’un des indices adoptés par les marchés financiers pour évaluer les performances des groupes ; il est considéré par les fonds comme la mesure de l’efficacité de leurs investissements. Il s’est imposé auprès des marchés financiers sans aucune réalité scientifique. 

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