Illustration de femmes célèbres des médias qui "sortent" d'un micro et confrontent plusieurs hommes, chacun disposant de son propre micro

© Crédits photo : INA. Illustration : Émilie Seto.

Médias : où sont les expertes ?

Depuis la fin du XIXe siècle, la parole des femmes s’est peu à peu affirmée dans l’espace public et médiatique. De Marguerite Durand à Caroline de Haas, en passant par Ménie Grégoire, elles ont apporté leur expertise dans la presse ou l’audiovisuel. Mais aujourd’hui encore, leur présence reste marginale...

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Bien souvent perçus comme perpétuant des représentations inégalitaires du genre, les médias sont aussi des espaces de renégociation et de transformation des rapports sociaux de sexe. C’est le cas, par exemple, lorsqu’ils ouvrent leurs colonnes et leurs antennes à la parole des femmes et, plus encore, lorsqu’ils les instituent comme « expertes ».

 

La prise de parole des femmes dans la société et dans les médias s’affirme progressivement au cours du XXe siècle ; leur opinion devient de plus en plus légitime, en particulier sur les questions féminines et familiales(1) . Il faut dire que ces thématiques sont au cœur des préoccupations des médias généralistes, comme de leurs annonceurs, puisque les mères de famille sont les premières prescriptrices en matière d’équipement du foyer et de consommation.

 

Presse féminine : les femmes parlent aux femmes

La presse féminine est un avatar de la presse illustrée (ancêtre de la presse magazine), qui se développe à partir du milieu du XIXe siècle. Une des principales fonctions de ces publications est de conseiller les lectrices, pour qu’elles soient de bonnes ménagères, de bonnes épouses et de bonnes mères. C’est ce qui conduit Évelyne Sullerot à parler au début des années 1960 de « presse des devoirs » des femmes pour la caractériser(2)  ; et c’est dans ce cadre que de premières formes de « paroles expertes » sont médiatisées. Les journaux utilisent parfois le ressort de figures féminines pour parler aux femmes de l’entretien de la maison, de la préparation des repas… ou pour leur donner des conseils de couture. Il s’agit de faire usage d’une forme de complicité de genre, qui sera ensuite un procédé récurrent. Dans la première partie du XXe siècle, l’expertise qui touche au médical (en particulier, ce qui relève de la protection de l’enfance qui émerge à partir de l’entre-deux guerre) ou à tout élément technique, reste, cependant, presque uniquement masculine. En fait, on ne trouve aucune expertise féminine hors le foyer...

 

Une des principales fonctions de la presse féminine est de conseiller les lectrices, pour qu’elles soient de bonnes ménagères, de bonnes épouses et de bonnes mères.

 

Presse lue par les femmes, la presse féminine a aussi été très tôt une presse écrite par les femmes. C’est ce qui lui permet d’être un premier lieu de médiatisation d’une parole experte de femmes(3) . Dès les années 1960, Évelyne Sullerot évoque cette « presse du nous » rédigée par les femmes et lieu d’expression de leurs frustrations de mineures légales et d’opprimées sociales. Cette catégorie de journaux se rapproche bien souvent de la presse féministe et accompagne les première puis deuxième vagues du féminisme au cours du XXe siècle. Née à la fin du XIXe siècle, dans les pays anglo-saxons et du nord de l’Europe, la première vague est centrée sur la revendication des droits civiques. La deuxième vague, quant à elle, se développe dans les années 1960 et 1970 ; les revendications sont centrées autour du droit à disposer de son corps.

Presse lue par les femmes, la presse féminine a aussi été très tôt une presse écrite par les femmes. 

Quotidien de 1897 à 1903, La Fronde de Marguerite Durand est entièrement rédigé par des femmes. L’écrivaine et journaliste Séverine (Caroline Rémy) peut y être considérée comme une figure experte : elle diffuse ses connaissances des revendications féministes sur le terrain des droits civiques, prend parti en faveur du capitaine Dreyfus… Traductrice de L’Origine des espèces de Darwin, Clémence Royer, scientifique et philosophe, y propose ses connaissances scientifiques ; Pauline Kergomard, qui inventa les écoles maternelles, écrit sur la pédagogie.

 

Près d’un siècle plus tard, on trouve dans F Magazine un autre exemple de publication frontière entre la presse féminine et la presse féministe, et faisant une large place à l’expertise féminine. Le titre est créé en 1978 par Claude Servan-Schreiber et Benoîte Groult qui se sont éloignées du trop bourgeois magazine Elle. Le titre est soutenu par le groupe L’Expansion, mais ne trouve jamais son modèle économique, et disparaît après moins de dix ans d’existence. Claude Servan-Schreiber présente dans le journal les combats de la deuxième vague du féminisme (autour du droit à disposer de son corps) sous l’angle politique, tandis que Paula Jacques en cherche les prolongements littéraires.

 

Hormis ces exemples hybrides, qui se développent à deux moments décisifs de l’histoire du féminisme, les deux pics des première et deuxième vagues du féminisme, l’expertise des femmes est peu présente dans les médias généralistes.

 

Hormis ces exemples hybrides, qui se développent à deux moments décisifs de l’histoire du féminisme, les deux pics des première et deuxième vagues du féminisme, l’expertise des femmes est peu présente dans les médias généralistes(4) . Si l’on continue à chercher du côté de la presse féminine, on peut trouver dans Elle quelques exemples de figures marquantes, notamment dans les années 1960.

 

Ménie Grégoire, médiatrice de la parole spécialisée

 

C’est, par exemple, le cas de Ménie Grégoire, née Marie Laurentin le 15 août 1914 à Cholet. Dès l’enfance, elle adopte la forme vendéenne de son prénom : Ménie. Son père, Maurice Laurentin, est architecte, et son frère, l’abbé René Laurentin, est un théologien reconnu. En 1943, elle épouse le conseiller d’État Roger Grégoire ; ils ont trois enfants. Titulaire d’une licence d’histoire, elle s’intéresse à la psychanalyse et devient membre du comité de rédaction de la revue Esprit. Elle publie son premier livre, Le Métier de femme, en 1965(5) . L’ouvrage propose un bilan de la place des femmes dans la société française, de l’image qu’elles ont d’elles-mêmes et de leurs aspirations. Il insiste sur le bouleversement majeur qu’apporte la généralisation du travail salarié des femmes.

 

La notoriété acquise par Ménie Grégoire du fait de la parution du Métier de femme conduit la rédaction du magazine Elle à lui proposer une collaboration régulière. Ses reportages portent sur la condition féminine, en France et à l’étranger ; les lectrices de l’hebdomadaire féminin lui adressent leurs réactions, à l’ouvrage et à ses articles. Lorsqu’en 1967 Jean Ferran, nouveau directeur de la radio RTL, lui propose d’animer une émission, Allô Ménie, c’est de ces lettres qu’elle fait son matériau principal. La presse féminine a donc été pour Ménie Grégoire un premier espace de légitimation de sa parole experte, qui lui a permis d’accéder ensuite aux médias généralistes. Programmée en début d’après-midi, le rendez-vous de 30 minutes bouleverse le paysage médiatique en faisant émerger le genre de la « confidence radiophonique »(6) .

 

Ménie Grégoire cherche à explorer les conditions d’existence des femmes que les données objectives et statistiques ont du mal à rendre.

 

Ménie Grégoire cherche à explorer les conditions d’existence des femmes que les données objectives et statistiques ont du mal à rendre, permettant une confrontation des experts avec un matériau auquel ils n’ont pas accès par ailleurs. Elle crée donc un nouveau matériau pour l’expertise, tout en se positionnant elle-même comme médiatrice de cette parole spécialisée. Entre 1967 et 1980, des milliers d’auditrices s’adressent à elle soit par lettre, soit en prenant la parole à l’antenne (80% des interventions à l’antenne viennent de femmes). Elles expriment leur reconnaissance ou confient leurs problèmes sentimentaux ou conjugaux. L’émission rencontre un succès considérable : 40 % de parts de marché et 1,3 million d’auditeurs en moyenne entre 1968 et 1978. L’équipe de RTL reçoit un courrier considérable pendant toutes ces années et l’on estime qu’environ 16 000 personnes ont pris la parole à l’antenne.

 

Le concept de l’émission semble simple et économe : l’animatrice dialogue de 15 heures à 15 h 30 en direct avec trois ou quatre auditeurs. Ses interlocuteurs ont été « filtrés » par les assistantes mais, lorsqu’elle les prend à l’antenne, Ménie Grégoire ne sait pas pourquoi ils appellent et quelle sera leur demande. Elle entame donc une conversation avec eux. L’émission est une rupture dans l’histoire des émissions féminines de radio et plus généralement des médias, par son inventivité, et par les scandales qu’elle provoque du fait des sujets traités et de la liberté de parole des auditeurs. Ces « performances » médiatiques ont des prolongements dans l’espace public. Ainsi, le 10 mars 1971, Ménie Grégoire organise à la salle Pleyel le tournage d’une émission en direct. Celle-ci s’intitule « L’homosexualité, ce douloureux problème ». L’enregistrement est interrompu par le chahut de militantes et militants du MLF (Mouvement de libération des femmes) et du Fhar (Front homosexuel d’action révolutionnaire), dénonçant l’orientation moralisatrice donnée par le titre et le choix des invités.

La relation de confiance que les auditrices entretiennent avec la radio est propice aux épanchements sentimentaux, aux aveux personnels, mais aussi aux accusations terribles.

Dans leur courrier et leurs interventions, les auditrices désignent Ménie Grégoire comme leur « sœur », « mère », « amie », « l’amie des ondes », « une amie comme on en a peu », « grande et sincère ». La relation de confiance qu’elles entretiennent avec la radio est propice aux épanchements sentimentaux, aux aveux personnels, mais aussi aux accusations terribles (relatives aux persécutions par leurs êtres chers le plus souvent). L’instauration de la légitimité de l’experte passe par cette relation spécifique avec le public féminin. De 1973 à 1980, Ménie Grégoire anime une seconde émission d’une demi-heure sur RTL, Responsabilité sexuelle, qui ne porte que sur les problèmes de sexualité. Journaliste active dans Marie-Claire, mais aussi France-Soir, Ménie Grégoire s’engage en faveur de la légalisation de l’interruption volontaire de grossesse dès le milieu des années 1960. Dans les années 1980, elle anime plusieurs émissions de télévision et publie de nombreux romans. Le dépôt de ses archives et de celle de l’émission aux Archives départementales d’Indre-et-Loire a permis la constitution d’une source majeure pour l’histoire des femmes au XXe siècle. La richesse de ce fonds met en évidence par contraste le manque de source sur l’histoire de la plupart des femmes intervenant dans les médias, des années 1950 aux années 1990.

 

Une expertise féminine toujours marginale

Si Ménie Grégoire est un premier exemple de présence d’expertise féminine dans les médias audiovisuels, le phénomène reste très marginal. En 2014, le CSA (Conseil supérieur de l’audiovisuel) dénombre moins de 30 % d’expertes sur les plateaux télé et radio. Les femmes journalistes ont bien conscience de cette sous-représentation, mais elles se heurtent souvent aux refus de témoigner des femmes qu’elles contactent. Ces dernières souffrent souvent d’un syndrome d’illégitimité et renvoient même parfois les médias à leurs collègues masculins (qui osent plus facilement prendre la parole, ou se documenter rapidement pour intervenir sur un sujet dont ils ne sont pas forcément spécialistes).

Si Ménie Grégoire est un premier exemple de présence d’expertise féminine dans les médias audiovisuels, le phénomène reste très marginal. 

Plusieurs initiatives ont vu le jour pour lutter contre ce phénomène et favoriser l’accès des femmes expertes aux médias français. L’une d’entre elles vient de la presse féminine puisque c’est Marie-Françoise Colombani, éditorialiste au magazine Elle, qui lance en 2015 l’idée des Expertes : réunir un annuaire de femmes expertes pour diffusion auprès des journalistes. Référençant plus de 500 noms en trois ans d’existence, le projet est devenu numérique, avant d’être repris par Caroline de Haas. Il rassemble aujourd’hui plus de 3 000 femmes, dont 1 000 francophones non françaises et organise pour ses membres des sessions de formation et des rencontres avec les journalistes. Quelque 2 000 journalistes sont accrédités et utilisent régulièrement le site, dont une version tunisienne a été lancée le 8 mars 2018. Le modèle de mise à disposition des coordonnées des femmes pouvant intervenir dans les médias s’exporte avec profit vers d’autres pays.

 

La visibilité des femmes expertes, cause féministe

Ce sont donc des militantes de la cause féministe qui s’emparent de cet outil : Caroline de Haas, née en 1980, ancienne élue étudiante, participe en 2009 à la fondation d’Osez le féminisme, qui s’impose comme un des mouvements symboliques de la troisième vague du féminisme. [ID1] Signataire du manifeste « L’égalité maintenant » en 2011, elle est également candidate aux élections européennes de 2014 sur la liste « Féministes pour une Europe solidaire ». Elle est devenue une figure médiatique du militantisme des dernières années autour des notions d’égalité et dans la lutte contre les violences faites aux femmes.

Le militantisme en faveur de la visibilité des femmes expertes fait d’ailleurs aujourd’hui partie des revendications féministes. Le groupe d’action féministe La Barbe, fondé en 2008, proteste contre la sous-représentation des femmes dans les mondes politique, économique, culturel et médiatique. Affublées de barbes postiches, les militantes de ce groupe lancent des actions « coup de poing » sur les tribunes ou les plateaux exclusivement masculins pour dénoncer l’invisibilisation des femmes. Ces coups d’éclat se situent dans la tradition des happenings féministes et contribuent aujourd’hui à réinterroger les pratiques des professionnels des médias. Cofondatrice de l’Association des journalistes LGBT (lesbiennes, gays, bis et trans), Alice Coffin est membre de ce collectif ; elle milite pour la visibilisation des toutes les minorités. Un des traits des militantes contemporaines est en effet de prendre en compte le croisement des dominations (intersectionnalité), dont le sexisme n’est qu’un versant.

De Marguerite Durand à Caroline de Haas, le fait d’assurer une présence réelle des femmes dans les médias relève donc de formes de militantisme, qui ne font évoluer que lentement les usages et représentations.

De Marguerite Durand à Caroline de Haas, de La Fronde aux nombreux collectifs féministes, le fait d’assurer une présence réelle des femmes dans les médias relève donc de formes de militantisme, qui ne font évoluer que lentement les usages et représentations. La presse féminine joue un rôle clef dans ces évolutions, en ce qu’elle est un espace d’émancipation (même limité), à la fois pour les journalistes et pour les lectrices. C’est, en tout cas, une forme d’espace non mixte d’autonomisation (empowerment) pour les femmes des XX e et XXIe siècles.

Références

  • Christian DELPORTE, Claire BLANDIN, François ROBINET, Histoire de la presse en France. XXe - XXIe siècles, Paris, Armand Colin, 2016, 352p.
  • Évelyne SULLEROT, La Presse féminine, Paris, Armand Colin, 1966
    (1)

    Claire BLANDIN, Cécile MÉADEL (dir.), « La Cause des femmes », Le Temps des médias, n° 12, 2009

    (2)

    Èvelyne SULLEROT, La Presse féminine, Paris, Armand Colin, 1966

    (3)

    Claire BLANDIN, Hélène ECK (dir.), La Vie des femmes. La presse féminine aux XIXe et XXe siècles, Paris, éditions Panthéon Assas, 2010, 150p.

    (4)

    Béatrice DAMIAN-GAILLARD, Cégolène FRISQUE, Eugénie SAÏTTA (dir.), Le Journalisme au féminin. Assignations, inventions, stratégies, Rennes, PUR, 2010, 282p

    (5)

    Ménie GRÉGOIRE, Le Métier de femme, Paris, Plon, 1965, 319p

    (6)

    L’émission de Ménie Grégoire, ainsi que les archives des lettres reçues ont été étudiées, en particulier dans Dominique CARDON et Smain LAACHER, « Les confidences des Françaises à Ménie Grégoire », Sciences humaines, n° 53, août-septembre 1995, p. 10-15 et Ménie Grégoire, Les Cris de la vie, Paris, Tchou, 1971.

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