L’obscure clarté de la société numérique

L’obscure clarté de la société numérique

Byung-Chul Han s’en prend, dans ce pamphlet, à la dimension autoritaire de l’idéologie de la transparence communément associée à Internet.

Temps de lecture : 4 min

En 2013, a paru Le Cercle, roman dystopique de Dave Eggers dans lequel une société totalitaire, dominée par un pseudo-Google hyperpuissant, reposait sur l’obsession de la transparence. La même année a vu paraître, en allemand, cet essai percutant du philosophe Byung-Chul Han traduit en français par Olivier Mannoni en 2017. Que le fait de diffuser une idéologie de la transparence soit le moyen sans doute le plus efficace pour mettre en place une surveillance massive n’est pas une idée nouvelle. 2013 est cependant l’année du « basculement » de l’imaginaire lié à Internet, selon Dominique Cardon(1) , le moment où l’on commence à le percevoir comme moyen de domination et non plus seulement comme outil d’émancipation. C’est l’année du cas Snowden, c’est-à-dire la période où le monde entier a pu comprendre que la numérisation et les données pouvaient aider à la création d’une société de contrôle global.

La transparence, au départ une idéologie positive, liée par exemple à la volonté de rendre visibles les comportements des politiques ou les transactions financières, commence alors à être mise en question. Là où Dave Eggers mettait en scène, de manière parfois maladroite, les traits totalitaires d’une société numérisée, Byung-Chul Han dénonce la dimension autoritaire d’une idéologie qui sous-tend nombre d’énoncés médiatiques et de politiques publiques. La critique de Byung-Chul Han est contextualisée dans un discours plus large, fait par l’auteur dans ses autres ouvrages. Il s’agit d’un questionnement de la société capitaliste actuelle. Parmi les concepts abordés par Byung-Chul Han, celui de la transparence est le plus précisément liée à la technique. L’idéologie de la démocratie directe – qui bénéficie du Web - défendue par les partis pirates en Scandinavie ou le Mouvement 5 étoiles en Italie en est une démonstration. Il faut se rappeler qu’en 1990 le philosophe Gianni Vattimo écrivait La Société transparente. Dans ce livre utopique il affirmait que la multiplication des points de vue sur la réalité – rendue possible grâce aux évolutions technologiques - allait nous permettre de nous émanciper du concept même de réalité (le fait d’avoir une multitude de chaînes télévisuelles, par exemple, et non seulement quelques chaînes gouvernementales)(2) . Nous aurions pu ainsi nous défaire d’un concept totalitaire de réel ; le réel imposé par le pouvoir. Depuis, Gianni Vattimo aussi semble avoir changé d’avis sur le potentiel émancipateur de la technique(3)
 
 On s’auto-exploite, en dépassant nos limites, sans besoin d’un dispositif coercitif nous imposant de travailler  
Or, la société de contrôle dans son acception deleuzienne est une question abordée par Byung Chul Han, qui y voit une évolution du concept de panoptique(4) >. Le panoptique de Bentham était un modèle de prison où à partir d’une tour centrale, un gardien, pouvait contrôler la totalité des cellules construites autour. Il s’agit donc d’un dispositif de pouvoir basé sur la visibilité des individus – la transparence de leurs actions, pourrait-on ajouter aujourd’hui. Le panoptique digital serait d’un nouveau genre : la distinction entre le centre et la périphérie disparaît entièrement. « La singularité du panoptique digital – affirme Byung Chul Han – se tient à ce que ses habitants collaborent eux-mêmes activement à son entretien en se donnant en spectacle et en se dévoilant » (p. 85). Point de vue qui n’est pas sans rappeler celui des théories critiques du prolétariat cognitif de Michael Hardt et Antonio Negri, par exemple(5) . On a un sentiment de liberté, car précisément le capitalisme exploite ces libertés. Le burn-out en est l’exemple le plus clair : on travaille jusqu’à en mourir ; on s’auto-exploite, en dépassant nos limites, sans besoin d’un dispositif coercitif nous imposant de travailler(6) .
 
La question concerne un régime de visibilité. La transparence est le rêve d’une visibilité absolue, et lorsque tout est visible, montré, exposé, le regard frôle avec l’obscène. Ce que cache la société de transparence est une tendance pornographique. Byung Chul Han base ce stimulant parallèle sur la différence entre la pornographie et l’érotisme. Dans la pornographie on montre tout, alors que l’érotisme joue sur le fait de cacher. Comme l’affirme Giorgio Agamben, l’exposition directe de la nudité n’est pas érotique(7) . La tension érotique découle plutôt d’une mise en scène d’une « apparition-disparition ». « L’érotique suppose […] la négativité du secret et de la dissimulation ». Voilà ce qui manque dans une société de la transparence. « Les choses deviennent transparentes lorsqu’elles se départissent de toute négativité, lorsqu’elles sont lissées et nivelées, lorsqu’elles s’intègrent sans résistance dans le flux sans pli du capital, de la communication et de l’information. » (p. 7). Dans un régime de positivité, c’est précisément la négativité qui manque. L’oubli, dans la gestion de la mémoire collective(8)  ; les filtres et la sélection dans les données collectées ; la distance dans les rapports avec l’autre sur les réseaux sociaux. « Seule la machine est transparente » (p. 10).
 
 Réintroduire de la distance signifie aussi réinstaurer un régime de responsabilité et de respect  
Le mot le plus intéressant évoqué par Byung Chul Han est sans doute et précisément celui de distance. S’agissant d’une société d’exposition ou tout est montré et accessible, on finit par vivre dans un monde sans distance. C’est une question de respect de l’altérité. « Il manque précisément à cette contrainte de la transparence cette "tendresse" qui ne signifie rien d’autre que celle du respect face à l’altérité que l’on ne peut totalement éliminer. » L’exposition de soi dans les réseaux sociaux ; les haters qui attaquent des profils sur Twitter –ce que dans un autre ouvrage, Byung Chul Han appelle la nuée numérique(9)  : ces phénomènes révèlent un manque de distance. Lorsque tout est accessible, proche et disponible, réintroduire de la distance signifie aussi réinstaurer un régime de responsabilité et de respect. Le monde actuel est un « marché sur lequel les intimités sont exposées, vendues et consommées » (p. 64) La représentation, qui implique une mise en scène, et donc une distance, cède alors le pas à l’exposition.
 
Le livre de Byung-Chul Han adopte le modèle du pamphlet : court, incisif mais aussi assez général, sans exemples, ni cas d’études précis qui pourraient permettre de mieux cerner le concept. Cela dit, ses intuitions s’avèrent à chaque fois pertinentes, il suffit de les appliquer à notre quotidien numérique pour en voir la portée heuristique. Byung-Chul Han, après avoir fait une thèse sur Martin Heidegger, partage de nombreux points en commun avec la théorie critique dérivée de l’école de Francfort. Ses références à la question de l’accélération sociale, reprises par Hartmut Rosa, en sont un exemple(10) >. La critique de Byung Chul Han reste bénéfique, pour un concept qui phagocyte aujourd’hui les politiques publiques tout comme les idéologies des entreprises. Dans une société connectée et envahie par l’information, cette masse « ne produit pas de vérité. Plus on libère l’information, plus le monde devient opaque – selon Byung-Chul Han - L’hyperinformation et l’hypercommunication n’apportent pas de lumière dans l’obscurité » (p. 76). Parce que « ni la vérité, ni l’apparence ne sont transparents. La seule chose entièrement transparente, c’est le vide ».
    (1)

    Antonio CASILLI, Dominique CARDON, Qu’est-ce que le Digital Labor ?, Ina Editions, 2015.

    (2)

    Gianni VATTIMO, La Société transparente, Desclée De Brouwer, 1990.

    (3)

    Voir dossier « Ô secrets Ô transparence », Ina Global, n°4, 2015. 

    (4)

    Gilles DELEUZE, « Post-scriptum sur les sociétés de contrôle », L’autre journal, n°1 mai, 1990.

    (5)

    Michael HARDT et Antonio NEGRI, Empire, Paris, Ed. Exils, 2000.

    (6)

    Byung-Chul HAN, La société de la fatigue, Circe Editions, 2014.

    (7)

    Giorgio AGAMBEN, Nudités, traduit de l’italien par Martin Rueff, Payot Rivages, 2005.

    (8)

    « L’oubli de l’oubli » selon Milad Doueihi, La grande conversion numérique, Seuil, 2008. 

    (9)

    title="Byung-Chul HAN, Dans la nuée. Réflexions sur le numérique, Actes Sud, 2015, p. 145.   

    (10)

    title="Hartmut ROSA, Accélération. Une critique sociale du temps, La Découverte, 2010.

Ne passez pas à côté de nos analyses

Pour ne rien rater de l’analyse des médias par nos experts,
abonnez-vous gratuitement aux alertes La Revue des médias.

Retrouvez-nous sur vos réseaux sociaux favoris