L'équipe des Jours lors des "apéros du futur".

Les fondateurs des Jours lors de leurs "apéros du futur".

© Crédits photo : Illustration : Johanne Licard.

Comment « Les Jours » ont trouvé leur équilibre

Monter un média, c’est un parcours semé d’embûches, d'imprévus, de décisions à prendre. Mais il est possible d’y arriver, même si cela prend plus de temps qu'anticipé. C’est l’histoire du média en ligne « Les Jours », tout juste parvenu à l’équilibre, cinq ans après son lancement.

Temps de lecture : 12 min

Nous sommes en novembre de l’année 2020. Le monde est morose, l’épidémie de coronavirus repart de plus belle, l’élection américaine n’en finit plus de faire tourner des têtes et le terrorisme islamiste secoue une nouvelle fois la France. Dans tout ce marasme, un groupe de personnes a tout de même trouvé une occasion de fêter quelque chose. Le média Les Jours, lancé officiellement en 2016 et qui emploie onze personnes, vient de passer la barre des 13 000 abonnés, dont la moitié a moins de 35 ans. « Nous en avons 11 000 en tacite reconduction, détaille Augustin Naepels, directeur administratif et financier et cofondateur des Jours, puis mille qui profitent des Jours via des cartes cadeaux, puis encore mille autres qui correspondent à des grands comptes. » Un chiffre qui permet désormais au média d’être à flot sans avoir recours à d’autres sources de revenus, après une troisième campagne d’abonnements, lancée le 27 août 2020 et présentée comme « vitale » pour la survie des Jours — il fallait 2 000 nouveaux abonnés au 6 novembre. Objectif atteint, donc, pour le média dont les dépenses annuelles s’établissent à 900 000 euros. « Les années précédentes, nous étions un peu en deçà de nos objectifs, continue Augustin Naepels. Très concrètement, cela veut dire que nous réalisions des pertes durant nos exercices ». Les Jours sont donc aujourd’hui dans une situation dans laquelle de nombreux médias aimeraient se trouver. 

Pour comprendre l’histoire des Jours, et mesurer le flair et la ténacité dont ses cofondatrices et cofondateurs ont fait preuve, il faut remonter le temps jusqu’en 2013. La plupart d’entre eux sont alors employés du quotidien Libération, qui va mal. Très mal. « Pendant quelques temps, on ne savait pas si on allait être payés à la fin de chaque mois, raconte Alice Géraud, ancienne journaliste à Libération et cofondatrice des Jours. Ce qui se profilait pour Libé à ce moment-là, c’était le tribunal de commerce. » Arrive 2014 : pour sortir le journal de la crise, les actionnaires évoquent de multiples pistes de diversification, notamment la création d’un « Flore du XXIème siècle » ou l’installation d’un restaurant dans le bâtiment qui hébergeait alors la rédaction, rapporte à l’époque Le Monde.  

La réaction des journalistes ne se fait pas attendre : « Nous sommes un journal », expliquent-ils. « Ça a parfois été mal pris, se souvient Isabelle Roberts, ancienne responsable de la rubrique écrans/médias de Libération et cofondatrice des Jours. Les gens pensaient que par "journal" nous voulions dire "journal papier", ce qui n'était pas le cas. L'idée, c'était vraiment de dire ce que ce qui comptait pour nous, c’était l'information. » Très rapidement, un appel à projets est lancé afin de faire naître des idées pour transformer Libération et sauver le titre. « Il y a eu plein de contributions anonymes qui sont venues de personnes très différentes. Certains s'étaient regroupés, d'autres avaient fait des projets individuels. » Une partie des personnes qui fonderont ensuite Les Jours se retrouvent alors régulièrement lors des « apéros de l’avenir ». « Au début, vraiment, il s’agissait de réfléchir ensemble en mettant en commun ce que nous pouvions apporter comme contribution pour un projet de reprise de Libération », nous explique Isabelle Roberts.

Mais l’arrivée de Patrick Drahi au capital du journal s’ébruite. Dès avril 2014, l’homme d’affaires franco-israélien injecte de l’argent dans le journal, comme l’expliquait à l’époque Libération. Si certains parlent d’un sauvetage, tout le monde ne le voit pas de cet œil. «Au moment où il est arrivé, se souvient Olivier Bertrand, cofondateur des Jours et ancien de Libération, un journaliste très ancien a dit : "C'est magnifique, avec l’argent qu’il a, on est sauvés pour un bon moment. " Moi, j'ai trouvé ça absolument atterrant, surtout quand on voit comment Patrick Drahi a construit son empire et gère ses entreprises. » En août, du fait du changement d'actionnaires au capital de l'entreprise, une clause de cession est ouverte, permettant aux employés (dans le cas présent, journalistes et non journalistes) de rompre leur contrat. En novembre 2014, un plan de départ volontaire est annoncé, permettant à qui le souhaite de partir du journal. De nombreux membres fondateurs des Jours partent du journal entre ce moment-là et la fin du mois de décembre.

Du 100 % numérique

Pendant ce temps-là, les réunions-apéros continuent de plus belle, devenant de plus en plus précises dans ce qu’elles entendent finalement créer. Très rapidement, quelques lignes directrices se dessinent, et il est compliqué de ne pas y voir une certaine forme de réaction contre le chemin pris par quelques médias à l’époque, Libération en particulier. « C'était vraiment génial, se remémore Charlotte Rotman, cofondatrice des Jours et ancienne journaliste à Libération. Pour moi ça s'inscrivait complètement dans la crise du journalisme, la crise de notre journal, la crise du métier. C’est dans ce chaudron-là qu'on a réfléchi. Nous avons vraiment essayé de bâtir un journal qui correspondait à ce que nous avions envie de faire, comme une réponse à ce qui nous semblait ne pas aller ou ne plus convenir à nous, professionnels, ainsi qu’aux lecteurs, qui étaient dans une sorte de distanciation vis à vis des informations et du journal. »

La volonté de créer un média avec une stratégie 100 % numérique émerge. Pour Isabelle Roberts, il a été rapidement très clair qu’il fallait mener ce projet en dehors du carcan que peut être le papier. « Nous connaissions trop bien la manière dont les journaux sont en permanence cannibalisés par la production industrielle du papier. Tout est calqué sur le rythme du papier, qui impose l’heure du bouclage. » Le service écrans/médias, qu’elle dirigeait avec Raphaël Garrigos, également cofondateur des Jours, était au cœur de ces difficultés. « C’était le seul service à vraiment fonctionner à la fois sur le web et le papier, avec des échanges entre les deux, et nous n’avons jamais réussi à l’imposer au niveau du journal, il y avait toujours, à un moment ou un autre, un entonnoir. Le papier passait forcément devant. » Ce projet est aussi, d’une certaine façon, porté par la frustration de ne pas avoir pu participer à une telle stratégie ailleurs. « Libération était le journal où je rêvais de travailler, explique Sophian Fanen, cofondateur des Jours. Mais les circonstances ont fait qu’il valait mieux partir. Je n’ai pas été poussé dehors, j’aurais pu rester, mais il n’y avait pas de projet numérique à l’époque. »

L’abandon du papier permet à l’équipe de rompre avec l’exhaustivité et d’aller au fond des sujets, sans avoir la peur de voir des paragraphes entiers être coupés pour qu’un article puisse entrer dans l’édition du jour. « À Libération, explique Olivier Bertrand, j’entendais régulièrement des gens dans les réunions dire qu’il fallait que nous fassions un pas de côté, que nous devions traiter des sujets différents des autres rédactions. Mais vous aviez toujours un chef de service ou un rédacteur en chef pour dire "Mince, vous avez vu, tels journaux ont fait ça et on l’a raté". »

Obsessions et séries

C’est avant tout un désir de changer leur rapport à l’actualité qui les motive à se lancer dans l’aventure. Alice Géraud explique qu’il « y avait une forme d’ennui, pas seulement une impasse du journalisme, mais aussi une impasse intellectuelle ». Très rapidement, deux idées se dégagent : tout d’abord, les « obsessions », qui désignent les sujets, choisis par les journalistes et que ceux-ci vont traiter dans la durée. « L’Empire », sur les interventions de Vincent Bolloré au sein du groupe Canal+, ainsi que « Sur écoute », écrite par Aurore Gorius et dédiée à « l’affaire des écoutes » impliquant l’ancien président Nicolas Sarkozy, comptent aujourd’hui parmi leurs obsessions les plus connues. Le site fait ainsi fi des rubriques.

Deuxième idée : chacune se compose d’épisodes formant des « séries » peuplées des mêmes personnages récurrents, comme dans vos productions télé préférées. Les journalistes sont obligés de revenir sur leurs pas, ce qui n’est pas forcément le cas en règle générale. Le pari étant que d’une manière ou d’une autre, l’actualité viendra percuter les obsessions choisies. Le projet éditorial se base donc sur des contraintes relativement fortes. Dès que l'on va quelque part, on doit trouver les personnes qui deviendront nos personnages, elles doivent tenir la route, il faut rester en lien avec elles », explique Charlotte Rotman. Ce qui l’a conduit à ne plus interviewer un maximum de personnes comme elle le faisait auparavant « Il faut s’attacher à ces deux ou trois personnes, les coller presque. On les connaît, on les revoit, etc. Et c'est à travers elles, et non pas à travers une kyrielle de témoins avec qui on aurait discuté un tout petit peu, que je vais vraiment partager des moments de leur vie ou de l'actualité, etc. » Une pratique qui a parfois été qualifiée de « slow journalism » explique Isabelle Roberts, qui récuse le terme. Peut-être serait-il en effet plus juste de parler de deep journalism.

Le modèle choisi de l’abonnement était, à bien des égards, une autre évidence pour l’équipe fondatrice des Jours. Pas question d’adopter un modèle publicitaire, pouvant amoindrir la qualité de lecture et engendrer des choix stratégiques discutables. « Clairement, Libération, à un moment, s'est trop jeté dans la course à la page vue, détaille Sophian Fanen. La recherche du clic a fait beaucoup de mal à la presse et n'a pas forcément été satisfaisante en termes de mutation numérique. »

Mais pour pouvoir faire ce que l’on veut comme on l’entend, il est nécessaire d’être entièrement maître de son destin. Il était donc exclu de faire appel à des investisseurs extérieurs qui ne comprendraient pas forcément le métier de journaliste et risqueraient d’intervenir dans la ligne éditoriale du site — à ce jour, co-fondatrices et co-fondateurs détiennent 69,14 % du capital et la société des Amis des Jours et Anaxago, abonnés et lecteurs actionnaires, 9,72 %, tandis que quelques autres actionnaires, avec des parts de moins de cinq pourcents chacun, subsistent au capital.

« Nous avions un cahier des charges éditorial, explique Isabelle Roberts, mais pas seulement. Nous avions des cahiers des charges pour toutes les parties du site. Par exemple nous en avions un pour le chemin qui va conduire à l'abonnement, comment c'était chez les autres et comment rendre le plus simple possible. » Une landing page (page de lancement) est rendue publique en mars 2015, permettant l’inscription à une newsletter qui raconte l’avancée des travaux. « Ça a été très important, et ça a encore des répercussions aujourd'hui, poursuit Isabelle Roberts, parce ces gens qui se sont inscrits et à qui nous avons raconté la construction du média, ce sont ceux qui ont participé à notre premier crowdfunding qui nous a permis, à la mi-2015, de lever plus de 80 000 euros et de construire le site ». Un site qui a nécessité la création d’un CMS par un développeur en interne, afin de pouvoir ajouter notes, documents, vidéos, cartes, data aux textes des épisodes des Jours, enrichissant ainsi le story-telling — sans parler des applications, maison également. Du « cousu-main », précise Isabelle Roberts, avec un sourire perceptible au téléphone. Et Sophian Fanen d’ajouter qu’il s’agissait d’un travail « ni facile ni rapide, et pas très visible de l'extérieur ». « Monter un média sur abonnement, c’est compliqué, nous raconte le journaliste et cofondateur des Jours, mais monter un média en maîtrisant entièrement sa chaîne de production au niveau des applications et du site, c'est un vrai exploit. »

Bouche-à-oreille

Dans le même temps, les journalistes commencent à préparer leurs premiers sujets pour être prêts pour la sortie du site (février 2016). Isabelle Roberts et Raphaël Garrigos commencent ainsi à travailler sur l’influence de Vincent Bolloré au sein du groupe Canal+, six mois avant la publication du premier épisode. Olivier Bertrand, de son côté, fait ses premiers déplacements en Turquie.

Composée principalement de journalistes, l’équipe fondatrice des Jours n’était pas particulièrement aguerrie à la création d’entreprises. Cependant, « certains d'entre nous avaient l'expérience d'avoir participé aux comités d'entreprise de Libération durant des années de crise, raconte Alice Géraud, qui en était. Nous n’avons même, pour certains, fait qu’avoir la tête dans l’économie pendant quelques temps. Même si on peut difficilement comparer les problèmes une entreprise de la taille de Libération, avec les questions d'imprimerie, à ceux d’une start-up en ligne, cela donnait tout de même une bonne connaissance des choses, ou en tout cas des équations qui étaient possibles ou non économiquement. » Un profil se démarque, celui d’Augustin Naepels. L’ancien auditeur chez PricewaterhouseCoopers et consultant chez Accenture « a beaucoup apporté à ce moment-là », complète Olivier Bertrand.

La machine avait beau être lancée, le chemin n’a pas été de tout repos. « Nous avons parfois eu le sentiment d’avoir du mal à à être connu au-delà des cercles s’intéressant à la presse, d’être sur une sorte de plateau et d’avoir du mal à émerger », nous explique le directeur administratif et financier des Jours.  « Nous ne fonctionnons qu’au bouche à oreille de nos abonnés, qui sont nos premiers recruteurs. »  C’est pourquoi, en l’absence de budget marketing, il est impératif de proposer des contenus « forts », comme l’obsession sur « l’affaire des écoutes », à l’origine de nombreux abonnements, selon Augustin Naepels.

« Ce qui a été très difficile, c’est le fric », raconte Charlotte Rotman. L’ancienne journaliste, aujourd’hui éditrice aux éditions de l’Iconoclaste, se souvient d’un conseil donné par Edwy Plenel, le fondateur du site d’information en ligne Mediapart. « Il nous avait prévenu qu’il ne fallait pas partir sous-capitalisés, car il serait très difficile ensuite de faire notre travail de journalistes et d’aller chercher de l’argent en même temps. Mais nous sommes tout  de même partis sous-capitalisés. Nous nous sommes retrouvés dans une situation très précaire, et il était effectivement compliqué de jongler entre les deux rôles. »

Parfait exemple de ce chemin tout sauf paisible, l’année 2018. « Nous faisions le constat qu'il fallait réduire la voilure, décrit Olivier Bertrand. Si nous ne le faisions pas, nous serions beaucoup trop tôt au bout de notre trésorerie, avec le risque de nous retrouver en redressement judiciaire. »  Plusieurs des cofondateurs prennent alors la décision de partir, expliquant préférer saisir l’occasion de se consacrer à de nouveaux projets plutôt que de demander aux personnes recrutées entre temps de partir. « Embaucher des gens, c'est une vraie responsabilité» Charlotte Rotman se tourne vers l’édition, Alice Géraud vers une formation de scénariste (son carnet de commandes est rempli), tandis qu’Olivier Bertrand se lance dans projets personnels, livres et documentaires. Mais tous trois restent actionnaires du site et y restent attachés. « Nous n’étions pas tous d'accord sur tout, et encore heureux, sinon ça aurait été vraiment ennuyant comme entreprise, lance Alice Géraud. Il y a toujours eu une tension entre ceux qui étaient très portés sur l'actualité chaude et ceux qui voulaient privilégier à tout prix le pas de côté. C’est ce qui a fait, à mon sens, la richesse des Jours. »

Une communauté de lecteurs

Depuis ses débuts, le site se diversifie, via la publication de certaines de ses séries en livre aux éditions du Seuil. Le média souhaiterait aussi augmenter sa production de vidéos et de podcasts. Des projets qui nécessitent de continuer à séduire de nouveaux abonnés. « Il faut recommencer sans arrêt, il ne faut pas que ça s'arrête. Si au moment où nous nous parlons, les gens arrêtent de s'abonner aux Jours, nous allons avoir très rapidement des problèmes», analyse Isabelle Roberts.

D’autant que, depuis 2016, les offres numériques de la presse ont massivement basculé vers un modèle payant, et le public est au rendez-vous. La lettre Mind Media du 7 décembre 2020 rapporte que Le Monde compte désormais 350 000 abonnés numériques (contre 226 000 en 2019), Le Figaro avoisine 205 000 abonnés en ligne, Mediapart, 200 000, tandis que Ouest-France dépasse les 130 000. Au-delà des médias, les services sur abonnement sont de plus en plus présents dans les habitudes de consommation des Français. « Nous sommes très lucides sur le fait que pour une partie non négligeable de nos abonnés, nous ne sommes ni le premier ni le seul abonnement, explique Augustin Naepels. Nous n’avons pas vocation à être un média de niche, simplement, notre média repose uniquement sur ses abonnés. Nous nous développons au rythme de nos ressources. »

Au-delà de l’équilibre financier, Les Jours ont réussi une chose que beaucoup d’autres médias envient très probablement : la création d’une véritable communauté de lecteurs. « Pendant la campagne, nous avons quand même vu des gens, déjà abonnés, acheter des cartes cadeaux et les offrir sur Twitter pour nous soutenir », nous raconte Isabelle Roberts. Charlotte Rotman y voit le retour d’un certain rapport aux médias aujourd’hui disparu. « Lors de mon arrivée à Libé, je me souviens que je voyais beaucoup de gens avec leur Libé dans les mains, et ce n’était plus le cas quand je suis partie, se souvient l’éditrice. Il s’est passé quelque chose pour ce média, mais comme pour beaucoup d’autres. Les gens sont tellement désaffiliés, volages par rapport aux journaux qu’ils achètent. Ce qu’a réussi à créer Les Jours, c’est un atout, une force. »

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