Le web est-il la poubelle de l’info ?

Le web est-il la poubelle de l’info ?

L’avenir de l’information passe par le web, et c’est plutôt une bonne nouvelle.

Temps de lecture : 8 min

Quatre faits

Rappelons quatre réalités indéniables qui alimentent cette idée fausse selon laquelle Internet abriterait nécessairement le pire par rapport à ce que devrait être idéalement l’information :

1) Chaque jour, des centaines de milliers de pages nouvelles sont créées et mises en ligne, ce qui gonfle d’autant le stock « d’informations » disponibles, jusqu’à la saturation, jusqu’à l’infobésité.

2) Les « amateurs » (bloggeurs et militants) alimentent une large part de ces ressources nouvelles, ce qui jette forcément un doute sur le niveau d’impartialité et d’objectivité des données ainsi mises en ligne, même si une partie d’entre eux s’emploient à adopter les codes de présentation et de narration du journalisme. Cela engendre d’ailleurs parfois des confusions chez certains internautes qui peinent à bien distinguer ce qui relève de l’information labellisée par des journalistes et médias ayant pignon sur rue, et ce qui est « journalisé », écrit à la façon de, mais qui n’en reste qu’une pâle copie quand ce n’est pas une fausse copie. Donc la démocratisation de l’accès à la parole numérique (faible coût pour ouvrir un support, remplissage textuel et multimédia facilité…) fait que sur Internet le pire côtoie facilement le meilleur. Faut-il pour autant en disqualifier le support ? Qui oserait dire, sans se savoir idiot et pathétique, qu’à cause de l’envoi possible de lettres anonymes, le courrier postal est la « plus grande saloperie inventée par les hommes » ? Pourtant le cacochyme publicitaire J. Séguéla le fit, en 2009, à propos d’Internet.

3) Néanmoins, une partie de ces nouvelles pages quotidiennes mises en ligne, sont des articles publiés sur des sites d’information, mais selon une logique qui relève malheureusement parfois plus du remplissage et de la course aux clics que de l’information de qualité. Le mouvement dit des « forçats de l’info » dénonça, en 2009, cette caricature de journalisme, toujours assis, bâtonnant de la dépêche d’agence plutôt que rédigeant des articles inédits et informés à partir d’un terrain d’enquête. Ces « OS de l'info », selon la formule choc de Bernard Poulet, sont le produit d’une vision économique étriquée de l’information numérique où le clic serait le seul critère de valorisation monétaire de l’audience, mais pas les inéluctables monstres engendrés par une technologie folle et sans contrôle.

4) Avec les technologies numériques et l’internet des nouveautés apparaissent, des transformations profondes se font jour dans les rédactions. Mais des permanences du métier demeurent aussi, même si elles sont chahutées. Tout semble peu ou prou en ébullition dans ce qui fonde ce que nous avons appelé le nouvel écosystème de l’information : « Le contenu, les canaux de distribution, les contraintes géographiques, les valeurs de production, les modèles économiques, les approches régulatrices et les habitudes culturelles, changent tous au fur et à mesure que les technologies des nouveaux médias sont adoptées et adaptées par les usagers, souvent d’une manière inattendue »(1) . Dans un tel climat, les frileux de tous poils jettent vite l’opprobre sur ce qui leur apparaît comme une menace incontrôlable, rejetant en bloc les mutations journalistiques en cours, incapables qu’ils se sentent de pouvoir les apprivoiser.

Mettez bout à bout ces quatre tendances lourdes et vous obtenez une accusation désormais pérenne : le Web est la poubelle de l’info !

Et c’est vrai, le Web peut être fort mal utilisé en matière d’information, si on se contente paresseusement de croire que l’information consommée en numérique doit être forcément brève et immédiate, que la seule source de rentabilité c’est l’achat d’espaces publicitaires dont le prix est corrélé au nombre de clics et de pages vues sur un site d’information. Du coup, il faudrait traiter de tout, le plus vite possible, renouveler la « home page » sans cesse, et écrire en fonction des termes les plus recherchés sur les moteurs de recherche. Si l’information en ligne se vit comme une chasse aux clics, si elle se confond avec la course au buzz, alors oui l’insignifiant peut être porté au rang d’information signifiante, les LOL cats (vidéos de chats aussi mignonnes et prisées que vides de sens) ou autres vidéos gags, insolites ou spectaculaires, devenant l’alpha et l’oméga de ce qu’il nous est décidément trop difficile d’appeler encore information.

Mais précisons aussi que la « malinformation » comme l’a décrit si bien François Heinderyckx, ne touche pas que le Web. On peut déraper dans le traitement de l’information sur tout support. Il ne faut pas être dupe de certains discours de journalistes « traditionnels » qui jettent avec d’autant plus d’aisance et de complaisance l’opprobre sur l’information en ligne, qu’ils croient ainsi s’absoudre à bon compte de leurs propres turpitudes coupables. Les photos racoleuses et retouchées existent dans la presse magazine. Les unes tapageuses en décalage avec la réalité du contenu sont aussi vieilles que la presse. La course à l’audience a depuis longtemps était identifiée comme une cause de discrédit contre certaines chaînes de télévision ou certains reportages.

Une chance pour l'information

Le mésusage des ressources d’internet pour l’information n’est pourtant pas une fatalité, ni le produit obligé d’un déterminisme du dispositif technique. Au contraire, Internet représente la plus formidable fenêtre ouverte sur les connaissances et l’information que l’humanité a inventée.

Accueillant tous les autres supports d’expression connus (vidéos, photos, sons, textes, infographies…), internet est une précieuse ressource pour traiter l’information au sens journalistique et donc pour s’informer pour les citoyens.

 

Écriture rich media et nouvelles narrations

On peut faire du journalisme de très grande qualité sur internet, en profitant des charmes de l’écriture « rich media » comme l’a plaidé jusqu’à son dernier souffle le journaliste visionnaire et exigeant Alain Joannès, dans ses manuels de journalisme publiés aux presses du CFPJ. Chaque support d’expression possède ses forces. L’atout d’un bon reportage multimédia tient au choix pertinent du support pour faire passer au mieux ce que l’on veut faire passer comme message et comme émotion. Un diaporama sonore pourra ainsi être plus intimiste et plus poignant qu’un témoignage vidéo, dans le cadre d’une confession. Une virgule sonore donnera tout son relief au propos tenu sans dispersion de l’attention sur les images. Une infographie animée rendra plus pédagogique et digeste certaines démonstrations que le texte rendrait aride voire rebutante, etc. Les technologies numériques et d’internet sont à disposition pour produire de l’information enrichie !

Par ailleurs, les modes d’expression numériques permettent de renouveler les narrations, d’attirer de nouveaux publics, de capter différemment l’attention, non pas par un sujet tape-à-l’œil ou racoleur, mais par une mise en forme de qualité. L’art de raconter une histoire, le storytelling, se renouvelle grâce à de nombreux logiciels, grâce donc au storytooling. Les journalistes créatifs peuvent utiliser la verticalité et l’horizontalité pour permettre une circulation plus fluide. Ils peuvent créer des effets visuels qui associent au texte du récit, des effets de mise en page qui maintiennent l’attention, qui accrochent le lecteur, qui complètent utilement la perception des informations essentielles et utiles.

 

Parallax scrolling

L’histoire de l’évolution de la population de la ville de McDowell County en Virginie Occidentale, telle que racontée dans le webdoc Hollow est exemplaire. On peut aussi citer le resté fameux Snow fall du New York Times racontant l’histoire d’une avalanche en parallax scrolling(2)  : « ergonomique, artistique, le parallax scrolling renouvelle la narration en activant les différents médias (photo, vidéo, sons) au moment opportun. Les pages web ainsi designées obéissent à un montage bien organisé, parfaitement mis en scène », explique Cécile Blanchard. Plus près de nous, le travail sur la maladie d’Asperger (forme particulière d’autisme) en parallax scrolling offre, dans un très beau webdoc multimédia réalisé par Leïla Marchand, une parfaite illustration de la richesse d’un récit multimédia où les dessins (réalisés par une malade) servent de fil rouge à une narration qui tient en haleine tout le long des trois chapitres. Les révélations du Guardian sur la NSA, grâce aux documents fournis par Edward Snowden, ont été mises en scène de façon interactive par un scrolling efficace et qui enrichissait ce qu’aurait été un simple récit écrit.

 

Newsgame

Le newsgame est aussi un moyen de mélanger les registres non pour dévaloriser la valeur informative d’un sujet mais au contraire pour capter l’intérêt, permettre à l’internaute de s’immerger dans le sujet, comme le fait si bien David Dufresne dans son « jeu documentaire » Fort McMoney sorti fin 2013, ou Florent Maurin avec sa société The Pixel Hunt et un de ses récents newsgames sur Haïti, écrit par Jean Abbiatecci.

 

Immersion

Benjamin Hoguet, auteur d’un ouvrage sur « la narration réinventée », propose un tableau Pinterest sélectionnant une série de reportages conçus selon ces nouvelles écritures numériques propres à dynamiser le récit journalistique. L’exploration du Pôle Nord offerte dans le documentaire The Polar sea permet ainsi, grâce à la technologie, d’être totalement en immersion dans l’espace à explorer, puisque l’internaute peut choisir l’angle de la caméra et faire ainsi le tour des lieux à 360°, s’appropriant donc ainsi pleinement toutes les infos disponibles.

 

Datavisualisation

Et si l’infographie est présente dans la presse depuis longtemps, pour enrichir une approche textuelle, force est de constater que la datavisualisation numérique et dynamique offre des opportunités fantastiques d’enrichir un contenu chiffré, de rendre immédiatement visible et compréhensible l’information essentielle que pouvait contenir une longue série de chiffres et tableaux sans qu’on arrive à la voir. L’art de la datavisualisation s’applique à des cartes interactives, à des infographies dynamiques, à des créations de toute nature pour rendre plus visuelle l’information. De jeunes talents entreprenants ont créé des sociétés qui aident la presse à enrichir ainsi sont contenu : Dataveyes (société fondée en 2010 par Caroline Goulard notamment) WeDoData (fondée en 2011 par Karen Bastien) ou encore Journalism++ (cofondée par Nicolas Kayser-Bril). Le journal Le Monde a créé en son sein, un service (« Les Décodeurs ») qui ajoute une nouvelle approche à la forte linéarité textuelle qui est la marque de fabrique et de sérieux du journal, conformément à ce qu’il annonce dans sa charte : « Nos articles sont construits avant tout autour de faits les plus objectifs possible : statistiques, chiffres, lois, dates, faits, sont notre matériau premier ; les Décodeurs sont tournés vers la vérification factuelle ; si un graphique explique mieux un sujet qu'un texte, nous choisirons le graphique ».

Toutes ces ressources nouvelles sont exposées avec beaucoup de pédagogie dans un Handbook du datajournalisme.

 

Curation

Loin de devoir abdiquer face aux difficultés engendrées par cette infobésité grandissante, que ce soit en baissant les bras ou en plongeant dedans à corps perdu (et donc en y perdant leur âme), les journalistes peuvent au contraire considérer que leur rôle de médiateur en est décuplé. Face à tant de ressources qui se présentent (à tort) comme de l’information, là où il y a opinions, actes de communication et d’influence, voire parfois désinformation, les webjournalistes doivent revendiquer une fonction de curation. Il s’agit de fouiller le Web à la recherche de faits et données que leur travail de recoupement et de mise en perspective permettra de labelliser « informations ». Face à un univers de données en ligne pléthoriques, sans fin, dont la valeur et la véracité sont sujettes à caution, la mission traditionnelle des journalistes (Trier ! Trier pour nous !) est plus que jamais… d’actualité. Il appartient, dans le collectif des rédactions, grâce à la maîtrise d’outils de veille et de partage de cette veille (réseaux socionumériques, Scoop it, Netvibes, Rebel Mouse, etc.), de sélectionner les faits pertinents, de séparer le bon grain de l’ivraie, de rendre visibles aux citoyens des informations qu’on ne serait pas capable de voir ou dont on aurait du mal à évaluer la véracité.

Si le Web peut être considéré sous certains aspects comme une poubelle de l’info, alors les webjournalistes doivent devenir des chiffonniers de l’info, recyclant des données douteuses, extrayant des pépites de leur gangue.

 

Slow journalism

La pression temporelle de l’immédiateté est certes bien réelle dans nos sociétés de l’accélération (si bien décrites par le sociologue Harmut Rosa) avec la généralisation de l’accès à l’information en temps réel sur nos smartphones. Pour autant, l’information en ligne peut fonctionner à… deux vitesses. L’absence de contraintes spatiales et donc financières pour le nombre de signes publiés permet d’offrir aussi, en plus des brèves (pour certains sites, à la place) des longs formats, nécessitant un temps de lecture « zen » comme le disent certains sites. Prendre le temps de la lecture est devenu un luxe, mais le succès d’applications tablettes dédiées à l’information, comme la Presse+ au Canada ou celle de O’Globo au Brésil, prouve qu’une partie du lectorat peut consacrer plusieurs dizaines de minutes par jour à lire un journal en ligne ! Le mouvement dit du « slow journalism », revendiquant l’approfondissement, le temps de la narration, pour proposer des reportages de longue haleine, trouve aussi à s’exprimer en ligne. Un magazine comme WeDemain se décline aussi en ligne, pour des reportages décalés par rapport à une actu chaude, mais qui entendent donner des clés de décryptage des mutations contemporaines qui transforment nos sociétés.

Toutes ces renouvellements de format et d‘écriture journalistique (plus tous ceux que nous n’avons pu évoquer) prouvent que internet n’a pas vocation a devenir la poubelle du journalisme et encore moins son fossoyeur. C’est au contraire en s’emparant de ses outils, en réalisant toutes ses promesses, que le journalisme sera régénéré et l’indispensable fonction d’information redéfinie… mais sauvegardée.


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Crédit photo : talat. / Flickr

    (1)

    Graham MEIKLE, Guy REDDEN, News online : transformations and continuities, Palgrave MacMillan, 2011, p.1 

    (2)

    « Défilement parallaxe », c’est-à-dire : navigation de haut en bas avec superposition d’images défilant à des rythmes différents. 

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