Le thread : l’info au fil des tweets

Le thread : l’info au fil des tweets

Nouveaux formats de l’info, 3e épisode : au fil des ans, le réseau social Twitter est devenu une plateforme d’information importante. De nombreux médias y sont présents. Mais au-delà des simples tweets, est-il possible de développer une narration de l’information à l’aide des threads ?

Temps de lecture : 3 min

 

Connaissez-vous les tweetstorms ? Selon le site d’information Buzzfeed, le terme est apparu en 2014. Chris Dixon, utilisateur de Twitter, l’a utilisé pour caractériser les enchaînements de tweets successifs qui, pris tous ensemble, développent une idée. En l’occurrence, Chris Dixon faisait référence à une diatribe enflammée de l’un de ses collègues, Marc Andreessen, qui avait publié de nombreux tweets énervés en très peu de temps. Certains de ses tweetstorms ont été compilés ici. Aujourd’hui, un terme est préféré à tweetstorm pour parler du phénomène : celui de threads.
 

L’article de BuzzFeed a été publié le 7 mai 2014 et Marc Andressen n’était très probablement pas le premier à faire ce genre de publication effrénée sur le réseau social. De par son fonctionnement et ses limitations (pas plus de 140 caractères par message jusqu’à très récemment), de nombreuses personnes voyaient dans la succession de tweets la seule façon de formaliser leur pensée sur la plateforme.
 

 Twitter s’est inspiré des pratiques de ses utilisateurs pour développer de nouvelles fonctionnalités 

Comme à de nombreuses reprises durant son histoire, Twitter s’est inspiré des pratiques de ses utilisateurs pour développer de nouvelles fonctionnalités. Tout d’abord, en 2013, une ligne est apparue sur la gauche des tweets pour signaler les messages qui se répondaient. Ces derniers étaient ainsi regroupés les uns en dessous des autres, pour offrir plus de cohérence et de clarté pour les utilisateurs. Cette fonctionnalité a été rapidement détournée par certains usagers, qui répondaient à leur propre tweet afin de poursuivre leur discours.

Le 30 mars 2017, Twitter annonce que les caractères composant les noms des destinataires à qui sont adressés les messages ne compteront plus dans la limite des tweets. Une grande avancée pour les personnes qui échangent avec plusieurs interlocuteurs en même temps sur la plateforme… ainsi que pour les usagers qui souhaitent alimenter de façon optimale leurs fils de tweets. Le 12 décembre 2017, Twitter facilite la création du thread.  Une nouvelle option permet ainsi d’écrire tous les tweets qui constitueront la discussion et de les publier d’un seul coup plutôt qu’un par un. Si l’on ajoute à cela la nouvelle limite de 280 caractères apparue en novembre 2017, les usagers de Twitter ont désormais de nombreux outils pour s’exprimer.
 

Ces nouvelles fonctionnalités apparues au fur et à mesure ont permis de faire évoluer les usages sur la plateforme, usages rapidement adoptés par les utilisateurs. Une grammaire de construction et d’usage des threads s’est développée. Le potentiel de « storytelling » offert par ces outils est important et les utilisateurs de Twitter les utilisent pour parler des sujets qui les touchent, qu’il s’agisse de débats de société, de leur passion pour un artiste ou un film. De nombreux journalistes se sont aussi approprié le thread pour parler d’une actualité qu’ils suivent ou de leur production, alors que certaines rédactions, comme le New York Times, expliquent dans leur règlement qu’une suite de tweets n’est pas forcément nécessaire si un article peut être écrit.
 

Entretien avec Jules Grandin, cartographe pour Les Échos et créateur de fils de discussion.
 


Les threads que vous publiez sur votre compte Twitter sont-ils écrits dans le cadre de votre travail aux Échos ?

Jules Grandin : Non ce n'est pas quelque chose que je fais dans le cadre de mon travail. Nous avons déjà utilisé la technique, en construisant de petits threads, pour traiter d’un sujet en particulier, en l’occurrence lors de la publication du supplément sur le premier anniversaire de l'élection d’Emmanuel Macron. Nous avions fait pas mal d'infographies et avions présenté les infographies sous forme de thread, car dans ce cas-là c'est une forme de narration qui est bien adaptée aux réseaux sociaux.
 

Pour ce qui est de mon compte Twitter, qui est personnel, je fais mes propres contenus de mon côté, et ils ne sont pas forcément en rapport avec les Échos. C'est pourquoi quand je fais un thread sur les problèmes frontaliers entre le Soudan et l'Égypte, c'est quelque chose de personnel, ça n'a pas forcément sa place dans la ligne éditoriale des Échos. Et ça ne pourrait pas forcément donner naissance à un article, pour des affaires de ligne éditoriale. Lorsque je travaillais au Monde où si jamais j’étais à Libération, peut-être que je pourrais en faire un article, car ce sont des quotidiens qui sont plus généralistes. Mais ce n’est pas non plus exactement la même chose. Je fais plus ça pour parler de cartographie aux gens mais ce n’est pas forcément relié tant que ça à mon emploi en fait.

Il y a 74 ans jour pour jour, le #6juin 1944, les troupes alliées lançaient l'opération Overlord et débarquaient sur cinq plages françaises.

Bien sûr, pour préparer tout ça, il fallait des cartes #Thread ?? ?? pic.twitter.com/5C8mzz7ful

— Jules Grandin (@JulesGrandin) 6 juin 2018


Pensez-vous qu’il y a de bonnes pratiques à adopter sur la façon de faire un bon thread, que ce soit pour un média ou un journaliste ?

Jules Grandin : Bien sûr, mais ça reste personnel, je n’écris pas les règles [rires]. J'essaie toujours de ne pas avoir trop de tweets par exemple, une quinzaine maximum. Il y a des threads que je trouve très intéressants mais qui sont un peu longs. Lorsque les tweets sont numérotés et que l’on voit arriver le cinquante-septième… Personnellement je me lance rarement dans la lecture de threads aussi longs, du coup je pense que la plupart des gens s'y lancent moins facilement. Je préfère rester un peu flou sur le nombre de tweets qu'il va y avoir, je ne l'indique jamais dans le premier message, afin de ne rebuter personne. Ensuite j'essaie de faire ça en vingt tweets maximum. Il n’y a pas si longtemps, j’en ai fait un sur les cartographies de l'amour qui avait bien marché mais en le relisant j’ai trouvé qu'il y en avait trop, à peu près vingt-cinq. Ça fait beaucoup, surtout depuis que l'on a la possibilité d’écrire des tweets en 280 caractères. Donc il faut que le fil ne soit pas trop long et le tout premier tweet doit être bien travaillé, parce que c'est celui que les gens vont « retweeter ». Donc il faut qu’il comprenne une petite formulation un peu mystérieuse.

 Il faut plein de choses pour venir égayer le thread et l'illustrer 

Mais il est aussi nécessaire de faire comprendre qu’il va falloir « dérouler » et lire la suite. Donc je mets des petits émojis avec des flèches, ou alors j'écris carrément que c'est un thread, mais j'essaie d'éviter le plus possible. Les images sont aussi très importantes. Après dans mon cas, je parle principalement de cartographie, donc il faut que je trouve des cartes... Il faut plein de choses pour venir égayer le thread et l'illustrer. Il est aussi nécessaire de bien travailler ses sources. La plupart des threads que je fais sont basés sur des livres. Vu que je suis cartographe j'ai une grosse bibliothèque d'atlas et de bouquins que je consulte régulièrement, et je trouve mes idées là-dedans. Ensuite je croise, je source, je référence, j'évite le conditionnel. Mais après c'est un peu la même chose que pour un article normal. Je préfère être sûr à 200 % de ce que je raconte.


Donc vous préparez vos fils bien en amont avant publication ?

Jules Grandin
 : Oui. Mais j'ai souvent mes idées dans le feu de l'action, je me dis : « Ah bah tiens ça ferait un super thread » et je commence à me renseigner, je lis des livres, je trouve des photos, etc. Puis j’ouvre un document, un fichier texte, sur mon ordinateur, et je commence à écrire, d’abord en mettant les grandes lignes, un peu comme si j'étais en train de faire le brouillon pour une dissertation avant de toute mettre en forme. Mais au moment où je poste le premier tweet, j'ai déjà tout le fil qui est finalisé. Je me suis assuré que message tient bien en 280 caractères. Au moment de poster je fais des copier-coller. J'ai envie qu'il soit assez vite complet parce que les gens s’y perdent un peu si vous mettez trop de temps à le construire.


Vous n'utilisez pas la fonctionnalité qui permet de publier tout le thread d'un coup, comme Twitter le permet ?

Jules Grandin
 : Oui, mais c'est juste une question d'habitude. C'est assez récent que Twitter le permette et je n’ai pas trop pris le pli. Je me réponds à moi-même et je copie-colle au fur et à mesure mes tweets préparés.




Qu'apportent les threads de plus, par rapport à un article par exemple ? Sur Twitter certaines personnes ne voient pas l'intérêt de faire un fil de tweets alors qu’un texte pourrait faire l’affaire ?

Jules Grandin
 : Déjà on ne peut pas toujours faire un article. Je ne vais pas faire un article sur le site des Échos pour expliquer un problème frontalier qui n’a rien à voir avec l'actualité... les threads que je fais sont souvent dans ce cas, quel que soit le sujet, il s’agissait de sujets que je ne pouvais pas vraiment traiter sur le site du média pour lequel je travaillais. Ensuite, j'ai toujours été cartographe pour les médias qui m’employaient. Donc même si c'est tout à fait dans mes cordes, je n'écris généralement pas d'article, je dessine des cartes ou je fais des infographies, etc. Je pourrais très bien faire tout ça sous la forme d'articles mais ce n’est pas forcément mon reflexe numéro 1. Ce que j'aime bien dans les threads sur Twitter, c'est le retour des gens. Lorsqu’un fil est partagé et marche bien, on se rend compte que ça intéresse les gens, particulièrement lorsqu’ils répondent en expliquant qu’ils ont trouvé les tweets intéressants et qu’ils ont appris des choses. C'est le grand avantage de construire un fil de tweets : lorsqu’il fonctionne, c'est gratifiant. Ça m’a permis de comprendre que les gens aimaient beaucoup les cartes, même s’ils ne le savaient pas eux-mêmes. Et ça se vérifie à chaque fois que je raconte des histoires qui sont basées sur les cartes : les gens sont extrêmement intéressés.


Une des critiques qui revient le plus souvent concerne le fait qu’un thread n’est pas forcément la chose la plus intéressante &agravagrave; lire, que ça prend un peu d'espace dans les flux. Est-ce une remarque que l’on vous fait régulièrement ?

 Le thread force à être synthétique 

Jules Grandin : Je ne trouve pas que ça prenne tant d'espace que ça dans les timelines, dans la mesure où au final les tweets sont postés assez rapidement, car je pense qu’ils sont préparés dans leur ensemble par leur auteur avant la publication. En dix, vingt minutes c'est fait, et le tweet qui est le plus « retweeté » est toujours le premier donc je ne pense pas que ça prenne tant de place que ça. Je dirais que ce qui peut être gênant, c'est que ça risque d’être cryptique pour des gens qui ne connaîtraient pas très bien Twitter. Par exemple mes parents ne vont jamais comprendre que sur Twitter il y a un premier message auquel je réponds. Il faut déjà comprendre Twitter mais il faut en plus être un peu initié aux rouages de la plateforme. En fait je trouve que ça force à une chose : être synthétique. Pour moi c'est vraiment une idée par tweet, c’est-à-dire 280 caractères maximum. Et même si c'est plus que les 140 d'avant, ce sont de toutes petites phrases et il faut que ce soit efficace, il faut que l'on arrive à l'essence du sujet. C'est ce qui me plaît avec Twitter : le côté synthétique obligatoire qui en fait quelque chose de presque oulipien pour moi. Il s’agit de se libérer dans la contrainte : on vous donne un nombre limité de caractères et il faut rentrer dedans. C'est une démarche proche d'écrire un roman sans utiliser la lettre E.


Cela pose aussi la question du travail non rémunéré du journaliste, d'une certaine façon. Car il est question de la production d’un travail journalistique qui demande un certain effort, des connaissances etc. Estimez-vous que vous faites ça bénévolement ou y gagnez-vous tout de même quelque chose ?

 

Jules Grandin : C’est totalement bénévole parce que personne ne va me rémunérer pour ça. En revanche moi j'y gagne quelque chose derrière. Tout d’abord, de l'exposition sur les réseaux sociaux. Le fil peut ne pas fonctionner mais je finis tout de même par y gagner parce que les gens vont voir ce que j’ai produit. Ils vont « retweeter » et « liker », ou peut-être pas, mais ils vont le voir, et éventuellement me suivre. Et lorsque je vais publier mon travail des Échos, qui va encore être de la carte ou de l'infographie, je vais avoir des personnes qui me suivent qui sont intéressées par ça, car elles seront venues par un thread.
 

Pour moi le compte Twitter est un objet un peu hybride. On est à la limite de quelque chose de professionnel mais pas tout à fait. Mon compte Twitter est personnel, je ne transige pas avec ça. Après je participe au compte Twitter Les Échos Graphiques, qui est celui du service infographie des Échos, et qui est totalement professionnel. Je n’irai jamais raconter mes histoires sur les cartes avec ce compte-là. Sur mon compte Twitter, personnel, je partage aussi de la musique, des blagues, il m'arrive d'y parler des expositions que je fais, de mes vacances. Donc quand je fais des threads dessus, je suis en train de travailler pour moi personnellement, pour mon exposition, pour mon réseau aussi, parce que Twitter est extrêmement fréquenté par les journalistes. Il y a énormément de gens que je connais dans mon milieu et qu'au final j'ai rencontré sur Twitter ou jamais vus en vrai. En produisant comme je le fais, en faisant du contenu intéressant, on s'inscrit dans un réseau à peu près aussi fort qu'en socialisant à des soirées. Donc c'est personnel mais derrière, cela profite au média dans lequel je travaille. Parce j’ai plus de valeur pour le média dans lequel je travaille avec avec  5000 abonnés qui m’identifient comme un cartographe qui connaît ses sujets, plutôt qu’avec 200 abonnés qui ne me connaissent pas. Pour moi on s'y retrouve.

Touristes gravissant Uluru, en Australie, malgré un panneau demandant de ne pas le faire.

Conséquence de l'explosion du tourisme mondial et de la volonté de préserver les sites: l'ascension sera interdite à partir d'octobre 2019.

Et ce n'est pas un cas isolé ???? pic.twitter.com/xGkKZe3R29

— Les Echos Graphiques (@EchosGraphiques) 20 juillet 2018


Que les médias gagnent-ils à faire des threads ? Je n’en vois pas tant que ça qui en font de façon systématique.

Jules Grandin
 : Non c'est vrai, il n'y en a pas tant, c'est toujours quelque chose de très personnel. Nous en avions fait un pour la carte de la « Macronie » à l'occasion de l'anniversaire de l'élection d'Emmanuel Macron. C’était un thread qui faisait un peu guide touristique de l’endroit, disant ce qu'il y avait à l'est, à l'ouest, quelle route il fallait prendre, etc. Nous racontions une histoire. En l'occurrence dans le premier tweet de ce thread sur Macron, il y avait le lien vers le grand format sur le site des Échos où l'on racontait plus ou moins la même chose, l’interactivité en plus. On part du principe que les gens sur internet « retweetent » ou « likent » alors qu'ils n'ont pas lu le papier. Je me dis donc qu’avec un thread, je fournis une version ultra light du vrai grand format que l'on a travaillé pour le site, mais je le ventile sur dix tweets que les gens vont lire. Ainsi ils auront quand même saisi 80 % de ce que l'on veut leur transmettre avec le vrai article qu’ils n’auront peut-être pas lu. Le thread permet de ne pas juste jeter l'infographie comme ça en espérant que les gens vont cliquer dessus, cela permet de la contextualiser un peu, de donner les basiques, un plan détaillé plutôt qu’une dissertation complète. Cela donne une façon d'ancrer la chose.

 

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Crédit :
Illustration : Ina. Yann Bastard

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