Le geek, cet outil marketing

Le geek, cet outil marketing

Les industries créatives ont depuis quelques années compris qu'elles avaient tout intérêt à mettre les geeks, ces nouveaux leaders d'opinion, au centre de leurs stratégies marketing.

Temps de lecture : 16 min

À l'heure où la thématique de l'implication des publics dans la production des contenus et de ce que beaucoup nomment « le tournant participatif de la consommation culturelle », la question des relations entre les communautés de fans et les producteurs de leurs objets de passion semble au cœur des enjeux du monde médiatique. Il s'agira dans cet article de s'interroger sur ce que ce processus en pleine expansion doit aux relations entre le public le plus engagé (précurseur de ce mouvement) et les producteurs qui le récupéreraient pour en faire un outil marketing. Pour cela, je prendrai l'exemple fort représentatif de la culture geek, un mouvement en vogue qui offre la particularité d'avoir depuis longtemps intégré dans sa définition la question de la participation et de l’engagement, et d'osciller dans son rapport aux objets entre résistance et avidité vis-à-vis des produits issus de l'industrie.

Star Trek et ses fans ou le denier du culte

Pour expliciter cette question, commençons par une anecdote qui se révélera fort éclairante. Elle porte sur un univers, que l’on peut qualifier de « culte », considéré comme fondateur de la culture geek telle qu’elle se présente aujourd’hui : Star Trek. En avril 2009, lors d’une convention de fans à Austin au Texas et à quelques heures de la première mondiale du nouveau Star Trek, réalisé par J.J. Abrams, deux-cents blogueurs estampillés geeks et autres membres actifs de la communauté de fans de la franchise étaient invités à une séance de cinéma quelque peu spéciale. Il s’agissait de revoir La Colère de Khan, le second film Star Trek sorti au cinéma, puis d’avoir un aperçu du nouveau long métrage. Au bout de quelques minutes, les organisateurs ont annoncé que suite à un incident technique, la projection du film sorti en 1982 ne pourrait avoir lieu. À ce moment-là, Leonard Nimoy, interprète de Spock dans la série originale et dans les films qui l’ont suivie, est apparu sur la scène sous une ovation du public. Il annonce alors qu’il serait injuste que les spectateurs australiens (la première avait lieu à Sydney) soient les premiers à voir le film et que donc suite à cet incident (évidemment prévu depuis le début) ils allaient diffuser le nouvel opus de la saga. La réaction d’enthousiasme total se fait sentir alors dans la salle.  Cette « manipulation » organisée par le département marketing du studio Paramount connaît un énorme retentissement(1). Partout dans ce que certains nomment la « geekosphère », l’anecdote est racontée avec délectation et ravissement et est décrite comme l’exemple le plus réussi de marketing intelligent récompensant les fans et leur engagement vis-à-vis d’un univers de fiction. Déjà, après la fin de la série originale en 1969, les fans avaient été le moteur du retour de Star Trek sous forme de films puis de séries dérivées, livres et jeux, créant ainsi un univers étendu transmédiatique. Cependant, certains commentateurs et fans ont été plus critiques, qualifiant cette manipulation de récupération mercantile de la force de frappe que sont les geeks en tant que leaders et relai d’opinion auprès du grand public.
 
Star Trek (1969)

Aujourd’hui encore cette anecdote enflamme les discussions sur les forums et les blogs autour de la question de la place d’un public de happy few(2) dans le processus de sortie d’un objet culturel. Pour beaucoup de fans et d’observateurs, cela révèle la place particulière prise par la culture geek dans le processus de promotion et de fabrication d’objets culturels très grand public. C’est donc d’abord sur ce qu’est cette « sous-culture » geek qu’il faut revenir pour mieux comprendre les enjeux culturels, sociaux et économiques des liens qui unissent ce mouvement et les industries.

La culture geek ou la convergence de racines hétérogènes

« L’archétype classique du geek est celui de l'adolescent passionné d'électronique, d'informatique. Cette passion s’exprime concrètement à travers de nombreuses activités, telles que le jeu de rôles, le cinéma, les séries télévisées, les jeux vidéo ou encore la programmation informatique »(3).
 
S’il est possible de faire des listes de pratiques, on ne peut pas comprendre ce qu’est la culture geek et ce que signifie se revendiquer geek aujourd’hui sans faire appel à la dimension historique de ce mouvement. Dans le cas contraire, on aboutirait à une définition normative et fondée sur des critères extérieurs (être geek c’est faire ceci et pas cela) qui ne reflèterait pas la lente construction sociale et culturelle d’une telle identité.
 
On sait que le mot geek lui-même est très ancien puisque son étymologie remonte au Moyen Âge où « geck » désignait dans les langues d’Europe du nord un idiot, un simplet ou un fou.
Mais la forme et le sens contemporain du mot remontent aux années 1950 aux États-Unis où le geek, comme son cousin le nerd, dans l’argot des jeunes, est un personnage stéréotypé. Il s’agit d’un jeune homme mal dans sa peau, timide, très bon élève (particulièrement dans le domaine des sciences) et passionné de détails, que d’autres jugent insignifiants et qui le rendent vite ennuyeux.
 On peut dater la naissance de la culture geek d’une période allant du milieu des années1960 à la fin des années 1970 et la placer dans un cadre géographique assez restreint, celui des campus universitaires américains. 
Cette appellation rencontre dans les années qui suivent, de manière conjoncturelle et générationnelle, un certain nombre d’éléments historiques qui s’entremêlent pour donner naissance à ce que l’on définit aujourd’hui comme un mouvement culturel. On peut dater la naissance de la culture geek d’une période allant du milieu des années1960 à la fin des années 1970 et la placer dans un cadre géographique assez restreint, celui des campus universitaires américains. S’est produit un syncrétisme faisant se rencontrer la culture pulp des années 1920 et 1930 et l’utopie de la délégation de la capacité de calcul à la machine informatique(4).
 
Haletants et feuilletonesques, les pulp fictions étaient des magazines très populaires dans lesquels étaient publiés des récits rocambolesques. Ils ont donné naissance aux serials (films courts à épisodes diffusés au cinéma), aux séries télévisées ou encore aux comic books. Les héros et univers pulps se déployaient sur de multiples supports et comme le dit Jean-Paul Gabillet, « les pulps étaient d’autant plus populaires qu’ils fonctionnaient en synergie quasi parfaite avec les feuilletons radio, et à partir de la fin des années 30, avec les serials hebdomadaires diffusés dans les cinémas »(5). Ils mettaient en scène des histoires très marquées en termes de genres science-fiction, fantasy, policier, etc.) et ont vu autour d’eux naître les premiers grands mouvements modernes de fans autour de héros et d’univers fictionnels. L’engouement autour de ces productions populaires vendues en kiosque et fonctionnant sur le mode du feuilleton, aura une grande influence sur toute la culture dite « de genre ». Cependant, ils passent de mode à la fin des années 1950 suite à une surproduction massive provoquant une lassitude et une baisse de qualité globale (le même type de crise affectera le jeu vidéo à l’orée des années 1980(6)), avant de revenir en force une dizaine d’années plus tard sous d’autres formes.
 
Il est clair que le renouveau de l’imaginaire très débridé et multimédiatique issu de ces publications est largement poussé par le succès des comic books de super héros qui en sont les enfants et par celui du Seigneur des anneaux de J.R.R. Tolkien dont l’univers rappelle celui de certain pulps. La jeunesse, en particulier les étudiants, s’empare des codes très identifiés et identifiables de ces fictions pour les accoler à un autre mouvement très en vogue au début des années 1970 : l’informatique. C’est le moment de la miniaturisation des transistors permettant une relative démocratisation des outils, en particulier dans le milieu universitaire. Le lien entre un phénomène fictionnel et une émergence technologique peut sembler surprenant mais c’est avant tout un phénomène générationnel. L’approche des mondes imaginaires est très influencée par l’utopie des premiers informaticiens : rendre le monde intelligible, compréhensible et simulable, par le biais de la machine mais aussi du « faire soi même » (modification des créations d’autrui, ce qui donnera le mouvement du logiciel libre par exemple). Cela aboutit à une approche de la fiction très rationnalisée et mathématisée, basée sur les détails, la cohérence ainsi que sur le plaisir de l’interactivité et du « do it yourself ». Ainsi vont naître des univers de fiction, qui tout en gardant l’aspect débridé et certains codes esthétiques de la période pulp, vont porter une attention toute particulière à la profondeur du monde et à sa densité. L’exemple le plus emblématique de cette période est Star Wars de George Lucas, à la fois très proche des serials dans son esthétique mais aussi pensé avec beaucoup de profondeur, ce qui permettra d’ajouter de nouveaux éléments pour le plus grand plaisir des fans avides de détails.
 
 Star Wars de George Lucas (1976)
 
Cette manière d’aborder l’imaginaire se retrouve dans la technique, avec par exemple toute une mythologie développée autour du code informatique comme la création d’un monde à partir de la main humaine. Ce moment est fondateur de ce que l’on appelle aujourd’hui la culture geek, et le mot va s’accoler aux passionnés d’univers imaginaires fantastiques et de nouvelles technologies. L’importance du détail et du temps passé à explorer sa machine ou son monde fictionnel favori qui a surgi chez certains membres de la jeunesse correspondait bien à ce qualificatif d’abord moqueur puis revendiqué. Comme le résume très bien Wenceslas Lizé à propos du jeu de rôles, loisir emblématique de cette période(7), « on assiste en fait à un rapport paradoxal, d’une certaine manière pragmatique, à un imaginaire qui se veut mystérieux, exotique, ésotérique, qui consiste d’abord à la quantifier, le maîtriser, le rendre prévisible et susceptible d’être la toile de fond d’actions rationnelles »(8).

Se construire une identité par la pratique d’objets culturels : un enjeu essentiel des publics et des industries

Au cours des années 2000 a eu lieu un second tournant, celui de la revendication, celui de la « culture » au sens de mouvement culturel. On ne parle plus alors des geeks uniquement pour railler ces passionnés du moindre détail qui discutent pendant des heures de la cohérence de leur univers favori. Ce mouvement devient en effet une véritable sous-culture au sens anglo-saxon du terme, c'est-à-dire une identité sociale et culturelle propre à un groupe qui se construit autour d’un sentiment d’appartenance, d’une auto-reconnaissance et d’un style (manière d’être, de parler, de s’habiller, d’aborder les objets(9)).
 Au cours des années 2000 a eu lieu le tournant de la revendication, celui de la « culture » au sens de mouvement culturel. 
Internet a joué un rôle fondamental dans ce second tournant puisque sa démocratisation a permis cette fameuse auto-reconnaissance, et un sentiment de proximité culturelle autour d’une démarche commune, d’un style global. Par exemple, une personne qui se considère comme geek car elle s’est reconnue dans une définition du terme ou dans une discussion à son propos sur un forum, va se sentir proche d’un autre individu même s’ils ne partagent pas les mêmes références. Les deux auront une même approche de la culture, basée sur le détail, l’immersion et l’engagement. Ils reconnaîtront alors une proximité entre les pratiques et l’importance de certains objets que j’ai nommé « œuvres fondatrices » (Star Wars, Le Seigneur des anneaux, Star Trek, etc.). Tout cela participe alors d’une sorte de fédéralisme culturel où divers fandom, diverses communautés de fan vont se regrouper sous le terme geek, cette bannière traversant les univers et les supports et qui permet de forger un imaginaire communautaire et une identité à la fois individuelle et collective.
                                                         
Ce groupe est ce que l’on appelle une communauté imaginée(10) au sens de l’historien Benedict Anderson, c'est-à-dire que ce qui lie les membres entre eux n’est pas une véritable coexistence quotidienne et globale, mais un sentiment d’appartenance basé sur des valeurs et des éléments identitaires communs. Le mot geek permet de lier cet imaginaire et construit le groupe, « le fait que [la communauté] soit imaginée, qu’elle ait commencé par une anticipation ou une fiction ne l’empêche pas de se transformer en réalité »(11).
 
Les geeks sont alors en quête perpétuelle de preuve de cette existence qui réaffirme la réalité du groupe au sein duquel ils peuvent ensuite cultiver leur propre identité distinctive (savoir plus de choses, collectionner et participer davantage qu’un autre geek).
 Depuis la seconde moitié des années 2000, l’idée générale pour les créateurs et les départements marketing : plaisons d’abord aux geeks et cela plaira ensuite aux autres. 
Et c’est sur cette construction permanente et sur l’émergence de la culture geek comme entité ayant une véritable voix que les industries culturelles basent leurs relations avec les fans. Il s’agit de jouer sur cette quête identitaire pour faire de cette communauté et de chaque individu un possible relai d’opinion qui accompagne positivement un objet culturel. Depuis la seconde moitié des années 2000, l’idée générale pour les créateurs et les départements marketing : plaisons d’abord aux geeks et cela plaira ensuite aux autres. Pour réussir ce pari, il faut alors compter sur la capacité d’engagement et de participation des geeks. Comme le résume Éric Maigret, il s’agit « d’un côté de plaire au plus grand nombre de spectateurs auditeurs et téléspectateurs, de l’autre de capter un regard très spécialisé, ce qui a des conséquences esthétiques majeures »(12).
 
L’un des moyens les plus utilisés est celui de la référence. Faire référence à une œuvre fondatrice de la culture geek de manière relativement indirecte peut, pour un auteur, être un moyen de montrer qu’il connaît bien la culture geek et même d’en revendiquer son appartenance, ce qui lui apportera une certaine sympathie.
 
Joss Whedon, auteur de la série culte Buffy contre les vampires et du plus récent Avengers de Marvel, communique régulièrement sur son statut de fan, de geek et sur sa volonté de plaire à cette cible : « Je préfère faire une série pour cent fans que pour mille personnes qui la regardent de temps en temps »(13). Pour arriver à ce résultat, à cette économie du fan, qui ensuite achètera produits dérivés transmédiatiques et coffrets DVD, il s’amuse à truffer ses œuvres de références aux objets fondateurs. Il montre ainsi patte blanche identitaire et offre au public avide une possibilité de relecture de l’œuvre pour trouver ces détails souvent peu visibles pour un public plus large.
 
Lorsqu’un journaliste remarque une référence à Star Wars ou à ses anciennes séries dans Star Trek, J.J. Abrams répond que « ce sont des ‘‘inside jokes’’ et des liens entre nos différents projets. Mais ce n’est pas destiné au grand public. Si vous les remarquez et que vous les appréciez, ça crée une sorte de connivence entre ces spectateurs et les créateurs, mais pour les autres ce n’est pas particulièrement important »(14).
 
Les geeks sont alors doublement ravis d’un tel procédé qui leur permet de retrouver le plaisir ludique de la découverte. Tout comme il est satisfaisant de trouver un passage secret dans un jeu vidéo, il est gratifiant de trouver un détail caché dans un film ou une série TV. Ce dernier pourra ensuite faire l’objet d’échanges et de partages sur les forums et les réseaux sociaux. Le découvreur, auréolé de cette trouvaille, bénéficiera d’ un certain prestige. L’activité sociale autour de l’œuvre peut alors battre son plein mais aussi donner une image positive à l’auteur et aux producteurs, celle de connaisseurs en qui il est possible d’avoir confiance. En nommant un vaisseau spatial Hypérion, les producteurs du jeu Starcraft sorti chez l’éditeur Activision Blizzard, savent bien que peu de personnes du grand public sauront qu’il s’agit aussi du titre d’un roman de science-fiction très reconnu de Dan Simmons.
 Lorsque Google cache dans son moteur une référence au Guide du voyageur galactique (ou H2G2) de Douglas Adams, un livre culte du monde geek, l’entreprise sait que cela ne touchera qu’une infime partie de la population.  
Lorsque Google cache dans son moteur une référence au Guide du voyageur galactique (ou H2G2) de Douglas Adams, un livre culte du monde geek, l’entreprise sait que cela ne touchera qu’une infime partie de la population. Or, ces gestes participent d’une connivence implicite entre industrie et communauté geek. Des sites, blogs et forums entiers sont consacrés à lister ces clins d’œil que les fans anglo-saxons nomment des easter-eggs(15).

Tous des participants ?

Si l’on connaît le fonctionnement multimédiatique de la culture geek, le croisement de références qu’il implique et son culte de l’approfondissement du rapport aux objets, certaines « manières de faire » des grandes entreprises paraissent plus claires. Elles servent à asseoir une crédibilité auprès de cette communauté et jouent avec humour sur les références et les stéréotypes qui lui sont liés. Cela ne se limite donc pas aux producteurs de contenu audiovisuel mais s’étend à tout un marketing de marque qui implique les geeks, leur culture ou leur image dans diverses formes de communication et de publicité. Il s’agit souvent de marques liées aux nouvelles technologies, mais pas uniquement.
 Les grandes entreprises cherchent à asseoir une crédibilité auprès de la communauté geek et jouent avec humour sur les références et les stéréotypes qui lui sont liés. 
On peut par exemple penser aux gâteaux apéritifs Curly et à leur slogan « si t’as pas d’amis prend un curly ». Cet exemple, qui fait référence à des œuvres comme Harry Potter, s’amuse avec les clichés associés aux geeks, à leur asociabilité notamment, et les tournent en dérision. Lorsque la marque Free met en scène un personnage de geek dans une série de publicités et permet à ceux qui tapent un code connu des amateurs de jeux vidéo sur leur télécommande de visionner des films en Blu-ray sans zonage géographique, elle en joue. Cette marque utilise son image positive pour ensuite avoir des relais efficaces. En retour, elle contribue aussi à l’échange et au culte du détail relativement peu connu en dehors du collectif. Cela fonctionne puisque l’information sur ce « Konami code » a connu un grand succès sur les réseaux sociaux et a également provoqué une circulation de l’image de la marque. Bien sûr, il s’agit de marketing et peut être qualifié d’instrumentalisation. Pour autant, cela ne fonctionne pas toujours. Le succès n’est au rendez-vous que si le groupe y trouve de quoi alimenter la circulation de détails et une véritable intention de sincérité. La frontière est évidemment très fine, et la distinguer fait justement partie des nombreuses discussions.
 
Faire découvrir des éléments cachés, se positionner en tant qu’auteur ou entreprise geek (que cela soit sincère ou une posture marketing) ne sont pas les seules manières possibles d’impliquer les geeks et de s’appuyer sur leur force collective. Ces derniers n’ont pas seulement du plaisir dans l’immersion et l’étude détaillée d’un objet, ils prennent également plaisir à participer et à apporter leur pierre à leur édifice culturel, même de manière limitée. Participer est l’un des enjeux de la construction identitaire des geeks et des fans en général. C’est ce que Laurence Allard nomme « l’expressivisme contemporain ». Selon elle, participer c’est non seulement s’exprimer, mais c’est aussi à la fois prendre part et prendre une part, c'est-à-dire s’approprier. Cette appropriation, le fait d’être soi même au cœur du dispositif, est essentiel et fait converger les intérêts de chaque côté de la barrière de la production. De plus en plus aujourd’hui, le marketing des objets culturels dont les thématiques se rapprochent de la culture geek se construit bien amont. Il se fonde sur une stratégie de niche, sur les communautés, la valorisation des compétences et l’engagement des individus.
 
Du fait de la concentration industrielle, il est de plus en plus aisé pour les grands groupes de mettre en place des stratégies qui exploitent les croisements entre supports médiatiques à l’œuvre dans la culture geek. Les geeks sont habitués à commencer leur journée par un jeu vidéo et la terminer par un film de science-fiction. Il est par exemple logique pour J.J. Abrams d’utiliser la sortie de la suite du jeu culte Portal et faire créer par ses développeurs un niveau qui reproduit un décor de son film Super 8. Les deux œuvres gagnent à cette démarche et les geeks apprécient le croisement de leurs propres pratiques. Les fans utilisent depuis très longtemps les jeux vidéo pour récréer des scènes de films ou pour créer leurs propres histoires. Que le moteur graphique d’un jeu qui n’a rien avoir avec l’histoire du film de J.J. Abrams soit utilisé pour illustrer ce dernier n’est pas surprenant.
 
Tout ce que fait l’industrie pour cibler les geeks et récompenser leur engagement n’est donc jamais bien nouveau mais un encadrement de pratiques classiques des fans. Cet encadrement n’a qu’un impact limité car il n’émane pas directement de la communauté. Cependant, et heureusement, des phénomènes très spontanés persistent toujours. Ils sont à leur tour intégrés et ainsi de suite.
 
Les fans de science-fiction ont depuis les années 1920 consacré beaucoup de leur énergie à la mise en place de grandes réunions nommées conventions dans lesquelles ils peuvent se rencontrer, échanger, créer un déguisement à l’image de leurs héros favoris (c’est ce que l’on nomme cosplay), etc. Aujourd’hui, les plus célèbres de ces conventions, telle la Comic Con de San Diego, sont aussi le lieu où les producteurs viennent projeter, films, séries et bandes annonces de jeu en avant première aux geeks qui ont fait le déplacement. L’engagement et l’effort sont récompensés par le sentiment de faire partie d’un groupe de « happy few ». Il n’est pas rare qu’en fonction des retours, ces œuvres soient modifiées. Si les projections tests se fondaient sur des critères tels que la catégorie d’âge ou la classe sociale, elles ciblent aujourd’hui les geeks, qui ont un profil sociologique assez spécifique et dont l’avis érudit leur confère un pouvoir tout relatif mais une influence certaine. Ils participent donc à la construction de leurs objets de passion et deviennent co-auteurs et co-producteurs.
 
Les industries essaient d’intégrer cette volonté participative. Cela passe notamment par les extensions transmédiatiques des univers qui sont mises en place en amont et permettent de préparer l’immersion. Cela dépasse de loin le marketing traditionnel qui consistait simplement à faire connaître l’objet. Il s’agit de faire pré-aimer l’objet et l’univers ou de faire patienter les fans entre deux épisodes d’une série ou deux suites d’une grande franchise hollywoodienne. L’univers étendu de Star Wars, comprenant des centaines de livres, jeux ou encore comics, est un bon exemple de ce qui permet à un monde fictionnel de rester vivace. Cela permet aujourd’hui à Disney(16) de prévoir la sortie d’un nouveau film. Le jeu vidéo Matrix, la série d’animation tirée de l’univers du jeu en réseau Dofus, les webisodes de la série Lost, et l’application pour smartphone accompagnant la saison 3 de la série Hero Corp sont d’autres exemples réussis. Et comme le reste, ces extensions ne sont que ce que faisaient déjà les geeks depuis des dizaines d’années, et de plus en plus à l’heure du numérique, avec leurs fanfilms, fanfictions, détournements, extractions, analyses de détails ou encore parties de jeu de rôles.
 
L’exemple des ARG (Alternate Reality Games) cette forme de chasse au trésor moderne qui utilise les outils de communication les plus contemporains, mais aussi les plus traditionnels, pour faire en sorte que les individus relèvent des défis liés à un univers et s’en trouvent récompensés, est typique d’une expérience « deep media ». Le but est de permettre aux fans et aux geeks de s’immerger davantage que le reste du public, ce qui bien entendu permet, via les réseaux sociaux et les échanges divers entre individus, de promouvoir le film, le jeu, le livre, la série voire tout simplement l’univers. Relayer et en parler, c’est déjà participer. Et si l’on veut aller plus loin, on peut co-produire via les nombreuses plateformes de « crowdfunding ».  Elles permettent d’investir non seulement du temps mais de l’argent dans des projets qui passionnent ; chose que les fans et les geeks font depuis très longtemps. Chacun, selon son degré d’engagement, devient un maillon de la chaîne  : la dichotomie entre producteur et public est de moins en moins pertinente dans le monde médiatique contemporain.

Références

Philippe BRETON, Une Histoire de l’informatique, La découverte, 1988
 
Jean-Paul GABILLET, Des comics et des hommes. Histoire culturelle des comic books aux États-Unis, Éditions du Temps, Nantes, 2004
 
Alexis BLANCHET, Des pixels à Hollywood, cinéma et jeu vidéo, une histoire économique et culturelle, Pix’n Love, 2010
 
Wenceslas LIZÉ, « Imaginaire masculin et identité sexuelle. Le jeu de rôles et ses pratiquants », Sociétés contemporaines, n° 55, vol. 3, 2005, p. 43-67, P. 54
 
Dick HEBDIGE, Sous-culture, le sens du style, Zones, 2008

Benedict ANDERSON, L’imaginaire national, réflexions sur l’origine et l’essor du nationalisme, La découverte, 2006
 
Daniel DAYAN, « Le double corps du spectateur », dans Serges Proulx (dir.), Accusé de réception, le téléspectateur construit par les sciences sociales, Presses de l’Université de Laval, 1988, p. 175-189, P. 182
 
Eric MAIGRET, « Esthétique des médiacultures », in Éric Maigret et Éric Macé (dir.), Penser les médiacultures. Nouvelles pratiques et nouvelles approches de la représentation du monde, Armand Colin/INA, 2005, p. 124-144, p. 136
 
Joss WHEDON, « Buffy 101, étudier la tueuse », Coffret DVD, Buffy contre les vampires saison 7, Fox vidéo, 2003
 
Didier ALLOUCH, « Entretien avec J.J. Abrams », Mad Movies, n° 219, avril 2009, p. 36


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Crédits photos :
- Image principale (Parka / Flickr)
- Capture d'écran de la série originale Star Trek (1969) (Skookums 1 / Flickr)
- Affiche Star Wars (book club edition) 1976 (John / Flickr)
- Photographie de Josh Whedon (Streamy Awards / Flickr)
- Photographie de J.J. Abrams au Comic Con de San Diego en 2010 (Gage Skidmore / Flickr)
- San Diego Comic Con (Parka / Flickr)
(1)

Anita SINGH, « Star Trek: Leonard Nimoy treats fans to surprise premiere », Telegraph, 8 avril 2009 

(2)

Entendu comme « heureux élus », privilégiés. 

(3)

Définition du mot « geek », Wikipédia 

(4)

Philippe BRETON, Une Histoire de l’informatique, La découverte, 1988 

(5)

Jean-Paul GABILLET, Des comics et des hommes. Histoire culturelle des comic books aux États-Unis, Éditions du Temps, Nantes, 2004 

(6)

Alexis BLANCHET, Des pixels à Hollywood, cinéma et jeu vidéo, une histoire économique et culturelle, Pix’n Love, 2010 

(7)

Créé en 1974 il réunit, tout comme le jeu vidéo l’autre nouveau loisir issu de ce moment, des mondes imaginaires et des règles issus de calculs statistiques. 

(8)

Wenceslas LIZÉ, « Imaginaire masculin et identité sexuelle. Le jeu de rôles et ses pratiquants », Sociétés contemporaines, n° 55, vol. 3, 2005, p. 43-67, P. 54. 

(9)

Dick HEBDIGE, Sous-culture, le sens du style, Zones, 2008 

(10)

Benedict ANDERSON, L’imaginaire national, réflexions sur l’origine et l’essor du nationalisme, La découverte, 2006 

(11)

Daniel DAYAN, « Le double corps du spectateur », dans Serges Proulx (dir.), Accusé de réception, le téléspectateur construit par les sciences sociales, Presses de l’Université de Laval, 1988, p. 175-189, P. 182 

(12)

Eric MAIGRET, « Esthétique des médiacultures », in Éric Maigret et Éric Macé (dir.), Penser les médiacultures. Nouvelles pratiques et nouvelles approches de la représentation du monde, Armand Colin/INA, 2005, p. 124-144, p. 136 

(13)

Joss WHEDON, « Buffy 101, étudier la tueuse », Coffret DVD, Buffy contre les vampires saison 7, Fox vidéo, 2003 

(14)

Didier ALLOUCH, « Entretien avec J.J. Abrams », Mad Movies, n° 219, avril 2009, p. 36 

(15)

Œufs de Pâques. 

(16)

En 2012, lors de l’annonce d’un épisode 7 à la saga Star Wars, Walt Disney Company révéla avoir acheté la compagnie Lucasfilm. 

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