Couverture du livre Nulle part où se cacher

© Crédits photo : DR.

L’affaire Snowden et l’échec des médias américains

Dans Nulle part où se cacher, le journaliste du Guardian Glenn Greenwald, à l’origine des révélations de l’affaire Snowden, livre un regard amer et sans concession sur les médias de l’establishment américain.

Temps de lecture : 5 min

Il y a un an, en juin 2013, le Guardian révélait l’un des plus grands scandales d’espionnage de l’histoire des États-Unis. Grâce aux milliers de documents dévoilés par l’agent de la NSA Edward Snowden, le journaliste Glenn Greenwald a levé le voile sur une surveillance de masse inédite. Et si le récit de sa difficile enquête reste la trame principale de son livre, Greenwald raconte également comment le gouvernement de Barack Obama, mais aussi ses propres confrères, ont tenté de le déstabiliser.

Un réquisitoire contre les médias américains

Tout au long de Nulle part où se cacher, en toile de fond, et au cœur des critiques, se trouvent les « médias de l’establishment ». Dès le début du livre, quand il apprend que Barton Gellman (récompensé deux fois par le prestigieux Prix Pulitzer) ferait partie de l’enquête au nom du Washington Post, Greenwald a du mal à contenir sa colère. Non pas contre Gellman, mais contre le Post, qu’il considère comme un journal « pro-gouvernemental » et comme « l’incarnation des pires travers des médias politiques américains. » Et d’après lui, la liste de ces travers est longue : proximité flagrante avec la classe dirigeante (on a beaucoup reproché au Post un soutien trop affirmé à la guerre en Irak), déférence maladive à l’égard des institutions chargées de la sécurité nationale et rejet systématique des voix dissidentes. Ce que dénonce Glenn Greenwald, c’est l’extrême prudence de ces médias face à des révélations pouvant bouleverser l’establishment. Le Washington Post, mais aussi d’autres journaux comme le New York Times, respectent des « règles protectrices » implicites. Toute information sensible est communiquée avant publication au pouvoir exécutif pour, il faut le dire, demander le feu vert. Ce dernier peut alors tenter d'en minimiser l’importance, ou pire, d’en bloquer la diffusion. Bien souvent, ils affirment aux rédacteurs en chef en quoi la divulgation de ces informations pourrait « porter atteinte à la sécurité nationale. » En 2005, le Washington Post a par exemple publié une liste de prisons dans le monde où la CIA torturait des prisonniers. Le journal avait alors masqué l’emplacement de ces « sites noirs », permettant à l’agence de continuer ces pratiques. De la même façon, en 2004, le New York Times a caché pendant plus d’un an l’existence d’un programme d’écoute sans autorisation judiciaire préalable. George W. Bush avait alors menacé le directeur du journal et son rédacteur en chef. Le New York Times a fini par publier ces révélations en 2005… peu après la réélection de Bush. « Cacher cette affaire a changé le cours de l’histoire », aurait dit Snowden à Greenwald. L’auteur multiplie les exemples et rejette sans retenue ce journalisme qu’il juge « obséquieux » et « gouverné par la peur ». Greenwald se montre également très critique à l’égard du Guardian, du moins au début, lorsqu’il leur envoie la première série des révélations Snowden. Alors qu’il est à Hong Kong avec la documentariste Laura Poitras pour rencontrer l’ex-agent de la NSA, Glenn Greenwald s’impatiente. Cela fait plusieurs jours que le Guardian retarde la publication de ses papiers. Entre consultations d’avocats et peur de poursuites judiciaires, le journal britannique attendra plusieurs jours avant de publier le premier article, le 6 juin 2013 : « NSA collecting phone records of millions of Verizon customers daily ». Et là encore, le gouvernement américain a tenté de les dissuader, alliant menaces à la désormais fameuse ritournelle de la « question de sécurité nationale ».

Barack Obama ? « Pire que Richard Nixon »

Il faut dire que, à la décharge des médias, le gouvernement Obama semble particulièrement menaçant à leur égard. Un récent rapport du Comité pour la protection des journalistes (CPJ) et repris par Greenwald, affirme même que l’administration en place est une menace sévère pour la liberté de la presse. L’avocat James C. Goodale, qui avait défendu le New York Times sous Nixon pendant l’affaire des Pentagon Papers, va plus loin. Selon lui, Barack Obama est le président le plus répressif en matière de liberté de la presse depuis Richard Nixon. Greenwald évoque également l’espionnage du journaliste de Fox News James Rosen. Alors qu’il avait reçu des informations classées « confidentielles » de la part d’une source gouvernementale, Rosen a été mis sur écoute sur décision du département de la Justice, qui pouvait alors accéder à ses appels et ses mails, n’hésitant pas à le qualifier de « complice ». Même chose début 2013, le département de la Justice a obtenu un mandat pour étudier les relevés téléphoniques de journalistes de l’Associated Press.

Mais ce climat anxiogène à l’égard de certains journalistes ne suffit pas à calmer l’amertume de Greenwald : c’est selon lui le système médiatique tout entier qui est malade. L’auteur regrette les rachats successifs des groupes médiatiques par les plus grandes entreprises mondiales (celui d’ABC par Disney par exemple, ou encore celui de CNN par Time Warner…). « Ceux qui prospèrent dans la hiérarchie de ces grandes entreprises ont plus tendance à pratiquer la complaisance envers le pouvoir institutionnel qu’à le subvertir », explique-t-il. Ces mêmes journalistes qui lui ont refusé le statut de journaliste, estimant qu’il n’était « qu’un blogueur. » Et plus qu’une « servilité », c’est la loyauté des médias envers les grandes décisions du gouvernement qu’il dénonce. Il cite alors son passage dans Meet The Press - l’émission où les politiques sont rarement mis à mal-, quand le présentateur David Gregory lui a demandé ce qui « empêcherait des poursuites criminelles contre lui. » Un autre journaliste de NBC a tenté de déterminer quel était le « rôle » de Greenwald dans ce « complot ».
 

Interview de Glenn Greenwald dans l'émission Meet the Press le 23 juin 2013
Source : NBC News

Dans sa croisade contre les grands médias, Greenwald s’est tourné vers des solutions radicales. Il évoque par exemple les propos polémiques du journaliste Seymour Hersh de septembre 2013 qui préconisait de « fermer les bureaux de presse de NBC et ABC, virer 90 % des rédacteurs en chef de l’éditorial, et promouvoir des rédacteurs en chef impossibles à contrôler. » S’il ne se veut pas donneur de leçons, Greenwald estime que l’affaire Snowden a fait émerger une nouvelle fois les dangereuses collusions entre médias traditionnels et pouvoirs politiques.

Le chevalier blanc du premier amendement

Il faut préciser ici que ce rejet massif de Greenwald des grands médias et du monde politique trouve peut-être son explication dans son parcours atypique. Avocat spécialisé en droits constitutionnels et civils, il a quitté les États-Unis il y a quelques années pour le Brésil pour rejoindre son compagnon. Là-bas, il lance un blog politique tout en gérant son cabinet à distance. Avec ses connaissances en droit, il se fait vite un nom sur la Toile, et gagne vite ses lettres de noblesse en tant que « journaliste indépendant ». L’un de ses premiers faits d’armes fût de prouver que Dick Cheney, alors vice-président américain, avait menti sur une affaire d’espionnage. Il collabore alors avec de grands journaux, écrit plusieurs livres, et a été ainsi récompensé à de nombreuses reprises pour son engagement en faveur de la défense des libertés individuelles face à l’État. Ses convictions en matière de liberté d’expression ont parfois fait polémique, comme lorsqu’il a accepté de défendre un groupe de néo-nazis américain. Ces mêmes convictions lui feront dire que les États-Unis sont la « plus grande source de mal dans le monde. » De quoi provoquer la fureur d’un bon nombre d’Américains et de médias.

Qu’importe pour Greenwald, qui réaffirme dans ce livre sa volonté de se battre pour défendre sa vision de la liberté et du journalisme. Car au-delà des révélations qui font trembler le monde entier depuis un an, Nulle part où se cacher raconte bien le combat d’un journaliste qui tente, tant bien que mal, de donner un coup de pied dans l'énorme fourmilière de l'establishment médiatique. C’est dans cette optique que Glenn Greenwald a lancé il y a quelques mois avec les journalistes Laura Poitras et Jeremy Scahill un nouveau projet appelé The Intercept. Hébergé par la plateforme First Look Media, ce site dédié au journalisme d’investigation insiste aussi sur son indépendance vis-à-vis de toutes sortes de pression extérieure. Glenn Greenwald s’est engagé dans un long combat, mais avec toujours la même idée en tête : « Défendre la capacité de l’homme à raisonner et à prendre des décisions. »
 

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