La révolution de la téléphonie mobile en Inde

La révolution de la téléphonie mobile en Inde

L’Inde est désormais le deuxième marché mondial en nombre d’abonnés pour la téléphonie mobile. Si le marché reste difficile, les usages novateurs développés par les Indiens laissent prévoir une nouvelle révolution.

Temps de lecture : 10 min

 

L’Inde donne le vertige. Du haut de ses gratte-ciels qui s’élèvent toujours plus nombreux et dont l’enchevêtrement laisse présager une course folle plutôt qu’un urbanisme planifié.  Au cœur de sa fourmilière humaine qui se presse en nombre grandissant dans les 53 agglomérations de plus d’un million d’habitants que comprend le pays. De par les défis gigantesques auxquels elle fait face, nourrir, éduquer, approvisionner en eau et en électricité 1,2 milliard d’individus. Et les connecter. De ce point de vue, l’essor de la téléphonie mobile en Inde aura constitué une révolution de grande ampleur. Depuis août 1995, et le premier appel passé en grande pompe par le chef de l’État du Bengale-Occidental au ministre des Télécommunications de l’époque, l’industrie de la téléphonie mobile s’est développée en Inde jusqu’à en faire le deuxième marché au monde  en nombre de connexions. Un marché où se vend chaque semaine plus de 4 millions de terminaux, où le nombre d’abonnés augmente de plus de 10 millions par mois(1) suscite de nombreuses convoitises et cristallise les aspirations aussi bien des classes moyennes urbaines que du monde rural.

Un marché fragmenté à la rentabilité difficile

Y aurait-il trop d’opérateurs de téléphonie mobile en Inde ? Ils sont au nombre de 12, même si trois d’entre eux détiennent à eux seuls plus de 50 % des parts de marché : Bharti Airtel, le premier opérateur indien et le 5ème mondial, Reliance et Vodafone. Certains opérateurs ne sont présents que dans quelques États de l’Union Indienne(2), et ce en raison d’une spécificité des licences accordées par le TRAI(3), l’organisme régulateur des télécoms en Inde. Le marché est organisé en 22 « cercles », correspondant plus ou moins aux frontières des différents États, et pour lesquels les licences sont mises aux enchères. Il est donc tout à fait possible pour un opérateur de n’avoir le droit d’opérer que sur une petite partie du territoire. Cette division favorise la fragmentation du marché et la subsistance d’acteurs de taille modeste, pour lesquels atteindre la rentabilité est particulièrement difficile en raison de l’importance des investissements nécessaires.
 

 

L’autre spécificité du marché indien, c’est l’incertitude réglementaire qui y règne. L’exemple le plus spectaculaire est bien sûr l’annulation de 122 licences 2G en février 2012 dans un scandale de corruption qui a envoyé en prison le ministre des Télécoms responsable de leur attribution. Les opérateurs étrangers ont eu beau arguer du fait qu’ils avaient acheté ces licences en toute bonne foi, ils ont subi des pertes importantes, comme Etisalat, l’opérateur des Émirats arabes unis, qui a perdu 827 millions de dollars et a dû renoncer à ses ambitions sur le marché indien. Mais les autorités indiennes sont connues pour d’autres volte-faces, comme leur décision d’imposer à titre rétroactif les acquisitions entre entreprises étrangères dès lors qu’elles ont des opérations sur le territoire indien. L’autre pratique courante, et qui affecte directement les revenus des opérateurs, est de restreindre les échanges de SMS entre abonnés, imposant des plafonds journaliers parfois très bas, que ce soit au motif de préserver les usagers des publicités envahissantes ou pour maintenir l’ordre public.

Jusqu’à présent, les tarifs des communications mobiles en Inde sont parmi les plus faibles au monde – cette stratégie du volume par les prix a été initiée par Bharti Airtel, parfois surnommé la Minute Factory (La fabrique à minutes), qui a utilisé la baisse des tarifs pour attirer les consommateurs au faible pouvoir d’achat. Les factures mensuelles des usagers(4) sont donc très faibles, 300 roupies par mois - 4,20 euros - en moyenne pour les détenteurs de feature phones, 450 roupies par mois - 6,40 euros - pour ceux qui ont un smartphone et les revenus par abonné en souffrent : entre 2008 et 2011, ils ont diminué de 24 %. Plusieurs opérateurs, dont Bharti Airtel, viennent d’annoncer une hausse de leurs tarifs pour pallier cette évolution inquiétante. Si cette hausse paraît nécessaire, elle risque cependant d’avoir un impact sur la croissance du nombre des abonnés, dans un marché où la sensibilité au prix est forte.

Un marché aux contours incertains, encore largement dominé par les feature phones

Combien y a-t-il exactement d’abonnés à la téléphonie mobile en Inde ? Dans ce pays, toute statistique est difficile à obtenir et sujette à caution. Mais un rapport récent du GSMA(5) semble indiquer que la pénétration de la téléphonie mobile en Inde est inférieure à ce qu’on attendait. Sur la base des seules connexions, actuellement au nombre de 913 millions, le taux de pénétration serait de 72 %. Ce chiffre très élevé fait de l’Inde le deuxième marché au monde, mais c’est sans compter le fait que les Indiens détiennent 2,2 cartes SIM par personne en moyenne, et que certaines de ces connexions sont inactives. Il n’y aurait en réalité que 319 millions d’abonnés uniques en Inde, soit un taux de pénétration de 25 %. Cette nouvelle a été plutôt bien reçue par la profession, puisqu’elle signifie que le revenu par utilisateur est plus élevé que ce que disent les chiffres, et qu’il existe encore en Inde une marge de progression très forte.
 

 

Pour le moment, le marché est encore très largement dominé par les feature phones, à 80 %, pour des raisons évidentes de coûts d’acquisition, et aussi car la 3G est encore balbutiante en Inde  – à tel point que les motivations des acheteurs de smartphones semblent liées au prestige plus qu’aux fonctionnalités, à 50 % ils ne prennent pas la peine de souscrire un abonnement leur donnant accès à Internet ! Les choses pourraient cependant changer rapidement : selon l’organisme IDC(6), les ventes de smartphones, en progression de 70 %, devraient pour la première fois en 2013 excéder les ventes de feature phones(7). Et les terminaux haut de gamme se portent bien : Apple, avec 15,6 % des parts de marché du smartphone, est désormais n°2 derrière le Coréen Samsung, qui détient à lui seul près de 40 % du marché.
 Le marché est dominé à 80 % par les feature phones. 
Il ne faut pas voir de paradoxe dans le succès d’Apple, pour l’instant les acheteurs de smartphones appartiennent aux couches les plus aisées de la population. Les fabricants locaux de terminaux à moins de 100 dollars comme Micromax ou Karbonn, appuyés par le gouvernement qui met en place une politique de taxes à l’importation qui leur est très favorable, devraient s’affirmer comme des concurrents de plus en plus sérieux avec la démocratisation des smartphones.

ABCD : Astrologie, Bollywood, Cricket et Dévotion

 

Une des particularités des usages de téléphonie mobile en Inde sont les services prépayés offerts par les opérateurs de téléphonie mobile. Pour des tarifs très modestes (aussi faibles que 1 roupie par jour, moins de 2 centimes d’euros), ils donnent accès à des prédictions astrologiques, aux résultats des matchs de cricket, le sport qui fédère les passions de tous les Indiens, voire à des prières ou aux dernières rumeurs sur la vie des stars de Bollywood. C’est ce qu’on appelle la segmentation ABCD du marché : Astrologie, Bollywood, Cricket et Dévotion, partant du principe qu’il est impossible qu’un Indien ne soit pas intéressé par au moins un de ces 4 sujets. Ces services fonctionnent soit par SMS soit par serveur vocal, sont offerts en 2G comme en 3G, et constituent l’un des arguments marketing des opérateurs. Dipika Roy, directrice de Banyan Tree Communications, produit ces contenus qui seront ensuite commercialisés sous marque propre. Ses produits phares sont les produits dévotionnels. « La spiritualité, c’est ce qui se vend le mieux. » Prêches de gourous, prières à écouter, ou encore fonds d’écran d’idoles à télécharger, le téléphone portable devient pour le croyant indien un mini-temple portatif, pour faire écho à celui qu’on trouve dans toutes les demeures indiennes, jusqu’aux plus humbles.
 
 

L’autre élément clé, c’est la régionalisation. Banyan Tree Communication produit ses programmes en 17 langues, et notamment des feuilletons radiophoniques enregistrés auxquels on accède par serveur vocal. Tout comme la télévision ou le cinéma, la téléphonie mobile n’échappe pas à la régionalisation dans l’Union Indienne, et ce d’autant plus qu’avec le développement économique, croissance et pouvoir d’achat atteignent des zones où l’anglais(8) n’est pas maîtrisé.

La téléphonie mobile, le principal vecteur d’accès à Internet

 

En Inde, le trafic internet généré depuis les téléphones mobiles surpasse désormais celui généré depuis les ordinateurs. Qui plus est, 76 % des appareils reliés à Internet sont aujourd’hui des téléphones portables. Entre les efforts des opérateurs pour connecter les zones rurales et la diminution du prix des terminaux, tout laisse présager que les Indiens seront de plus en plus nombreux à rejoindre la communauté mondiale on-line sans passer par la case ordinateur.
 
 Le marché des applications mobiles pourrait peser 4 milliards de dollars d'ici à 2015. 
Cette évolution devrait contribuer à augmenter le revenu par utilisateur en Inde et elle donne naissance à un fantastique marché pour les applications mobiles dont on estime qu’il pourrait peser 4 milliards de dollars d’ici à 2015. L’Inde est d’ailleurs déjà le 3ème marché de Google Play pour le téléchargement d’applications payantes, et les opérateurs locaux déploient leurs propres boutiques, comme Airtel, qui a ouvert la voie dès 2010. Le marché en est à ses prémices et reste très concentré sur les jeux et les applications donnant accès aux médias sociaux (What’s App, Facebook, etc.), mais les développeurs indiens qui jusqu’à présent travaillaient surtout pour le marché international cherchent de plus en plus à développer des applications adaptées aux contextes locaux, en termes de contenus comme de langues. On trouve désormais par exemple des applications permettant de vérifier les tarifs affichés par les compteurs des rickshaws ou des taxis, dans un pays où la falsification des compteurs est monnaie courante.

Comparés aux pays développés et même aux autres pays émergents, néanmoins, les usages de « services à valeur ajoutée » peuvent sembler faibles. D’après la société de conseil Nielsen, seuls 45 % des détenteurs de smartphones envoient des SMS par exemple, mais de toutes les activités possibles en ligne, l’accès aux réseaux sociaux est de loin la plus populaire : 26 % des Indiens détenteurs d’un smartphone l’utilisent pour accéder aux réseaux sociaux, contre 17 % pour accéder à leurs e-mails et 15 % pour surfer le web. Facebook, Google Plus et LinkedIn sont les trois sites les plus consultés.

Le phénomène du missed call : un nouvel écosystème

 

 Il est possible de renouveler son abonnement à un magazine, ou encore de recevoir la programmation du cinéma voisin par simple appel en absence. 
L’appel en absence est une forme de communication largement utilisée en Inde pour transmettre des informations sans générer de coûts. Un appel en absence peut vouloir dire : « Je suis bien arrivé », « rappelle-moi » ou même « le bus scolaire est là, venez chercher votre fils ». Au départ plutôt réservé aux couches de populations les plus pauvres, ou aux étudiants ayant atteint la limite de leur consommation mensuelle, son usage se répand dans la société et s’institutionnalise. Le directeur général de Google India parle d’ailleurs de « culture du missed call » et les entreprises ont intégré cette pratique dans leur manière de fonctionner. Ainsi, pour de nombreuses banques indiennes, il suffit de passer un appel en absence vers un numéro préétabli pour recevoir ensuite un SMS indiquant le solde de son compte en banque. Les usages sont très novateurs, et il est possible de renouveler son abonnement à un magazine, ou encore de recevoir la programmation du cinéma voisin par simple appel en absence. Les sociétés informatiques, et particulièrement les développeurs d’application, mettent en place des systèmes permettant de recenser ces appels et d’y répondre. L’activité qu’elles génèrent ainsi n’est pas négligeable : on l’estime à 500 crores de roupies, soit plus de 70 millions d’euros.
 
L’ampleur de cette pratique pose cependant problème dans un pays où le revenu par abonné est déjà très faible. En effet, 50 % des Indiens auraient recours à cette pratique, au grand dam des opérateurs. Rendre les appels en absence payant a été un temps envisagé, au tarif de 0,01 roupies par appel, mais les opérateurs ont dû reculer face au tollé que cette initiative a provoqué. Désormais, ils cherchent à rentrer dans leurs frais en facturant les services d’alerte. Chez Tata Domoco, il faut payer pour avoir connaissance des appels en absence reçus.

La téléphonie mobile : une révolution sociale ?

La téléphonie mobile a-t-elle le pouvoir de créer une révolution sociale en Inde ? C’est ce que semblent craindre, en tout cas, certains Panchayats, les conseils d’anciens qui imposent leur loi au monde rural. Dans le Bihar, un Panchayat a interdit aux femmes du district l’utilisation du téléphone portable, au motif qu’il encouragerait les liaisons illicites. Mais le gouvernement indien lui-même regarde avec circonspection la frénésie de communications qui s’est emparée de ses citoyens et cède parfois à la tentation de la censure. En août 2012, il avait réduit à 5 le nombre de SMS qui pouvaient être émis par jour depuis un même numéro, au motif que les SMS pouvaient être utilisés par des éléments « anti-sociaux » pour répandre rumeurs et mécontentements dans la population.
 

 

Il est indéniable que les téléphones portables ont joué un rôle d’aide à la mobilisation pour les classes moyennes urbaines indiennes dans les récents mouvements de protestation qui ont agité le pays. Ainsi, à l’hiver 2011, Anna Hazare, un activiste qui menait une grève de la faim contre la corruption, avait rallié le soutien de centaines de milliers d’Indiens en leur demandant d’appeler un numéro donné. Et en décembre 2012, c’est par SMS que s’étaient très largement organisées les manifestations pour protester contre le viol de Delhi.

Qu’en est-il, cependant de l’Inde rurale, qui représente près de 70 % de la population ? D’après le dernier recensement de population, qui souligne également que 200 millions d’Indiens n’ont accès ni à la radio, ni à la télévision, ni au téléphone, le taux de pénétration du mobile serait d’un peu plus de 25 %.
 Les téléphones portables ont joué un rôle d’aide à la mobilisation pour les classes moyennes urbaines indiennes dans les récents mouvements de protestation qui ont agité le pays. 
Cependant, la population réellement concernée par l’impact de la téléphonie mobile serait plus élevé. D’après une étude de LIRNEasia(9), 80 % des ménages indiens en bas de l’échelle sociale auraient pour habitude de prêter leur téléphone à leur famille ou à leurs amis. Un abonné peut donc suffire à relier tout un village. Des services spécifiques sont d’ailleurs développés à l’intention des habitants des zones plus reculées, comme des applications permettant de vérifier l’authenticité des médicaments, des informations sur les prévisions météorologiques, le cours des récoltes, etc. La téléphonie mobile et les technologies sans fil qui l’accompagnent permettent de relier plus rapidement les zones laissées pour compte des liaisons terrestres.

Si un consensus existe sur le fait que l’accès à la téléphonie mobile permet d’accélérer le développement et d’améliorer les conditions de vie, l’essayiste Pankraj Mishra met en garde contre ce qu’il qualifie de « totem de la consommation égalitaire». Pour lui, le potentiel de changement de la téléphonie mobile peut être exagéré dans une société où la mobilité sociale n’est toujours pas de mise et où il est plus facile de posséder un téléphone que d’avoir accès à des toilettes.

Références

 

Interview du 19 avril 2013 avec Dipika Roy de Banyan Tree Communication
 
Assa DORON et Robin JEFFREY, The Great Indian Phone Book : how cheap cell phone changes business, politics and daily life, , Harvard University Press, avril 2013,The mobile consumer report; Featured Insights: smartphones, the gadget of choice for the urban Indian, Rapports Nielsen, 2013
 
Pankaj MISHRA, “Mobile Phones disrupt India for better and for worse” , Bloomberg, 27 janvier 2013
 
2Q 2012 Global Handset sales market share, 2013 Forecast, Rapport iemarketresearch, septembre 2012
 
Mobile Phones Market in India, étude collective de MIB, Delhi School of Economics, 2011
 
Kapil SIBAL, “Kolkota connects India to 4G area”, Economic Times of India, 11 avril 2012
 
Rukmini SHRINIVASAN, “200 million Indians have no TV, phone or radio”, The Times of India, 14 mars 2012
 
A.A.K, “A webless social network"The Economist, 28 juin 2011
 
Katie FEHENBACHER, “India’s “Missed call” mobile ecosystem”Gigaom, 13 décembre 2011
 
“India’s women cell phone ban”, Reuters, Huffington Post.com, 12 mai 2012
 
Global Mobile Statistics 2013, MobiThinking

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Crédits photos :
- Bhopal Market - Nathan Cooke / Flickr
- Farmer with his mobile phone in Bihar, India - CIMMYT / Flickr
- Cart calling - Meena Kadri / Flickr
- A game of cricket among historic ruins in Mehrauli India - Prasad Kholkute / Wikimedia Commons
- Young women look at their cellphone during a community meeting - World Bank Photo Collection / Flickr
(1)

À l’exception du second semestre 2012 où un scandale de corruption a entraîné l’annulation de licences pour les opérateurs, et donc la diminution du nombre d’abonnés. 

(2)

L’Inde est un pays fédéral comprenant 28 États et 7 territoires. 

(3)

Telecommunications Regulation Authority of India. 

(4)

Source : The mobile consumer report 2013, Nielsen. 

(5)

Fondée en 1995, Global System for Mobile Communications Association, du nom de la norme numérique GSM, représente les intérêts de près de 800 opérateurs télécoms de 220 pays. 

(6)

IDC est un cabinet d’études américain, spécialisé dans les analyses de marché pour les secteurs technologies de l’information et télécoms. 

(7)

Nokia, avec 22 % du marché, est le leader du marché des features phones, suivi par Samsung qui détient 11 % du marché  

(8)

Bien qu’étant l’une des langues officielles, l’anglais n’est parlé que par 10 % de la population. 

(9)

LIRNEasia est un think tank traitant des politiques IT et télécoms de la région Asie Pacifique. 

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