La gouvernance d’internet, entre émancipation contrariée et nouveaux défis

La gouvernance d’Internet, entre émancipation contrariée et nouveaux défis

Âprement disputée tant elle cristallise des enjeux complexes, la gouvernance de l’internet est à la croisée des chemins. Entre la prise en compte des mutations technologiques et une nécessaire évolution vers plus de pluralisme et de transparence, elle reste un objet de conflictualité internationale.

Temps de lecture : 8 min

Au printemps 2016, le ministère français des Affaires étrangères dénonçait la mainmise des géants américains du numérique sur la gouvernance mondiale de l’internet et le manque de clarification du rôle des États au sein de l’internet Corporation for Assigned Names and Numbers(Icann), l’organisation de droit américain chargée du nommage et de l’adressage (.com, .fr, etc.), où les pouvoirs de ceux-ci ne sont que consultatifs. En dénonçant la « privatisation » de la gouvernance de l’internet, Paris questionne la réémergence d’une gouvernance dénuée de mécanismes de régulation étatique.

 
Entre prééminence des intérêts privés et marginalisation des pouvoirs publics, les griefs de la France résument (presque) à eux seuls les critiques qui sont régulièrement portées au mode de gouvernance de l’internet, par de plus en plus d’États, une partie de la société civile et de la communauté d’expertise. En 2013, les révélations d’Edward Snowden sur l’étendue des programmes de surveillance de l’administration américaine sur Internet avaient déjà contribué à remettre en question cette gouvernance, largement contrôlée par les États-Unis depuis ses origines.

« Gouverner » l’internet, un concept délicat à appréhender

Conceptualiser cette gouvernance est aujourd’hui devenu un véritable défi, tant il apparaît évident que l’internet s’est mué en un enjeu (majeur) de politique étrangère. Pour les spécialistes des relations internationales, ces défis sont de plusieurs natures, l’un des principaux consistant à dépasser le cadre de l’analyse traditionnelle des rapports interétatiques(1) . Cela est d’autant plus vrai que le modèle de gouvernance de l’internet s’est développé autour d’un processus qualifié de « multi-parties prenantes », c’est-à-dire associant l’industrie, la communauté technique, les gouvernements et la société civile.

Bien des incompréhensions et des polémiques sont précisément nées de l'incertitude autour du rôle et de la place des États dans la gouvernance de l’internet. Certains ne voient dans le numérique qu'un champ supplémentaire de relations internationales structurées par les États. Cette approche considère que la souveraineté numérique n'est qu'un avatar de la souveraineté et, à ce titre, mérite d'être discutée dans des enceintes internationales et disputée, le cas échéant, entre puissances. Les tenants de cette approche prennent souvent à revers le consensus selon lequel la globalisation et l’internet affaiblissent le pouvoir régulateur des États en matière économique(2) . D’autres, à l’inverse, avancent que le numérique transforme radicalement la nature du système international, l’internet étant d’abord une technologie qui s'est diffusée dans toutes les composantes des corps sociaux à une vitesse inédite. Pour ces derniers, la première école exagère l'influence des États dans la gouvernance de l’internet, allant même parfois jusqu'à nier l'existence d'une gouvernance propre de l’internet(3) .
 
 Les références au « colonialisme numérique » américain ne sont pas l’apanage de régimes autoritaires ou de mouvements alternatifs ; ils émanent aussi de parlementaires et d’entrepreneurs européens  
Lors du premier Sommet mondial sur la société de l'information (SMSI) en 2005, sous l'égide de l’Onu (Organisation des Nations unies), les débats placèrent déjà – artificiellement – les États au sommet de la pyramide décisionnelle. Depuis, la contestation n’est plus propre aux États autoritaires et aux puissances émergentes, BRICS en tête. L’affaire Snowden a permis sa diffusion en Europe : les références au « colonialisme numérique », à l’ « internetocratie » ou au « complexe militaro-numérique » américains ne sont pas l’apanage de régimes autoritaires ou de mouvements alternatifs ; ils émanent aussi de parlementaires et d’entrepreneurs européens(4) , qui concentrent leurs critiques sur le manque de légitimité du modèle multi-parties prenantes, son caractère insuffisamment démocratique et sur la naïveté des dirigeants européens à l’égard du narratif(5) enjôleur de l’économie numérique.
 
Sur le strict plan de la « gouvernance », un fait est imparable : les intérêts comme les valeurs que l’internet supporte sont pluriels. Pour les uns, sa gouvernance doit respecter le libre jeu du marché – vision dérégulée portée par l'administration Clinton-Gore dans les années 1990, ou bien rester dans le cadre d'une autorégulation par une communauté technique, telle que pensée par les pionniers libertariens de l’internet. Pour les autres, l'avènement de l’internet dans l'espace du droit suppose un retour à des règles et des instruments éprouvés – mais ce serait faire fi des mutations engendrées par ses usages, comme l'élargissement de l'expression et de la participation. Pour d'autres, enfin, une légitimation ultime consisterait dans l'adoption d'une Constitution ou d'un Traité de l’internet qui élèverait sa gouvernance au niveau d'une gouvernance mondiale.

Internet : un centre de gravité mouvant

Les tensions qui traversent la gouvernance de l’internet ne sont pas nées de l'affaire Snowden : plutôt, celles-ci reflètent l'asymétrie entre la très forte croissance de l'accès au Web dans les économies émergentes et le caractère intrinsèquement occidental des systèmes de coordination du réseau. Près de trois milliards d'individus sont actuellement connectés à l’internet, soit environ 40 % de la population mondiale(6) . D'ici à la prochaine décennie, le centre de gravité de l’internet se sera déplacé à l'Est et au Sud : à l'heure actuelle, près de 70 % des internautes de la planète vivent en dehors du monde occidental, un pourcentage appelé à croître de manière substantielle(7) . En d'autres termes, les puissances émergentes relèvent que l’internet s'internationalise à mesure que l'accès à sa technologie croît, ce qui imposerait de sortir du seul cadre transatlantique l'essentiel des débats sur la gouvernance et l'économie du numérique. Une simple donnée s'avère éloquente : fin 2015, le nombre d'internautes en Chine (674 millions) égalait presque celui, combiné, des États-Unis et de l'Union européenne (683 millions) !(8) . La montée en puissance de groupes nationaux capables de protéger leurs marchés, comme en Chine ou en Russie, est un facteur qui se répercutera sur la physionomie générale de l’Internet.

 Les tensions qui traversent la gouvernance de l’internet reflètent l'asymétrie entre la forte croissance de l'accès au Web dans les économies émergentes et le caractère intrinsèquement occidental des systèmes de coordination du réseau 
 
 
 

La volatilité actuelle de l’internet global permet, en outre, à une rhétorique anti-américaine de trouver un écho favorable chez les dirigeants des puissances dites émergentes. De façon récurrente, des pays comme la Chine, la Russie, parfois l’Inde et certains pays arabes, contestent la place centrale détenue au plan international par différents organes de normalisation aux seules mains, de leur point de vue, des États-Unis, au premier rang duquel ils placent l'Icann.
 
Ces tensions sont le reflet d'une autre approche de l’internet reposant sur un double postulat : la revendication à l'échelon national du pouvoir souverain de l'État sur le contrôle du fonctionnement de l’internet ; l'affirmation, sur l'échiquier international, de la prééminence des États sur les autres acteurs et de la notion de coopération inter-gouvernementale pour débattre des contours d'une gouvernance de l’internet(9) . La préservation de l'ordre public, qui peut servir de justification à des mesures de restriction ou de censure dans l'usage de l’internet, la lutte contre la cybercriminalité, la défense d'intérêts économiques sont autant d'éléments qui se conjuguent pour justifier et prôner la remise en cause du système actuel.

La réforme de l’Icann : regards tournés vers Washington

Souvent pointée du doigt pour son manque de représentativité et de transparence, ainsi que la persistance de son lien organique avec le Département du Commerce américain, l’Icann demeure au centre de bien des débats sur les contours de la gouvernance de l’internet. Le processus de « transition » des fonctions IANA (Internet Assigned Numbers Authority), annoncé en mars 2014 par les autorités américaines, devrait se traduire par la fin de la supervision, par l’Icann, de la gestion de la racine du DNS (Domain System Name), de l’attribution des adresses IP et de la maintenance des protocoles du système avec l’IETF (Internet Engineering Task Force).

 
Cependant, la fin de la tutelle de Washington sur l’Icann, prévue en septembre 2016, interviendra au comble de la campagne présidentielle. Au cours des derniers mois, les principaux candidats aux primaires – républicaines surtout – ne sont guère restés modérés. Ted Cruz a accusé l’ex-P-dg de l’Icann, Fadi Chehadé, d’être complice de la « censure chinoise » pour s’être associé en novembre 2015 à une conférence des autorités chinoises. Donald Trump estime que l’internet « est à nous » (sous-entendu aux États-Unis), une opinion dépassant les clivages partisans, puisque Barack Obama n’exprimait rien moins de tel dans une interview en 2015.
 
 Les responsables américains sont toujours prompts à agiter le spectre d’une prise de contrôle de l’internet par des États autoritaires si les États-Unis n’exerçaient plus leur tutelle sur l’Icann 
Or, il est peu probable que concordent les calendriers des élections présidentielles et de la réforme de l’Icann. Les responsables américains sont toujours prompts à agiter le spectre d’une prise de contrôle de l’internet par des États autoritaires si les États-Unis n’exerçaient plus leur tutelle sur l’Icann. Le narratif déployé par Washington est aussi simple que redoutable : puisque les États remettent en cause le postulat du contrôle américain sur l’internet, ou du moins le statu quo, c’est que ceux-ci souhaitent « balkaniser » l’internet mondial – position largement relayée par les industriels américains.
 
Au fond, la situation actuelle de l’Icann et de sa gouvernance rappelle celle du Fonds monétaire international (FMI) – même si seuls des États sont membres de ce dernier. La réforme du FMI est évoquée de longue date – mais n’est pas entrée en vigueur pour cause de blocage au Congrès –, en raison des revendications des grands pays émergents pour obtenir une meilleure répartition du capital et des droits de vote. L’institution est, par ailleurs, accusée par certains pays de défendre avant tout les intérêts de Washington.

La dimension stratégique de l’économie numérique

Clore ce panorama succinct sur les grands enjeux de la gouvernance de l’internet ne peut être entrepris sans évoquer les grands acteurs de l’économie numérique, qui cherchent inévitablement à peser sur les grandes orientations relatives à cette gouvernance. Le contrôle de l’économie des données n’est pas le moindre des enjeux. La problématique des données – leur circulation, leur stockage, leur traitement par des acteurs privés et par des États – s’impose comme un enjeu fondamental dans la gouvernance mondiale de l’internet, dont les enjeux ont trop souvent été réduits à la question du contrôle sur le « cœur » de l’internet : les « ressources critiques » et les noms de domaine. Aussi, ce n’est pas un hasard si les diplomates américains travaillent à une évolution doctrinale, évoquant désormais mezzo voce la « libre circulation des données » au lieu de la « libre circulation de l’information », jusqu’à présent l’un des piliers de la diplomatie américaine du numérique.

 
 Le clivage entre États démocratiques et régimes autoritaires à l’égard de l’internet ne résiste plus à la réalité 
Confirmant la puissance inédite des acteurs du numérique, la question du chiffrement est devenue un enjeu central, sur laquelle se cristallise le point de tension entre l’intérêt supérieur des États et les exigences des masses en matière de respect de la confidentialité des échanges. Corollaire de cet enjeu, au vu des pratiques particulièrement intrusives vis-à-vis de l’internet dans nos sociétés occidentales, le clivage entre États démocratiques et régimes autoritaires à l’égard de l’internet ne résiste plus à la réalité.
 
Au tournant de la décennie 2010, l’entrée d’acteurs comme Google et Facebook sur la scène internationale paraissait déjà irréversible. Savoir s’ils pourraient défier la souveraineté des États sans s’exposer à de puissantes ripostes était alors incertain. En 2016, ces considérations sont devenues des lieux communs, tant la puissance des acteurs américains de la Silicon Valley dépasse aussi bien en capacités d’influence qu’en poids économique les acteurs de l’économie traditionnelle.
 
Sur ces deux aspects, l’économie numérique pèsera invariablement sur le futur de la gouvernance du réseau. Avec conscience, de nécessaires garde-fous devront être imposés afin d’éviter un « retournement du monde » en défaveur des citoyens-usagers et de ceux qui les représentent (la puissance publique).

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À lire également dans le dossier Internet, ça sert, d’abord, à faire la guerre
 
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Illustration et crédits photos :
- Illustration : Livio Fania
- IMG_4650, Icannphotos, Flickr
- internet, miniyo73, Flickr
    (1)

    Sandra Braman, Introduction à The Emergent Global Information Policy Regime, Palgrave McMillan, 2004 

    (2)

    Daniel W. Drezner, « The Global Governance of the Internet: Bringing the State Back In », Political Science Quarterly, vol. 119, n° 3, automne 2004

    (3)

    Michel JG Van Eeten et Milton Mueller, « Where Is the Governance in Internet Governance? », New Media & Society, vol. 15, n° 5, août 2013.

    (4)

    La première mention fait référence au rapport de la sénatrice Catherine Morin-Desailly,L’Union européenne, colonie du monde numérique ?, mars 2013. Les deux suivantes sont extraites de l’ouvrage de l’entrepreneur P. Bellanger, La Souveraineté numérique, Stock, 2014

    (5)

    Le discours ou storytelling d'un État ou d'une entreprise. 

    (6)

    title="Selon les statistiques de la branche Développement de l'Union internationale des télécommunications

    (7)

    David DEAN, et. Alii,The Internet Economy in the G-20. The $4.2 Trillion Opportunity, The Boston Consulting Group, janvier 2012.

    (8)

    Calculs réalisés par l'auteur à partir des données du portail www.internetworldstats.com 

    (9)

    Nazli Choucri, Cyberpolitics in International Relations, MIT Press, 2012 

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