La désocialisation : une légende virtuelle ?

La désocialisation : une légende virtuelle ?

L'ordinateur personnel connecté à Internet coupe-t-il ses utilisateurs de toutes vies sociales ? Non, il en génère une nouvelle et renforce dans certains cas les liens d’amitiés selon Antonio A. Casilli dans Les liaisons numériques.

Temps de lecture : 4 min

Dans Les liaisons numériques, Antonio A. Casilli part à l’assaut d’un mythe. Celui selon lequel les internautes seraient seuls devant leur écran d’ordinateur et qu’Internet viendrait leur retirer tous liens les rattachant à leurs proches. Ils se poseraient chaque jour un peu plus en rupture face à la société à mesure qu’ils se construiraient une vie parallèle sur le net, une vie sans âme ni échange. Mais pour le chercheur, Internet n’est pas cette machine aspirante que l’on veut, parfois, nous faire croire.

La première des raisons est justement parce que les internautes ne décrochent pas. Ils ne choisissent pas entre une vie dans la réalité (« IRL » pour « in real life ») et une vie sur le net, l’une agissant au détriment de l’autre. Ils vivent en fait les deux en même temps. Ainsi, une majorité d’internautes a recours au réseau dans le cadre de ses relations entre étudiants ou collègues de travail. Ils sont donc déjà établis dans une sphère sociale. D’ailleurs, avant d’être amies sur Facebook, deux personnes sont bien souvent d’abord amies en dehors du net.

Au passage, l’auteur revient sur cette notion d’amitié dans le chapitre intitulé « Mon friend n'est pas mon ami ». Le sens de l’amitié, et du mot « ami » plus particulièrement, a en effet connu une certaine évolution avec l’avènement des réseaux sociaux. Il apparaît ainsi que l’amitié virtuelle, le « friend », n’est pas la transcription directe de l’amitié réelle.

« Les communications numériques devraient être mises sur le même plan que les appels téléphoniques ou les lettres - des techniques qui depuis longtemps articulent et complètent la communication en face à face, estime ainsi le chercheur. (…) Ces techniques de communication, tout comme les communications en ligne actuelles, n’ont pas remplacé les rencontres directes. Elles s’y ajoutent plutôt, en augmentant le volume total des contacts. »

Des liens nouveaux

La Toile tisserait aussi des liens supplémentaires avec les personnes éloignées du premier cercle de connaissances. Un outil comme Facebook permettrait d’entretenir et de conserver les liens distendus ou ténus de la vie « réelle ». Et ces liens peuvent se révéler décisifs à des moments précis comme lors, par exemple, de la recherche d’un emploi ou dans des situations de détresse comme la maladie.

L’auteur reprend à ce sujet une étude montrant que l’usage d’Internet par des hommes atteints du cancer de la prostate a pu améliorer leur « expérience de vie » dans le sens où ils ont pu trouver en ligne des témoignages, des conseils, du réconfort auprès d’autres malades et survivants.

Antonio A. Casilli appuie également sa réflexion en citant la thèse (1)  de Mark Granovetter, sociologue à l’université de Stanford, selon laquelle « ce n’est pas en se tournant vers les proches, liés par des relations humaines si denses qu’elles ne s’ouvrent pas vers l’extérieur, que l’on maximisera les chances de faire circuler un message nouveau. Ce seront les relations superficielles ou les inconnus "amis d’amis" qui nous permettront d’élargir l’éventail de nos connaissances et d’atteindre des ressources nouvelles ».

Un autre argument veut que selon les statistiques de Facebook, un utilisateur du réseau social dispose en moyenne un maximum de 130 amis sur le site, ce qui est proche du chiffre de Robin Dumbar selon lequel le cerveau humain ne peut gérer plus de 150 amitiés. Il y a donc une certaine reproduction en ligne de la sociabilité. Il faut alors distinguer les personnalités publiques ayant plusieurs milliers d’amis ou de followers sur Twitter et les particuliers. Les premiers n’entretiennent, au final, plus de liens d’amitié en ligne mais un lien de communication avec une foule anonyme.

Recréer sa vie et ses amitiés en ligne

Pour autant, l’auteur admet que Facebook est un réseau particulier où l’on peut établir des scénarios de vie (2) , se réinventer une histoire voire user du mensonge pour s’offrir un profil idéal. Mais il s’exerce également des contrôles de la part des amis et une personne recréant une vie qui ne lui appartient pas ou qui aurait un nombre trop important d’amis risque de se faire exclure de la sociabilité en ligne. L’auteur rappelle d’ailleurs que l’amitié sur les réseaux sociaux n’est pas spontanée mais déclarative et validée par celui auprès de qui on en fait la demande. L’écueil est alors l’amitié « unidirectionnelle » avec un utilisateur ayant des amis mais ne l’étant de personne d’autre.


L’autre risque est également d’utiliser Facebook afin de surveiller ceux avec qui l’on aura validé une amitié. « Dans un contexte hors ligne, un comportement de ce genre suffirait à détruire le lien de confiance entre amis. Dans les réseaux numériques, au contraire, il peut même finir par les renforcer (…) Il n’est pas rare de voir des amitiés se créer dans le seul but de porter atteinte à quelqu’un, de le déranger par des commentaires mal placés, de l’agresser verbalement ou bien de le mettre en difficulté en diffusant des photo privées. » Il faut ici rappeler que selon une étude récente, près de 40 % des jeunes américains se disent harcelés ou malmenés sur Internet.


Antonio A. Casilli évoque enfin le cas des « otakus », les « murés » de la société japonaise qui incarnent depuis les années 1980 l’archétype du « geek » se coupant du monde extérieur en passant ses jours et nuits à jouer en ligne. Mais dans cet exemple, le chercheur voit plutôt « un simulateur des relations humaines » dans le sens où les intéractions sur la toile peuvent se révéler « un entraînement voire d’une thérapie pour leur phobie (…) Leurs comportements (sur la toile) leur permettent d’exercer leurs habiletés sociales, d’augmenter leur confiance en eux et par conséquent de maximiser leurs chances de construire des relations significatives ».


L’intérêt de l’essai d’Antonio A. Casilli est donc de dépasser les clichés faciles, de gratter leur vernis et de retravailler le négatif pour faire apparaître les détails cachés, n'omettant pas les nuances. Son objectif est ici de montrer que le « personal computer » depuis qu’il a investit nos foyers ne se limite pas pour autant à cela. Une pensée finalement rare.

Pour en savoir plus

Le blog de l’auteur : www.bodyspacesociety.eu et le site du livre : http://www.liaisonsnumeriques.fr/.

À lire également dans le dossier « Le Web est-il vraiment ce qu'on en dit ? » :
Le Web, fossoyeur ou avenir de la télévision ?, par Virginie Spies
Internet fait-il disparaître les frontières ?, par Boris Baude
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La déconnexion volontaire, nouvelle fracture numérique, par Raphaël Suire
Internet a-t-il tué la hiérarchie du savoir ?, par Rémi Mathis

    (1)

    Mark Granovetter, "The Strength of Weak Ties", American Journal of Sociology, volume 78, n°6, 1973 

    (2)

    Sur ce sujet, consulter la vidéo « À quoi ressemble une vie entière sur Facebook ? » réalisée par Maxime Luère. 

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