Les serious games, un objet en construction

Les serious games, un objet en construction

Objet aux usages multiples qui bénéficie d'approches transversales, le serious game prend une importance économique et sociale grandissante, représentant un marché d'actuellement 1,5 milliard d'euros.

Temps de lecture : 14 min

Origines

Le terme serious game apparaît en 2002 aux États-Unis, sous l’impulsion de deux pères fondateurs. Le premier, Ben Sawyer, entrepreneur du jeu vidéo, a participé à la mise en place du logiciel de simulation d’université Virtual U  , en 1999. Le second, Michaël Zyda, professeur d’informatique à l’Université de South California a contribué au développement du jeu vidéo America’s Army pour l’armée américaine en 2002.
 
Cette notion recouvre deux genres codifiés de jeux vidéo : les jeux de gestion conçus pour administrer une activité particulière, et les jeux de simulation, dont celui de l’armée américaine America’s Army, conçu pour sensibiliser le public à une situation donnée. Apprendre la gestion, et expérimenter par la simulation sont les deux leitmotive initiaux du serious game. Les champs d’application sont fortement structurés par les premiers acteurs à s’y lancer. Entreprises de formation, entreprises de communication, acteurs institutionnels, armée, Université, le serious game est un objet polymorphe né de la collaboration d’institutionnels et d’entrepreneurs. Cette pluralité des acteurs et des domaines d’applications, les formes et utilisations multiples d’objets numériques se revendiquant du serious game, contribuent à la fois au dynamisme de la notion qui irrigue en parallèle de nombreux secteurs, et à sa diffusion dans l’espace social. Cependant, si les définitions s’accordent a minima sur l’usage des technologies du jeu vidéo à des fins non divertissante, il apparaît que le serious game est un objet en cours de définition.
 
En revenant à ses origines multiples, il apparaît que ce bien réactive d’une part des thèses classiques énoncées pour le jeu vidéo (apprentissage et persuasion), tout en innovant par l’emprunt à des champs d’activités alors exogènes au monde du jeu vidéo.


 

Figure1- Virtual U, 1999.
 

Filiations d’apprentissage

 

L’usage du jeu vidéo à des fins non ludiques – restriction a minima du serious game – n’est pas une nouveauté. En effet, les relations entre le jeu vidéo, le divertissement et des fonctions d’utilités sérieuses prennent racine dans la naissance même du jeu vidéo domestique. Si le jeu vidéo sur borne d’arcade est un pur produit de divertissement, le jeu sur dispositifs domestiques (console, ordinateurs) propose dès ses débuts une gamme de produits allant du divertissement à l’éducation. Par exemple, la console 2600 d’Atari et l’Odysee de Magnavox, les premiers ordinateurs tels le commodore, sont dotés de jeux à visées éducatives (1)et de sensibilisation(2).
 
Au début des années 1980, les commentateurs, les développeurs et éditeurs ne cessent d’annoncer les potentialités de tels outils pour apprendre aux enfants, à l’image du jeu électronique Touch and Tell de Texas Instruments. Certes, ces biens vidéoludiques s’inscrivent davantage dans la lignée du jouet éducatif, mais suite au processus « d’électronisation du jouet », ils mobilisent le jeu vidéo comme plus-value technologique et marché de masse.

Le tournant des années 1980 voyant l’industrie du jouet fortement concurrencée par le jeu vidéo, les fabricants de jouets se tournent vers le jeu vidéo et essaient ainsi d’inscrire leur production dans ce secteur d’activité, même si un tel marché ne représente que finalement 5% de la production. Du côté des publics, le champ de l’éducation est particulièrement intéressé par ces biens de par la proximité avec les plus jeunes. Ainsi, les premiers dispositifs vidéoludiques, consoles et ordinateurs, proposent d’offrir des contenus combinant le divertissement à l’apprentissage.
 
Le tournant apparaît après le krach du jeu vidéo de 1983, alors que les dispositifs de jeux se spécialisent dans le divertissement sous l’impulsion du duopole Nintendo – Sega (1987 – 1995) qui établit les standards de production du jeu vidéo sur console. Le jeu éducatif, à visée non divertissante, est alors relégué au marché du PC et connaît un regain d’intérêt avec l’essor multimédia qui permet une numérisation des dispositifs d’apprentissage des éditeurs de formation et d’éducation, avec l’apparition de secteurs d’activité autonomisés comme le ludo-éducatif et l’e-learning. Pour autant, dans tous les cas, les productions sont généralement des déclinaisons numériques d’offres préexistantes.

Seuls quelques éditeurs de jeux vidéo brouillent les frontières. C’est le cas par exemple des Musées Nationaux de France, Canal + Multimédia et Cyro Interactive, qui ont noué un partenariat en 1996 pour développer le jeu Versailles 1685 : complot à la cour du roi soleil.
 
 
 
 Figure 2- Versailles 1685 : complot à la cour du roi soleil

Filiations de persuasion

 

L’usage du jeu vidéo à des fins de persuasion, que ce soit de propagande politique, ou de publicité s’inscrit dans un temps tout aussi long que le jeu à des fins d’apprentissage. Les premiers usages du jeu vidéo à des fins politiques apparaissent à partir de 1987, et sont produits par les marges extrêmes du champ politique. Ainsi, plus de 140 productions indépendantes faisant l’apologie du nazisme sont recensées(3). Ces jeux sont cependant des productions amateurs hors des circuits de distributions du marché, et visent les publics politisés et/ou à politiser via les espaces classiques de socialisation politique (meeting).


 

Figure 3- KZ Manager( jeu controversé où le joueur doit savoir conserver son camp en gagnant l'opinion publique)
 
 

Le jeu vidéo comme support publicitaire émerge au début des années 1990, soit par des placements produits in-game (jeux de sports), soit par la production de produits dérivés des icônes publicitaires – on pense à Cool Spot de la boisson Seven Up. Cependant, les processus de productions, les dominations des consoliers et des éditeurs ne facilitent pas l’essor du jeu publicitaire comme genre à part entière. Il faut attendre la dématérialisation des chaînes de distribution et l’essor du jeu en ligne pour que le « jeu vidéo sérieux » s’intègre dans des stratégies plus larges de communication et de publicité sur Internet, n’étant qu’un bien parmi un ensemble de canaux de communication.

Entre simulation et jeu de rôle

 

La simulation et le jeu de rôle traversent culturellement le serious game et tissent un réseau de pratiques avec le jeu vidéo. En effet, les liens entre jeux vidéo et Défense ont souvent été mis en avant avec les simulations.
 
Si les simulateurs de l’armée ne sont pas des jeux vidéo, ils empruntent les technologies, notamment les « middleware"(4)et diffusent une culture de l’utilisation des technologies du jeu vidéo à des fins de formation et d’entraînement.
 
Le serious game America’s Army s’inscrit dans cette culture de la simulation, tout en s’en distinguant : il s’agit de faire un jeu vidéo qui simule non plus un environnement complexe mais la vie de soldat. Ainsi America’s Army emprunte davantage au deuxième pan du serious game : le jeu de rôle. L’utilisation du jeu de rôle en entreprise, que ce soit pour les entretiens de recrutement ou les formations à de nouveaux métiers, s’inspire généralement des jeux de rôle papier ou des jeux de plateaux. Très diffusée, la pratique du jeu de rôle en formation professionnelle ouvre ainsi la voie au serious game dès lors que celui-ci se pense comme un partage des dispositifs de jeu non numériques visant à simuler les marchés et apprendre leur fonctionnement.
 
Virtual U et America’s Army combinent alors les propriétés ludiques et techniques d’autres jeux et programmes informatiques. Le serious game fait jouer un rôle dans un système simulé. La modélisation de la complexité par la simulation, et la définition d’une posture et d’une position dans le monde simulé, permettent ainsi de donner un sens à la fois dans les signes audiovisuels, les pratiques ludiques et les mécaniques qui régissent le jeu vidéo sérieux. Par exemple, à la différence d’un jeu de gestion classique comme Sim City, la définition de la place du sujet-joueur est centrale puisque tout le jeu doit s’articuler autour de son rôle (manager) en référence avec la position de l’individu joueur dans les espaces sociaux (citoyens, militant, salarié) et non plus des fonctions imaginaires comme le maire architecte tout puissant de Sim City. Si les rôles sont fantaisistes, ils le sont dans le rapport à l’univers simulé et au sein des procédures liées aux mécaniques, qui contribuent à donner un sens au serious game. La convergence n’est pas seulement au niveau des technologies employées, mais bien dans les logiques ludiques et les rhétoriques. Penser un serious game faisant la promotion d’idées socialistes implique de penser un game design capable d’offrir les possibilités d’un tel discours. Ainsi, nombreux sont à en appeler au rapprochement entre les game designer et les développeurs de contenus (publicité, formations). Si l’on suit Etienne Armand Amato, une telle approche éviterait que « les codes du genre puissent piéger le message initial. » Notehttp://www.virtual-u.org/ 

Les frontières du sérieux

 

La notion de « serious game » se traduit par un jeu sérieux, à considérer ici le terme de jeu, comme le bien vidéoludique, et non la pratique (play). En effet, les différentes tentatives de définitions du serious game se sont attardées sur l’oxymore entre sérieux et jeu, relevant l’importance de l’intention initiale des producteurs de produire des biens divertissants dans leur appréhension mais aux contenus sérieux. L’opposition généralement invoquée entre sérieux et jeu se fonde sur l’inutilité des jeux vidéo. En accolant l’adjectif sérieux, un processus de dépossession du « fun » devrait être mis en œuvre, tout en conservant les caractéristiques particulières du jeu vidéo.
 
Un retour sur les études consacrées aux jeux met en évidence la dimension relative du sérieux : un joueur s’applique et suit les règles, s’investit, et dans une certaine mesure confère à sa pratique ludique une dimension sérieuse. Si pour le spectateur profane et extérieur au jeu, une course de chevaux, un combat de coqs peuvent sembler de pures frivolités, pour le joueur, à l’inverse, il n’y a rien de plus sérieux, lors du moment ludique. Si le jeu est libre et frivole, les définitions sociales du jeu tendent à produire une valeur significative à l’activité ludique. Pour l’anthropologue Brian Sutton Smith, l’activité ludique est généralement entourée de rhétoriques liées au destin, à l’apprentissage, au pouvoir, à la frivolité, au progrès, à l’imaginaire et au soi. D’autre part, les processus de captation des pratiques ludiques par les instances sociales, comme par exemple les rites ou les sports, comme ont pu le montrer Elias et Dunning, produisent une plus-value de sens dans la mesure où le jeu est intégré dans l’ordre social et dans un dispositif particulier. En s’attardant sur le terme, il apparaît que ce n’est pas le jeu comme pratique (le play) qui est sérieux, mais le jeu comme bien (le game).Le serious game est avant tout un marché sérieux, du moins se présente comme tel, voire se « légitime » comme tel, et tend à se définir davantage comme un service intégré dans des sphères d’activités variées (formation, éducation, santé, prévention), des institutions préexistantes publiques et privées.
 
Comme le remarque Gilles Brougère, « ce n’est pas le jeu qui est éducatif, c’est le regard qui analyse différemment l’activité de l’enfant, avec de nouvelles notions, de nouvelles valeurs. » (5) Tout un travail de découverte du jeu offre ainsi au serious game les conditions de possibilité de son existence. La culture vidéoludique et numérique des publics visés est par ailleurs un argument ambivalent. Les études montrent que les plus jeunes consomment des jeux vidéo, que l’usage de l’ordinateur se répand tant pour le travail que le loisir, offrant des conditions pratiques de transfert. Les serious games travaillent ainsi les frontières : d’une part, ils instaurent de la pratique ludique sur le lieu de travail, tout en capitalisant sur des compétences acquises hors du travail, d’autre part, l’importation de ces compétences et capitaux dans la sphère professionnelle nécessite des mises à distance multiples des composantes mêmes du serious gamequi nécessitent un dosage délicat : s’amuser et apprendre, une compétition sans défaite, un cloisonnement fort entre pratique ludique et pratique professionnelle. Le serious game est ainsi tiraillé entre le game et le play, le bien et l’activité, en proposant soit une posture ludique sur des supports peu ludiques, soit des supports ludiques qui engendreraient de facto des postures ludiques. L’injonction à jouer apparaît alors contraire à l’essence divertissante du jeu.

Evolution de la chaîne de production

 

Comme le suggère Henry Jenkins, une distinction est nécessaire entre le jeu conçu à des fins sérieuses (serious games), et les usages sérieux d’un jeu vidéo de divertissement (serious gaming) : les utilisations du jeu vidéo dans des cadres pédagogiques, professionnels, permettent de penser la production de jeux incorporant ces usages. Dès lors, nous pouvons considérer que le serious game résulte du déplacement des usages sérieux du jeu vidéo en amont de la chaîne de production : les réappropriations de biens grands publics à des fins pédagogiques, cèdent petit à petit la place à la production de biens pour des fins pédagogiques. Si les finalités sont les mêmes, le moment de la séquence est inversé. Enfin, l’intégration en amont du serious game dans la production n’est pas tant une invention qu’une industrialisation des pratiques amateurs et marginales. Ce double changement de moment et de lieu de la production, avec la préservation des finalités sérieuses est ce qui différencie le serious game du serious gaming.
 
Le serious game n’est pas du jeu vidéo grand public, mais un bien dérivé des technologies ludiques pour le grand public, s’insérant davantage dans des pratiques culturelles non vidéoludiques mais empruntant à la simulation et au jeu de rôle. Ceci implique notamment d’un point de vue sociologique, de considérer les organisations en charge de la production de ces jeux. Aux débuts, la plupart des développements sont intégrés dans des entreprises opérant sur d’autres marchés (e-learning, formation, web-agencies, jeux vidéo) et diversifiant leur gamme de produits. Les technologies utilisées ne sont que rarement issues du jeu vidéo, et les savoir-faire propres au jeu vidéo (game design, level design) peu présents. Ces premiers serious game sont des simulateurs aux interfaces moins austères et modélisant des systèmes moins complexes. Un tournant se produit toutefois depuis peu avec une arrivée massive des professions du jeu vidéo dans les équipes de production, ce qui devrait permettre l’injection du game et du play dans le serious game. Deuxièmement, le modèle économique du serious game déployé n’est pas basé sur l’offre, mais sur la demande ponctuelle au fil des commandes.

Les domaines d’application : vers une typologie

Le travail de classification développé par Ben Sawyer permet de dresser un premier portrait du paysage du serious game en listant les domaines des activités concernées (santé, publicité, formation, éducation, science et recherche, production, jeux comme travail) et les commanditaires regroupés par secteurs (Gouvernement et ONG, défense, santé, marketing et communication, éducation, entreprise, industrie). 

 
Julian Alvarez et Damien Djaouti proposent le modèle de classification GPS  : gameplay / permet de / secteur. Celui-ci prend en compte s’il s’agit de l’objet ou de la pratique qui est sérieuse, inscrit le serious game dans l’utilisation ambivalente de communication (diffuser un message) et de simulation (dispenser un entraînement), et se définit enfin par les spécificités du public cible.
 
Ces approches énumérant les différents domaines d’application sont nécessaires, pour donner un panorama complet des différents domaines d’application possibles, dans une logique de production de références pour le marché.
 
Cependant, en se dégageant des produits pour s’intéresser aux savoirs à incorporer dans un serious game, il apparaît que deux logiques traversent tous ces jeux, tissant une ligne de tension entre savoir pratique et savoir théorique :
-           une logique de « communication », basée sur la transmission de connaissances théoriques ;
-           une logique de « formation », basée sur la mise en pratique de connaissances pratiques.

 
 
 
Figure 4 – Répartition des serious games en fonction des secteurs d’activités, Source Sawyer, 2009
 
 
À ces logiques, il faut combiner les usages et finalités, selon qu’il s’agit de persuader par un mode subjectif de résolution, ou d’offrir un apprentissage objectivé de la complexité.
 
Cependant, en s’attardant non plus sur les utilisations, mais sur les caractéristiques essentielles du jeu vidéo, il apparaît que la communication et la formation sont imbriquées : « l’expérience enchâssée dans un système cognitif », comme le souligne James Paul Gee, qui établit une relation particulière entre le joueur et le contenu, va de paire avec « la rhétorique procédurale » de Ian Bogost qui caractérise le codage de l’information selon une matrice cognitive et pratique.
 
Dans cette perspective, le serious game est un bien vidéoludique produit à des fins sérieuses mais dont le processus d’expérience est placé sous le signe du divertissement. Le serious game dépasse toutefois l’idée du ludo-éducatif (apprendre en s’amusant), en considérant la composante ludique non plus comme une posture, mais surtout comme un système d’information, « où l’information fait référence à la connaissance ou au contenu qui est manipulé, acquis, caché, et révélé pendant le jeu », comme ont pu l’établir Katie Salen et Erik Zimmerman.
 
Ainsi, si l’information délivrée par le serious game reprend les spécificités du jeu vidéo, elle se loge tant dans les mécaniques que les figurations, les dispositifs accompagnant la pratique et enfin l’espace social, les cultures sociales et professionnelles des individus. Il est alors nécessaire, pour s’essayer à une typologie des serious games, de combiner les appartenances sociales et les objectifs des producteurs, les formalisations en jeu et l’insertion dans un secteur d’activité plus large préexistant.

 


Lors des jeux de rôles en présentiel, les participants sont présents sur le même site lors de cette partie.
 

La difficile structuration des marchés du serious game

 

Le coût de réalisation d’un serious game est estimé entre 30 000 et 1 millions d’euros, avec une moyenne aux alentours de 200 000 à 500 000 euros, soit un coût entre cinq et dix fois inférieurs à la production de blockbusters vidéo-ludiques, alors que le public et le modèle de financement sont très différents.
 
En effet, la diffusion gratuite pour le grand public implique que les coûts soient supportés en amont, et donc intégrés dans des lignes budgétaires, soit en communication et publicité, soit en formation. Cependant, les acteurs dominants de la publicité n’ont pas encore passé le cap, à défaut de modèles économiques satisfaisants (publicité in-game, micro-paiement), liés notamment à la question des mesures d’audience pour un jeu vidéo.(6) 
 
Par rapport au e-learning, il est difficile d’évaluer si le serious game est plus intéressant que les solutions classiques, parce que la durée de formation avec un jeu vidéo dépend de la durée de vie du jeu et les coûts de formation e-learning sont variables. Ainsi, les grands comptes ayant une masse de salariés à former importante apparaissent comme les clients privilégiés. L’une des évolutions centrale a donc été de trouver un modèle qui puisse d’une part abaisser les coûts de production et ce afin de fournir des services à moindre coûts, et d’autre part pouvoir adapter les contenus aux différentes attentes des clients. Ainsi, la production de serious game génériques, « sur étagère », fondés sur la modularité d’un contenu, pour des coûts marginaux, en fonction des attentes du commanditaire connaît un réel essor.
 
Pour autant, la limitation des risques a pour contrepartie d’assujettir le contenu de serious games aux requisitium des commanditaires, et d’autre part d’inscrire le serious game dans les cultures professionnelles des sphères d’activités culturelles : formation, éducation, publicité, recherche. Ainsi, la composante vidéoludique bien que souvent mise en avant, est au final très limitée à des genres de jeu de simulation traditionnels (construction de ville, jeu de stratégie au tour par tour), jeux d’entreprise (jeu de plateau, jeu de rôle, QCM). Les genres dominants du jeu vidéo grand public sont ainsi absents, passés par les filtres de la production et de la consommation.
 
L’une des grandes difficultés du marché du serious game est qu’il s’agit de la cohabitation de marchés préexistants dans lesquels le serious game s’insère. Le marché n’est pas suffisamment structuré pour que les chaînes de productions et les modèles économiques soient stabilisés. L’appui des pouvoirs publics devient alors nécessaire pour structurer à la fois l’offre de contenus, et le marché. Par exemple, en France, l’appel à projet du serious game de la DGCIS, au travers des lauréats encourage la formation, le secteur de la santé, et le développement durable. En Europe, le réseau d’excellence GaLa, financé à hauteur de 5.65 millions d’euros par le septième programme cadre de l’Union européenne, IST ICT, Technology Enhanced Learning, s’est constitué afin de promouvoir la création de serious game en Europe. Le gouvernement de Corée du Sud a débloqué 64 millions de dollars en 2009 et espère développer un marché national à hauteur de 400 millions d’ici 2012. Ces politiques incitatives insèrent le serious game dans la catégorie des services, renforçant la rupture avec le marché classique du jeu vidéo.
 
Figure 5- Thématiques des projets de serious game en France, DGCIS 2009.

Conclusion

Le serious game marque l’entrée du jeu vidéo dans la société de services de prestation de savoirs pratiques et théoriques, non sans difficultés économiques et conceptuelles. Comme les discours combinent la rhétorique de l’apprentissage (de valeurs, connaissance, savoir-faire) et celle du progrès (technique et pédagogique), ils permettent à la fois d’instituer des marchés et finalement de mettre en évidence la pluralité des serious games. Si nous devions retenir un point commun aux multiples genres de serious games, le rapport au jeu vidéo socialement situé dans les marchés d’insertion du serious game est un point d’entrée intéressant. Parce qu’il encapsule le « serious gaming » dans le serious game, la pratique dans un bien, il opère un double processus de modification des usages marginaux (i.e. non divertissant) du jeu vidéo et de professionnalisation de la production (initialement amateur) de ces biens. Les serious games empruntent davantage aux réceptions et utilisations du jeu vidéo à des fins non divertissantes qu’aux composantes du jeu vidéo qui ont permis la production de ces pratiques. Ils tentent ainsi d’internaliser, de systématiser et opérationnaliser les externalités non codées du jeu vidéo, les plays du game.

Références

 

Ian BOGOST, Persuasive Game, MIT Press, 2007

Gilles BROUGERE, « Jeu et loisir comme espaces d'apprentissages informels », Education et sociétés, no 10, 2002, p. 5-20
 
René DUBOUX, « L’invasion des jeux vidéo : un autre langage, une autre culture », Communication et langage, vol. 95, n° 95, 1993, p. 107 - 109
 
Johannes FROMME, « Computer Games as a Part of Children's Culture », Game Studies, vol. 3, n°1, 2003
 
James Paul GEE, What videogames have to teach us about learning and literacy, Palgrave Macmillan, 2003
 
Olivier MAUCO, « Les serious games, entreprise d’auto-légitimation », Médiamorphoses, n° 22, 2008, p. 79 - 84.
 
Laurent MICHAUD, Julian ALVAREZ, « Serious Game.Market & Data Report ». « Serious games. Advergaming, edugaming, training…», IDATE 2008,  IDATE 2010.

Jean QUERLOZA, Françoise VERBELYI, « Jeu, image et communication. » Réseaux, vol. 1, n°1, 1983, p. 3-17.

Katie SALEN, Eric ZIMMERMAN, Rules of play, MIT Press, 2003.
 
Ben SAWYER, « Serious games: improving public policy through game based learning and simulation », Foresight and Governance Project, Woodrow Wilson International Center for Scholars, 2002
 « Serious Game Taxonomy », Serious game initiative, 2008.

Michael WHINE, « Common motif on Jihadi and far right websites » Boaz Ganor, Katharina Von Knop, Carlos Duarte, NATO Science for Peace and Security Series: Human and Societal Dynamics, Volume 25, 2007, p. 76 - 95.

Roger SMITH, « The Long History of Gaming in Military Training », Simulation Gaming, vol. 41, n°1, 2010, p. 6 – 19.

Michael ZYDA, « From visual simulation to virtual reality to games », Computer, n°382, 2005, p. 25 – 32.
(1)

MICHAUD, L., 2008, « Serious games. Advergaming, edugaming, training…», IDATE 

(2)

Pour un aperçu des jeux disponibles, voir notamment le travail de classification opéré par Alvarez et Rampnoux : http://serious.gameclassification.com/EN/search/index.html?search=%20At…

(3)

QUERZOLA, J., VEREBELYI, F., 1983, « Jeu, image et communication. » Réseaux, La Découverte, vol. 1, n°1, pp. 3-17.

(4)

Par exemple, l’Armée française utilise une version modifiée du jeu d’Ubisoft, Ghost Recon Advanced Warfighte. 

(5)

BROUGERE, G., 2002, « Jeu et loisir comme espaces d'apprentissages informels », Education et sociétés no 10, p. 5-20. 

(6)

Actuellement, l’audience d’un jeu se mesure en terme de trafic, avec les notions de daily active user et monthly active user, et ce sans affiner suffisamment les données sur les durées des parties, les temps passés par pages, l’articulation entre les manières de consommer le jeu (phase actives ou passives). 

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