Le jeu vidéo, secteur en pointe dans le Big Data

Le jeu vidéo, secteur en pointe dans le Big Data

Comment les jeux vidéo utilisent-ils vos données ? Thibault Coupart, Johan-André Jeanville et Yves Robin, spécialistes de ces questions, font le point sur l'intérêt et les limites de l'analyse des données pour leur industrie.

Temps de lecture : 6 min

Publicité ciblée, recommandation algorithmique, nous avons conscience de la manière dont les grands acteurs du web comme Google, Facebook ou Amazon utilisent leurs données. Pourtant, un autre secteur a pleinement intégré le Big Data dans son modèle économique : le jeu vidéo. Aujourd'hui, les jeux en ligne sont en mesure d'enregistrer la moindre action réalisée par un joueur, collectionnant ainsi des milliards de données sur des millions de joueurs. Pour gérer une telle masse d'informations, des métiers spécialisés dans l'analyse de données sont apparus dans les studios de développement. À la croisée des mathématiques et de l'informatique, Thibault Coupart, Johan-André Jeanville et Yves Robin occupent le poste de chargé d'études statistiques (ou data analyst) respectivementchez DR Studios, Ankama et Ubisoft.

 
 
Pouvez-vous raconter votre quotidien en tant que chargé d’études statistiques dans le milieu du jeu vidéo ?
 
Thibault Coupart : Le métier de game analyst consiste à analyser les données générées par les utilisateurs lorsqu’ils jouent à un jeu. La technologie permet aujourd’hui de détecter absolument toutes les actions réalisées par l’ensemble des joueurs durant leur temps de jeu, ce qui signifie que l’information disponible est gigantesque. En tant que game analyst(1) , je suis en charge de synthétiser cette masse de données, grâce à des procédés statistiques, pour qu’elle soit exploitable.
 
Yves Robin : On ne travaille pas de la même manière si l’on se base sur des données purement objectives comme le nombre d’échecs dans un niveau de jeu, ou sur des données très subjectives comme l’appréciation du jeu par les joueurs. Dans un cas, on essaye plutôt de collecter des données à l’intérieur du jeu, c’est-à-dire que les consoles chez les joueurs ou les tests consommateurs vont nous renvoyer des données objectives ; dans l’autre, on utilise des questionnaires, interviews, observations directes : c’est un feedback plus subjectif.
 
Johan-André Jeanville : Je définis quotidiennement quelles sont les données utiles avec les équipes de développement : je discute avec eux pour comprendre quelles sont leurs problématiques, les actualités du jeu, les prochaines mises à jour...
 C’est joli les données, mais si l’on ne fait rien avec ce n’est pas très utile 
Une fois que nous avons défini ensemble les données susceptibles de répondre à leurs questions, j’exécute les requêtes correspondantes dans les bases de données et je traite ces résultats avec divers logiciels, comme Excel ou un outil de visualisation. Ensuite, je retourne vers eux et je leur dis : «  Voilà ce que j’ai observé, voilà mon avis sur la question que tu te posais, voici les données, toi, qu’est-ce que tu en penses  ? Qu’est-ce qu’il faudrait approfondir ? ». J’essaye de faire des recommandations et de les inciter à l’action : c’est joli les données, mais si l’on ne fait rien avec ce n’est pas très utile…
 
 
Ce métier est-il présent dans tous les studios de jeu vidéo ?
 
Thibault Coupart : À l’heure actuelle, n’importe quel studio de jeu free-to-play - et il y en a de plus en plus, car c’est là où se trouve la croissance - possède au moins un data analyst ou cherche à en recruter un. La demande est extrêmement forte sur cette profession actuellement : si le jeu vidéo en cherche activement, c’est aussi vrai pour toutes les branches IT(2) et pour toutes les entreprises qui cherchent à se digitaliser.
 
Yves Robin : C'est beaucoup plus développé, plus assumé, sur mobile. Je pense qu'on peut dire sans problème que tous les studios qui développent des jeux mobiles ont dans leurs structures du personnel dédié à l'analyse de données ; ce qui n'est pas forcément le cas sur les jeux console  : ça va dépendre en grande partie de la taille de la structure.
 Analyser des données revient cher : ce n'est pas quelque chose qui rapporte directement de l'argent à l'éditeur 
Analyser des données revient cher : ce n'est pas quelque chose qui rapporte rapidement et directement de l'argent à l'éditeur, c'est surtout un coût, le bénéfice n'est pas toujours visible. Il faut donc qu’un studio atteigne une certaine taille critique pour pouvoir commencer à rencontrer des problèmes de qualité qui sont complexes.
 
Johan-André Jeanville : Il n'y a pas forcément de lien entre la taille du studio et le fait qu'un analyste soit présent. En fait, ça dépend plus de la culture de la société, si on est dans une société qui a plutôt une culture très créative, orientée production, ou si on est dans une société qui a plus une culture marketing, orientée édition. Par exemple, chez Ankama, qui a plutôt une culture créative, orientée vers la production, nous sommes deux pour travailler sur l'ensemble des données du studio.
 
 
Quelle est l’influence des Big Data sur la conception et la distribution d’un jeu vidéo ?
 
Thibault Coupart : À l’exception du graphiste, tous les corps de métier travaillent aujourd’hui main dans la main avec les données, de manière directe ou indirecte. La donnée représente une source d’information vitale pour la prise de décision.
 
Johan-André Jeanville : Ceux avec qui on travaille le plus ce sont les game designer(3) (4) . Typiquement sur Tactiles Wars, on avait une idée de règle de design pour matchmaking, c’est-à-dire pour choisir les joueurs qui vont se combattre. En regardant, on a pu dire : « Cette règle-là c’est une bonne idée, mais à partir de tel niveau elle ne fonctionne plus…» Lors de la phase de tutoriel au début du jeu, on peut savoir qu’un point précis du tutoriel est trop difficile pour les joueurs et essayer de résoudre ce problème ou s'apercevoir qu’un objet est vendu trop cher et revoir le prix.
 
Yves Robin : Notre objectif c’est de rationaliser les débats. La conception d’un jeu vidéo se rapproche, même si ce n’est pas exactement la même chose, du processus créatif d’un film ou d’une BD : les avis émis restent avant tout subjectifs. Au niveau de la distribution, ce qui est intéressant, c’est de voir comment nos jeux sont consommés de manière différente selon les pays. Par exemple, nous avons identifié  cinq manières différentes de jouer à un jeu et leurs proportions n’étaient pas du tout les mêmes aux États-Unis et en France. On peut également personnaliser la manière dont on va s’adresser à chacun des joueurs en fonction de ce qu’il apprécie le plus. Par exemple, je suis beaucoup plus intéressé par l’affrontement entre joueurs que par l’histoire, je passe mon temps à appuyer sur le bouton “A” pour passer les dialogues. Ça, on est en mesure de le comprendre.
 
 
L’industrie du jeu vidéo se dirige-t-elle vers des parcours utilisateurs personnalisés ?
 
Thibault Coupart : Je pense que c’est un peu tôt, on en entend parler ici et là, mais ça relève surtout du fantasme de gens inexpérimentés avec l’usage des données. La simple exploitation de milliards d’actions générées par des millions de joueurs représente déjà en soit une performance technologique que beaucoup d'entreprises n’ont pas fini d’apprendre.
 Les parcours utilisateurs personnalisés relèvent surtout du fantasme de gens inexpérimentés avec l’usage des données 
Donc pour ce qui est d’adapter le jeu au niveau de l’individu (ce qui serait une performance technologique encore plus impressionnante), il faudra attendre encore quelques années avant d’avoir des exemples réussis.
 
Johan-André Jeanville : Dans le cas d’un jeu basé sur l’affrontement entre joueurs, comme Clash of Clans ou Dungeon Keeper, il y a ce qu’on appelle du matchmaking, c’est-à-dire qu’on doit mettre en face du joueur un autre joueur assez fort pour l’objectif déterminé par le jeu. Là, d’une certaine façon, on est un peu dans l’usage de la donnée pour dessiner le parcours du joueur, puisque plus on progresse, plus les joueurs rencontrés sont difficiles à battre. Je sais que c’était le cas sur Dungeon Keeper : quand on gagne beaucoup de combats à la suite, on va tomber contre un joueur qui est vraiment très difficile à battre.
 
Yves Robin : Il faut prendre des précautions. Je pense à un jeu qui s’appelait Prey, c’était les premiers essais de la difficulté adaptative, c’est-à-dire que si le joueur n’était pas bon, les adversaires étaient plus faciles à tuer. Le problème, c’est que les joueurs s’en sont rendu compte et qu’ils se sont amusés à jouer avec le système pour tourner en dérision le jeu. Donc à partir du moment où on a trouvé une faille, un game breaker, l’expérience qu’on veut donner au joueur est totalement déformée. C’est comme jouer avec un code de triche.
 
 
Selon vous, est-ce que la conception d’un jeu vidéo n’est-elle pas devenue trop dépendante des données au détriment de la créativité ?
 
Johan-André Jeanville : Ah non pas du tout ! C’est une crainte qui revient souvent, que je comprends, mais qui n’a pas vraiment lieu d’être. On n’est pas là pour dire aux game designers ce qu’ils doivent faire, ni pour entraver leur créativité. On travaille vraiment en binôme avec eux pour leur offrir une source d’information supplémentaire et un éclairage sur leur travail. Ils restent décisionnaires.
 
Thibault Coupart : C’est une excellente question et la réponse est : ça dépend. Dans la mesure où nous sommes tous en phase d’apprentissage sur l’exploitation des données, il n’y a absolument aucune recette miracle. Ce qui est sûr, c’est que l’une n’écrasera jamais complètement l’autre, car si l’analyse des données est de plus en plus présente, elle ne peut pas pour autant créer un jeu vidéo : la créativité, l’imagination, doivent être présents à un moment ou un autre. Si les studios ont raison à l’heure actuelle de rationaliser leur design avec les analytics, il ne faut pas tomber dans l’extrême. Par exemple, le studio à succès Zynga (Farmville), pionnière dans les analytics, a du mal à se renouveler et à trouver une énergie créatrice sur ses produits.
 
Yves Robin : C’est un débat qui revient souvent. À Ubisoft, ce qu’on a décidé cette année, c’est de rentrer dans une démarche très pédagogique vis-à-vis de l’utilisation des données, c’est-à-dire qu’on s’est rendu compte que c’était un outil qui pouvait être utile, mais qui ne devrait pas être utilisé « n’importe comment ». Il y a plein de manières de mal l’utiliser, comme n’importe quel outil finalement.
    (1)

    Un des termes utilisés pour désigner la fonction de chargé d’études pour les jeux vidéo.

    (2)

    Technologies de l’information.

    (3)

    Profession qui conçoit les mécaniques de jeu.

    (4)

    rofession qui conçoit les mécaniques de jeu.

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