L’industrie chinoise du jeu vidéo, entre copie et innovation

L’industrie chinoise du jeu vidéo, entre copie et innovation

Le marché du jeu vidéo chinois, le 2e mondial, est très spécifique : adaptation des jeux à la culture locale (cross cultural gaming), piratage et absence de consoles rendent l’implantation des sociétés occidentales délicate, et freinent aussi l’exportation des jeux chinois. Analyse du phénomène.

Temps de lecture : 19 min

Avec 383 millions de joueurs en 2014 (pour 1,37 milliard d’habitants), la Chine est devenue le second marché mondial en terme de recettes, juste après les États-Unis(1) . Les recettes ont atteint 13,8 milliards de dollars en 2013, et devraient atteindre, selon des estimations, 16,1 milliards en 2014. Steven Millward prévoit une croissance annuelle au rythme de 15 % jusqu’en 2017. En 2012, les jeux en ligne représentaient 90 % du total. En 2003, la valeur de ces jeux en ligne tournait seulement autour de 157 millions de dollars (pour plus de 13,8 millions joueurs en ligne).
 

De plus, les jeux mobiles devraient connaître une croissance annuelle de 50 % jusqu’à fin 2015 et toucher ainsi 455 millions de joueurs. De fait, la société de conseil spécialisée Newzoo présente la Chine comme l’étoile émergente des jeux sur mobiles, avec des recettes passant de 2,3 milliards de dollars en 2013 à 4,25 en 2014 (86 % d’augmentation), devenant le troisième marché en recettes des jeux pour mobiles après le Japon (en première place) et les États-Unis (second).
 
Pour des raisons historiques, les consoles ayant longtemps été interdites sur le marché chinois, ces dernières ne représentent qu’une fraction négligeable des recettes. Néanmoins, malgré cet interdit, nombre de consoles ont été introduites de manière illégale, ce qui a contribué à renforcer le marché des jeux sur PC. La Xbox a été lancée en 2014 en Chine, la PS4 en mars 2015. Toutefois, les consultants ne sont guère optimistes sur la croissance de ce segment, notant que les premières ventes de la Xbox n’ont pas dépassé le cap des 100 000 unités, préventes comprises. L’adhésion des clients aux jeux sur PC semble prévaloir, le journaliste Charles Custer indique que « la plupart de ces joueurs ne s’int&eacuteacute;ressent pas aux consoles »(2) et que « les consoles peuvent être officiellement mises sur le marché en Chine, mais n’ont pas jusqu’à présent réussi à arracher les joueurs de leurs PC ».
 
Un autre facteur contribuant à cette tendance est le rôle des cybercafés dans le développement des jeux. En effet, comme en Corée du Sud,(3) les cybercafés ont joué un rôle clé pour le démarrage du marché(4) . Bien que leur rôle soit de moins en moins prépondérant sur ces deux marchés, la popularité des cybercafés reflète aussi sans doute un trait de la sociabilité locale, l’interaction avec les autres joueurs étant hautement valorisée.
 
Les sociétés américaines et japonaises continuent à dominer le marché mondial avec, en 2012, neuf des vingt premières sociétés classées par chiffre d’affaires, mais de nouvelles sociétés grimpent dans le classement traduisant les modifications du marché mondial ; parmi celles-ci deux sociétés chinoises,Tencent, et NetEase à la forte croissance du chiffre d’affaires: respectivement 40 % et 22 % en 2011-2012, de nouveau 40 % pour Tencent pour 2013-2014, mais 9 % seulement pour NetEase. Au premier semestre de 2013, Tencent est devenu le numéro 1 mondial .
 
La Chine connaît donc un changement important du marché des jeux vidéo. Le marché chinois est très spécifique : les jeux occidentaux y sont très peu présents et le piratage répandu, tandis que certains aspects de la culture chinoise rendent difficile l’implantation des sociétés étrangères en Chine. Ces traits culturels constituent également un frein à l’expansion des entreprises chinoises sur les marchés extérieurs.

Des jeux vidéo provenant principalement d’Asie

 

Joe Chwen(5) relève qu’en 2003, le marché chinois était caractérisé par sa « coréeanisation », plus de 70 % des jeux provenant de Corée du Sud. La même année, parmi les 10 premiers jeux, 80 % venaient d’Asie et 50 % de Corée, alors que très peu de jeux provenaient de pays occidentaux, à l’exception des États-Unis grâce à la présence de « World of Warcraft » dans ce classement. « Lineage », et « Ro », deux des jeux les plus populaires à cette date, étaient coréens. On notera que c’est avec l’introduction de jeux coréens pour PC très populaires, tels « CrossFire » et « Dungeon and Fighter » que Tencent entamera son démarrage.
 
Après la crise qui affecte le marché coréen en 2006-2007, le marché chinois va représenter pour la Corée son plus important marché en assurant 26,7 % des recettes de l’export en 2008 (l’Asie du sud représentant en tout 70 %(6) (7) . Les jeux coréens en ligne détenaient en 2007 environ 50 % du marché en Asie du Sud, Chine et Japon, et une part de marché au niveau mondial de 36,5 %(8) . L’industrie du jeu vidéo est la seconde industrie du contenu en Corée, elle représente deux fois le volume de l’industrie cinématographique, juste derrière l’industrie du livre(9) mais assure, de loin, sa première source de revenus grâce à 30 % de ces exports. Les personnages, leur mode d’apparition et les règles du jeu sont familiers aux habitants de l’Asie de l’Est. En outre, Taiwan était un autre exportateur important de jeux.
 
 Les joueurs chinois consacrent tout leur temps et argent aux plateformes chinoises de jeux 
Une décennie plus tard, il est frappant de constater que les joueurs chinois consacrent presque tout leur temps et argent aux plateformes chinoises de jeux. Baidu(10) est utilisé de façon dominante par les utilisateurs chinois d’Internet. Malgré quelques jeux d’envergure mondiale qui se glissent parmi les plus populaires en Chine, les jeux locaux (développés sur place) représentent désormais 57 % des ventes(11) . Les jeux de client-serveur (jeux de rôles et jeux occasionnels) représentent de loin le principal segment sous la domination de Tencent et Netease qui détiennent respectivement 49,2 % et 16,3 % de part de marché en 2013. Les jeux de navigateur [+] NoteJeux auxquels le joueur peut accéder et jouer sans avoir à installer et télécharger de logiciels. et les jeux sur mobiles suivent. Les jeux sur PC MMORPG(12) et les FPS(13) fournissent le plus gros des recettes. Les plus populaires de ces jeux comme « Crossfire »(14) ou « Blade & Soul »(15) sont encore des jeux coréens.
 
Nir Kshetri souligne que «  pour la plupart des utilisateurs chinois d’Internet, le jeu en ligne, qui est considéré comme l’équivalent de la télévision pour les baby-boomers américains, est devenu la forme dominante et populaire du loisir et du divertissement ».

Il faut comprendre ce rôle dans un contexte ou la radiodiffusion est perçue comme étant aux mains du gouvernement(16) (toutes les stations appartiennent à l’État), à l’inverse les nouveaux medias comme la vidéo en ligne, disposent de plus de liberté. Les jeux en ligne et la vidéo en ligne sont ainsi devenus des formes importantes de loisirs particulièrement attractifs pour les jeunes.

 
 
Top 10 des jeux sur PC en Chine. 2014 et leur pays d’origine : avec encore 50 % de jeux provenant de Chine, 30 % de Corée du Sud et 20 % des États-Unis . Les jeux de rôle d’action étaient le genre favori (RPG) parmi les joueurs sur PC en 2014.
Source: GamesinAsia.com, Janvier 2014.

 
Au début des années 2000, avec le développement de l’Internet en Chine, quelques précurseurs ont introduits et exploités des jeux en ligne étrangers à travers des accords. Un tel modèle d’exploitation, sans coût de R&D (recherche et développement), a contribué à la diversification du marché du jeu et réduit les coûts. Une fois l’expérience acquise et les capitaux disponibles, ces sociétés ont pu développer directement des jeux, bien que la R&D ait été le plus souvent réduite à la copie de jeux étrangers auxquels il était ajouté des éléments traditionnels chinois.
Cette croissance des jeux produits localement s’inscrit en effet dans la culture chinoise. Pour ne prendre qu’un exemple ,Thomas Price rappelle qu’en matière de jeux, d’interminables variations autour du thème des trois royaumes[+] NoteIl s’agit des royaumes de Wei au Nord le long du fleuve Jaune, de Wu dans le Sud-Est, et de Shu dans le bassin du Sichuan.  sont difficiles à éviter. En effet, cette période historique qui s’étend de 220 à 280 a largement fait l’objet d’interprétations romantiques dans les cultures de Chine, du Japon, de la Corée et du Vietnam. Il a été exploité et popularisé à travers des opéras, des romans, du folklore et plus récemment par le cinéma, la télévision et les jeux vidéo. Le plus connu de ces avatars est le roman de Luo Guanshong (XIVe siècle), Les trois royaumes, le roman le plus populaire de la littérature chinoise. Il s’agit d’un roman historique fondé sur les événements de cette période de l’histoire chinoise. Son adaptation au cinéma en 2008, par John Woo, constitue le plus gros succès au box-office de l'histoire du cinéma chinois.
 
D’innombrables jeux, y compris de nombreux grands succès de MOBA(17) sont issus des trois royaumes, les personnages étant devenus des célébrités de fiction. Le cadre est toujours fondé sur la trame de ce classique chinois. Charlie Custer décrit la déclinaison en jeu comme « Le cheval de Troie rencontre Games of Thrones » avec une pointe de Robin des Bois et une once de film de Jackie Chan pour faire bonne mesure. Une distribution de centaines de braves guerriers, de stratèges rusés et de seigneurs de guerre vicieux assurent un réservoir de personnages pour n’importe quel jeu trois royaumes à venir. Charlie Custer souligne « que l’on peut avoir l’impression que les Trois royaumes offrent le cadre par défaut pour n’importe quel développeur souhaitant créer un jeu, pratiquement sans distinction de genre ».
 
Non sans ironie, Charlie Custer donne une liste de ces jeux [NDA : sa traduction directe du chinois] : The Killers of the Three Kingdoms, Hot Blood of the Three Kingdoms, Dream of the Three Kingdoms, Legends of the Three Kingdoms Heroes, Three Kingdoms Battle Records, Three Kingdoms RPG, Rise of the Heroes of the Three Kingdoms, Fantasy of the Will of the Three Kingdoms, Romance of the Three Kingdoms, Three Kingdoms Tactics, et Interstellar Three Kingdoms.

Le plus connu d’entre eux, « Dynasty Warriors », a été lancé en tant que jeu de combat pour la première Play station. « Romance of the Three Kingdoms » a été lancé en 1985 dans une version pour PC, ainsi que pour consoles (Amiga, NES, et MSX). Autre exemple ; « Fantasy Westward Journey », de Netease, l’un des MMORPG les plus populaires de Chine, est inspiré d’un roman classique du 16ème siècle de Wu Cheng'en, La Pérégrination vers l'Ouest. Nous verrons dans la partie suivante, que la part relative des jeux occidentaux ayant augmenté, celle des jeux coréens a dû décroître en conséquence(18) . La part des jeux coréens dans les 10 premiers (3 sur 10) n’est peut-être donc pas un indicateur fiable de la part réelle sur l’ensemble des jeux.

 

Des clones, des pirates et de l’innovation

 

A l’évidence, les chiffres de vente ne comprennent pas les jeux piratés (locaux ou occidentaux). Newzoo donne une indication du nombre significatif de sites web offrant des versions chinoises gratuites de jeux occidentaux. Ces sites offrent non seulement une version détournée gratuitement mais aussi des ajouts de logiciels de localisation(19) qui intègrent ces adaptations et traductions. L’un des sites de téléchargement de jeux pour PC les plus populaires en Chine, Ali213.net(20) , met à disposition à titre gratuit, plus de 7000 jeux pour PC, soit pratiquement la majorité des principaux jeux occidentaux, à partir de versions localisées non-officielles avec les ajouts de logiciels développés par les sites eux-mêmes, par leurs équipes de « sinisation ». Il est frappant, comme le note Newzoo, que « ces sociétés ne sont pas considérées comme relevant d’activités illégales », malgré l’absence d’un lancement officiel en Chine. Nir Kshreti estime le niveau du piratage à 90-95 % des jeux en boîte vendus en Chine en 2008.
 
Bien que le piratage représente une barrière à l’entrée, sans données spécifiques, il est délicat d’en évaluer la taille réelle tout comme l’impact. Cela représente toutefois une forte contre-incitation pour les sociétés occidentales, d’autant plus que des réglementations strictes tendent aussi à les décourager.
 
Le rôle préjudiciable de la piraterie, la copie et la contrefaçon sur la croissance de pans entiers d’industries est fréquemment cité en critique du modèle de croissance. Des plaintes semblables sont émises au sujet du manque de protection des droits de propriété intellectuelle. Néanmoins, l’adhésion de la Chine à l’OMC en 2001 (Mission permanente de la Chine auprès de l’OMC(21) , 2011), et les récentes décisions au sujet des politiques des droits(22) >(23) (24) constituent des signaux allant à l’encontre de ces critiques. En 2006, la Chine a également signé les traités « copyright » de l’OMPI(25) et « performances » (représentations)(26) .
 
Édifier une industrie à partir de rien n’est pas une option simple. Ces formes de pirateries sont en effet tentantes, surtout en l’absence d’un régime de protection de la propriété intellectuelle mis en place de manière adéquate, pour ne pas le qualifier de tout à fait inefficace. Il n’y a donc guère de raisons de s’étonner de trouver ce phénomène dans les jeux vidéo. Dinowan fournit une liste impressionnante des mille et une manières de copier des jeux aussi célèbres que « Mario » ou « Minnecraft ». Le schème qui fait passer d’une zone grise vers une zone plus légale et des pratiques entrepreneuriales plus conformes se retrouve dans d’autres industries, comme en atteste la montée fulgurante des dépôts de brevets par des inventeurs chinois au cours de la dernière décennie(27) . Ainsi, par exemple en 2014, Tencent aura été parmi les cinquante premiers(28) . C’est pourquoi cette période qui s’appuie fortement sur diverses formes de piraterie peut être considérée comme un signe d’immaturité du marché : péchés de jeunesse ?
 
 La copie est de plus en plus considérée comme un problème par les acteurs du jeu chinois  
Effectivement, la copie est de plus en plus considérée comme un problème par les acteurs du jeu eux-mêmes en Chine(29) . Toutefois, quelle que soit l’attractivité des jeux occidentaux, comme le note Charlie Custer, si l’on peut repérer effectivement quelques cas de développeurs chinois copiant ces jeux occidentaux, le cœur du problème économique tient au fait que « la vaste majorité de la copie vient de développeurs chinois copiant d’autres développeurs chinois ». Compte tenu de l’attractivité des jeux coréens mentionnés précédemment, on peut supposer qu’eux aussi ont été affectés. En conséquence, cette homogénéisation est désormais un problème pour l’industrie du jeu chinoise et se traduit par un manque de différenciation et d’innovation.,
Des sociétés en pointe comme NetEase ont fait réaliser des sondages et rapports afin de cerner le phénomène et déterminer si l’innovation plus que la simple copie était une solution. Il s’avère que l’innovation ne semble pas avoir d’importance particulière pour les joueurs chinois :
 
- 23 % pensent que l’industrie génère des recettes et qu’il n’est nul besoin de changement,
- 20 % estiment que la copie n’est pas « sympa » mais que l’emprunt est recevable,
- 13 % jugent l’innovation bien en théorie mais impossible à mettre en place dans le climat actuel,
- enfin 44 % souhaitent que l’innovation triomphe de la copie (enquête NetEase citée par Charlie Custer, 2013)(30)
 
Le « climat actuel » semble justifier les pratiques pour différentes raisons dont sans doute une plus grande facilité de financement pour les développeurs de jeux connus. L’enquête NetEase conclut donc que « seulement dans le climat actuel, l’innovation est trop un luxe pour les jeux développés de façon domestique(31) /> ».
 
Charlie Custer remarque de plus que l’originalité ne semble pas non plus un problème pour les développeurs chinois qui préfèrent opter pour « un genre de jeu en vue internationalement et créer une version chinoise en utilisant l’un des thèmes chinois ». Neri Kshreti  cite le fondateur de NetEase selon lequel: « Pour les chinois, les jeux développés localement sont comme le thé et les jeux importés comme le café. La plupart des chinois choisiraient le thé … »
 
De plus, il faudrait ajouter qu’en raison de ce rôle de la piraterie les sociétés chinoises, comme leurs homologues coréennes(32) ont dû trouver des stratégies d’affaires innovantes afin de réduire les risques. D’où la création du modèle des jeux gratuits (Free-to-Play) qui domine très largement le marché chinois, ainsi que le recours à la publicité dans les jeux, et le marché en plein développement des articles virtuels. La Chine est en tête pour les jeux sociaux et les jeux en ligne, Tencent représente une société pionnière dans ce domaine. Les jeux « Free-to-Play » sont encore « les rois en exercice du marché chinois du PC » avec des titres comme « League of Legends »,« CrossFire », et « Dungeon & Fighter », les trois jeux les plus populaires en Chine en 2014, tous édités par Tencent.
 
En dépit de ce qui vient d’être indiqué, quelques innovations méritent d’être signalées. Plusieurs développeurs de jeux ont pris le parti de créer des jeux mono-joueur RPG à la mode chinoise. Les plus connus sont « Chinese Paladin »(33) (34)   et « Xuanyuan Sword »(35) , de Softstar Technology(36) . Les deux ont quelques vingt ans et ont été déclinés en une série d’une dizaine de jeux. Leur force tient non à la technologie ou aux effets 3D, mais à des histoires émouvantes d’amour entre amis, races(37) et pays ainsi qu’à la culture chinoise traditionnelle. De plus, ces dernières années, ces deux jeux (ainsi que d’autres) ont introduit plusieurs nouvelles stratégies : transformer certains de leurs jeux classiques en série TV, établir des partenariats avec les principaux développeurs et exploitants de jeux en ligne tels que Changyou(38) , et trouver de nouvelles façons d’assurer des recettes en demandant aux joueurs de payer pour déverrouiller le jeu (bien que le jeu ne requière pas Internet).

Orient et Occident : la difficile interpénétration des marchés

 

 L’industrie du jeu chinoise a du mal à produire un hit à l’étranger  
Les éléments présentés dans la partie précédente démontrent clairement ce que Charlie Custer qualifie d’« insularité » des jeux chinois, soulignant que des jeux comme « Jianxia » « Qingyuan 3 », « Demi-Gods » et « Semi Devils » ont des millions de joueurs en Chine mais ne sont pas disponibles en dehors du pays. De surcroît, l’industrie du jeu chinoise semble avoir du mal à produire un hit à l’étranger. Le seul exemple est celui du célèbre jeu de Zynga, « Farmville », une copie de son homologue chinois « Happy Farm ». Beaucoup de sociétés japonaises, coréennes et plus particulièrement chinoises ont connu des succès mitigés dans leurs tentatives de conquête de l’ouest. Depuis, nombre d’entre elles ont déplacé leur attention vers les pays de l’Asie du sud-est, proches géographiquement et en termes de culture (de jeux). Les sociétés de jeux chinoises, coréennes et japonaises sont entrées sur ces marchés en ouvrant des filiales ou en accordant des licences à des partenaires locaux. En décembre 2014, des jeux à la culture asiatique aussi marquée que les jeux de rôles ou de stratégie tels que « Summoners War »(39) , « Dot Arena »(40) et « Castle Clash »(41) ont pris cinq des premières places du top 10 en Malaisie, quatre en Thailande, et six au Vietnam.
 
La démarche paraît d’autant plus raisonnable qu’avec une population de l’Asie du sud-est estimée à 626 millions dont seulement un faible pourcentage ont accès à l’Internet (29 %, soit 179 millions de consommateurs), la marge de croissance est importante. Parmi les utilisateurs d’Internet en dehors de Chine, les jeux sont extrêmement populaires : plus de 70 % soit 126 millions de joueurs et 60 millions de dollars dépensés. En tout état de cause, l’Asie est considérée comme le premier marché mondial avec quelques 48 milliards de dollars prévus à l’horizon 2018 (contre 27 milliards pour l’Europe, et 24 pour l’Amérique du Nord, sous la houlette de la Chine, de la Corée et du Japon. Le chiffre d’affaires des jeux vidéo en Asie s’élève actuellement à environ 36,8 milliards de dollars soit 45 % d’un marché d’une valeur totale de 81.5 milliards.
 
L’autre dimension de cette « insularité » est le manque d’attractivité, jusqu’à présent, de ce marché chinois pour les compagnies occidentales, compte tenu de divers paramètres tels la protection de la vie privée, les réglementations hostiles, l’absence d’expertise... Bien sûr, l’insuffisante protection des droits de propriété est une barrière, les sociétés n’étant pas disposées à investir dans des traductions couteuses, sachant que les recettes leurs échapperaient. De plus l’expertise dans ces domaines est rare et chère.
 
La piraterie, comme les coûts, ne sont pas les seuls facteurs, d’autres éléments importants interviennent dans le contexte chinois, comme les méthodes de paiement qui ont été mises en place par les fournisseurs de plateformes (AliBaba, Baidu) ainsi que par les sociétés de jeu (NetEase, Tencent). Les sociétés étrangères ne sont pas familiarisées avec cet environnement et n’offrent en général pas d’options similaires. Les jeux doivent être intégrés dans les magasins d’apps chinois et les réseaux sociaux. La monétisation devient alors un problème pour ces sociétés. Toutefois, elle peut être assurée en combinant le recours à un partenaire local reconnu, l’intégration de modèle de dépense dans le jeu et la localisation en chinois.
 
C’est bien ce qui est en train de se passer. Des partenariats se sont rapidement développés ces derniers temps, de nouvelles alliances fleurissent, et des accords sont signés : Tencent édite « Candy Crush » en Chine, le déployant sur son Mobile QQ et sa plateforme de messagerie mobile Weixin (Weixin a plus de 200 millions d’utilisateurs actifs en Chine), en novembre 2014, Blizzard Entertainment et NetEase, ont annoncé le lancement de « World of Warcraft » et de « Warlords of Draenor » en Chine. La décision de Supercell d’ouvrir un partenariat avec Kunlun pour distribuer « Boom Beach » a été saluée comme un grand succès, il en va de même de « Minecraft ». Rovio, le créateur d’ « Angry Birds », a annoncé le développement et l’édition de jeux en partenariat également avec Kunlun, offrant des contenus localisés. Ubisoft a deux studios en Chine, l’un à Shanghai qui est intervenu pour la mise au point de « Far Cry 3 », l’autre à Chengdu, impliqué dans Assassin’s Creed. Côté manufacturier, Apple fait la cour aux développeurs pour reproduire son écosystème de jeux. Les laboratoires de Microsoft(42) à Pékin ont été impliqués dans la création de la Xbox.
 
Afin de faciliter l’entrée des sociétés occidentales, de nouveaux intermédiaires qui aident les sociétés étrangères à localiser et éditer leurs jeux mobiles sur le marché chinois se développent rapidement, ainsi de Yodo1, iDreamsky, ou Oniix. Yodo1 se développe également au Japon et en Corée(43) , soit les marchés les plus importants du monde en termes de recettes pour les développeurs à base de Google Play.

Malgré les difficultés que nous venons de souligner pour atteindre les marchés occidentaux, les sociétés Alibaba, Baidu, et Tencent(44) ont fait des incursions récentes en dehors de leurs marchés domestiques. En 2011, Tencent a acquis une part majoritaire de la société américaine de jeux, Riot Games (« League of Legends »), et en 2012, 48,4 % d’une autre société américaine (Gears of War). Après l’ouverture de bureaux en Asie du sud, NetEase vient d’ouvrir, en 2015, un bureau aux États-Unis afin de d’accroître son offre de jeux sur mobiles destinés à des publics occidentaux, en apportant une version « culturalisée » de leur jeux chinois à succès. Le lancement de « Speedy Ninja »(45) >, jeu gratuit pour iPhone, iPad, iPod Touch et les terminaux Android, est prévu pour l’été 2015.

Quel avenir pour les jeux chinois ?

 

Le rôle de plus en plus important du marché chinois du jeu et le rôle proéminent de ses sociétés phares laissent anticiper ces mouvements et les stratégies qui les portent. Il est toutefois largement prématuré de prévoir le sort de ces tentatives d’entrée sur d’autres marchés, d’évaluer la part de marché qui pourrait revenir aux jeux occidentaux sur un marché plus « ouvert », ou à l’inverse la part de marché que ces sociétés chinoises seront en mesure de gagner en dehors de leur marché domestique protégé.
 
Néanmoins, la Chine devient un noyau majeur du développement des jeux, bien que ce marché doive s’accommoder des limitations provenant d’une culture orientée sur l’imitation, plutôt que sur la quête d’originalité. C’est pourquoi depuis le début des années 2000, le gouvernement chinois s’est engagé dans cette direction afin de créer un environnement plus favorable, par exemple à partir de programmes de formation pour les développeurs.
 
Les jeux en ligne sont un exemple remarquable d’une industrie se développant grâce aux modèles d’affaires innovants des sociétés chinoises, même si ces modèles ont été adoptés pour faire face aux problèmes auxquels étaient confrontés ces sociétés.
 
Il y a de bonnes raisons de penser que les schémas de croissance et les modes d’apprentissage que l’on a déjà pu voir dans les industries informatiques et des télécommunications, avec des sociétés en forte croissance comme Huawei, ou ZTE et des start-ups étonnantes comme Xioami, pourraient se reproduire dans l’industrie des jeux vidéo. Bien qu’il n’y ait aucun effet de levier mécanique entre la seule taille du marché, les sociétés qui y interviennent et les résultats qu’elles peuvent espérer atteindre, les résultats remarquables de sociétés comme Tencent indiquent déjà que les sociétés de jeux pourraient ne pas se cantonner à la simple réplication de formules rôdées, et commencer à innover à leur tour, sans doute progressivement.

Références

 

The Digital Entertainment Revolution, White Paper, IN1004828WHT, In-Stat, Février 2010, [dernier accès: Mars 2010]. www.in-stat.com
 
Virtual Goods in Social Networking and Online Gaming, In-Stat,2010, www.in-stat.com
 
Qian TAO, « Legal framework of online intermediaries’liability in China », Info, Vol. 14, n°6, 2012, pp.59-72.
 
Jean-Paul SIMON, YANG Yang, « China », in Giuditta DE PRATO, Daniel NEPELSKI, and Jean-Paul SIMON, Asia in the Global ICT Innovation Network: Dancing with the tigers. Chandos, 2014, pp.45-77.
 
Dean TAKAHASHI, « FunPlus Group sells its game subsidiary to Chinese holding company for $960M », Venturebeat, 19/08/2014
 
Alex THAYER, « An Overview of Digital Games, Globalization & Localization ». Technical Communication – University of Washington, 2005.
 
 
L’auteur remercie Claudio Feijoo (Technical University of Madrid/ Co-Directeur du campus Sino-Espagnol, Tongji University, Shanghai) et son équipe d’étudiants (Iris Queudot et Alex Zhu) pour leurs remarques. Il remercie également Fabienne Abadie (IPTS) pour sa relecture attentive.

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Crédits photos :
New Counter Strike game ? Rocky Chang / Flickr
Chinese teenager dancing on a video game in Dalian, China. Mike / Flickr
Video game. Olen Sanders / Flickr
    (1)

    La même société indique, pour la même année, un nombre plus élevé de joueurs dans son rapport consacré au marché des jeux video en Chine : 490 millions.

    (2)

    Notre traduction, sauf mention explicite. 

    (3)

    WI, Jong H, Innovation and Strategy of Online Games, Imperial College Press, 2009. 

    (4)

    Ouverture de ces cybercafés dans le milieu des années 90. Sur son site, NetEase note encore Annual Report 2013 que ces cafés Internet constituent encore l’un des principaux accès à leurs sites de jeux.

    (5)

    Joe CHWEN «Digital Games Localization Model and a Case Study in China». 

    (6)

    a Chine est également le principal marché pour la cinématographie coréenne assurant en 2010 40 % de ses exportation dans la zone Asie Pacifique. A l’inverse, les films chinois ne représentent que 0,4 % des imports coréens en 2011. 

    (7)

    " La Chine est également le principal marché pour la cinématographie coréenne assurant en 2010 40 % de ses exportation dans la zone Asie Pacifique. A l’inverse, les films chinois ne représentent que 0,4 % des imports coréens en 2011.

    (8)

    WI, Jong H, Innovation and Strategy of Online Games, Imperial College Press, 2009, p ;139.

    (9)

    KOCCA, 2015. L’agence gouvernementale, KOCCA, fournit «support for creation and production of Korean contents that have potential to succeed in strategic markets (e.g., U.S.A., China)». 

    (10)

    Premier site web et moteur de recherche chinois, le cinquième sur le plan mondial.

    (11)

    En 2014, les films nationaux assuraient 55 % du box office( The Chinese Film Market , avril 2015). De plus en juin 2014, ces films domestiques fournissaient quatre des dix premières recettes du box-office.

    (12)

    Massively Multiplayer Online Role-Playing Game: jeux de rôle en ligne massivement multijoueurs. 

    (13)

    First Person shooter : jeu de tir subjectif. 

    (14)

    Un jeu de la société Smilegate, l’un des acteurs ayant le plus de succès sur le marché coréen des jeux en ligne. « Crossfire » est le jeu en ligne aux plus fortes recettes avec plus d’un milliard de dollars US en 2012 et 2013. Ces recettes résultent avant tout des micro-transactions . Le jeu appartient à SmileGate , mais est édité en Chine par Tencent.

    (15)

    Un « fantasy game » developpé par NCSoft, sorti en 2012 en Corée, et lancé en 2013 en Chine. 

    (16)

    Depuis la réforme de 1998, le State Administration of Radio, Film and Television (SARFT) contrôle les trois diffuseurs nationaux : China Central Television Station, The Central People’s Broadcasting Station and China InternationaL Broadcasting Station. 

    (17)

    Multiplayer Online Battle Arena : arène de bataille en ligne multijoueur, jeu associant le jeu de stratégie en temps réel et le jeu de rôle. 

    (18)

    pas de données disponibles.

    (19)

    Localisation : modification d’un produit pour l’adapter au contexte spécifique d’un pays ou d’une région. 

    (20)

    Ali213 est l’un des premiers sites de téléchargement avec Gamersky and 3DMGame . « The most downloaded game on Ali213.net in 2013 was Grand Theft Auto V, with over 14 million downloads » Newzoo, Introduction to the Chinese Games Market.

    (21)

    La Chine indique avoir mis en place un système unique et transparent en cohérence avec les règles de l’OMC (Permanent Mission of China to the WTO, 2011).

    (22)

    Amendement de la législation, TAO, Qian, Legal framework of online intermediaries’liability in China”, Info, Vol. 14, n°6, p. 62, 2012.  

    (23)

    Amendement de la législation, TAO, Qian, Legal framework of online intermediaries’liability in China”, Info, Vol. 14, n°6, p. 62, 2012.  

    (24)

    amendement de la législation, Tao, Q., (2012), Legal framework of online intermediaries’liability in China”, Info, Vol. 14, n°6, p. 62, 2012.  

    (25)

    Six mois auparavant, le conseil d’Etat chinois avait publié ses “Regulations on Protection of the Right of Communication through Information Networks” (TAO, Qian, Legal framework of online intermediaries liability in China”, Info, Vol. 14, n°6, 2012, p. 63). 

    (26)

    WIPO Performances and Phonograph Treaty.

    (27)

    Giuditta DE PRATO, et Daniel NEPELSKI,«International technology transfer between China and the rest of the world». JRC Technical Report, 2013. 

    (28)

    Huawei occupe la première place pour les dépôts de brevets. dépositaires de brevets dans le cadre de l’accord de l’OMPIWIPO’s Patent Cooperation Treaty: PCT.

    (29)

    Dans les documents officiels remis à l’agence américaine chargée du contrôle des marchés financiers, la SEC, NetEase souligne les risques pour l’industrie.

    (30)

    Charlie Custer donne bien un lien vers l’enquête, mais celle-ci n’est pas disponible en anglais. 

    (31)

    cité par Charlie Custer. 

    (32)

    WI, Jong H, Innovation and Strategy of Online Games, Imperial College Press, 2009. 

    (33)

    Ou : « The Legend of Sword and Fairy ».

    (34)

    Ou : « The Legend of Sword and Fairy » et « Xuanyuan Sword ». 

    (35)

    Littéralement “l’épée de l’empereur jaune”, le jeu intègre des éléments de la mythologie chinoise, ainsi que des événements et personnage historiques. 

    (36)

    Une société de Pékin.

    (37)

    Telles que définies dans les jeux. 

    (38)

    n°3 du jeu en ligne derrière Tencent et NetEase.

    (39)

    Un jeu édité par Com2us, une société coréenne.

    (40)

    Édité par la société de Pékin FunPlus Group, créatrice de jeux sociaux sur mobiles tels que Family Farm. En 2014, la filiale de jeu a été revendue au holding chinois coté en bourse Zhongji Holding pour 960 millions de dollars (Takahashi, 2014).

    (41)

    Lancé par IGG, dont le siège social est Singapour et qui a des bureaux aux Etats-Unis, Chine, Canada, Japon, Corée, Thailande et Philippines. L’essentiel des développeurs se trouve en Chine afin d’avoir accès au large réservoir de talents qui s’y trouve et de réduire les coûts.  

    (42)

    Microsoft Research Asia a été fondée en 1998 à Pékin. Voir Fabrizio GAGLIARDI, “Microsoft Research in Asia: Tapping into a Great Potential”. Presentation at the EC JRC IPTS conference "ASIAN RISE IN ICT R&D –« Looking for evidence: Debating collaboration strategies, threats and opportunities », 2011. 

    (43)

    La firme a déjà ouvert un studio de développement à Seoul. 

    (44)

    Trois sociétés fréquemment citées sous l’acronyme BAT dans la presse professionnelle. 

    (45)

    « Speedy Ninja » suite de « Ninja Must Die » du Pandadastudio qui a apparemment rencontré le succès outremer. Pandadastudio a été fondée en décembre 2011 à Hangzhou, en Chine et a produit trois titres à succès dont « Ninja Must Die » et en 2012 « The End Escape » a généré plus de 18 millions de téléchargements.

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