Chine : un internet au service du nationalisme

Chine : un Internet au service du nationalisme

La Chine a fait d’Internet un territoire clos, imperméable à la critique, vecteur de propagande et même de délation. Cette évolution qui témoigne d’un nationalisme agressif ne peut qu’inquiéter.  

Temps de lecture : 7 min

Le nationalisme chinois n’a cessé de se moderniser depuis la mondialisation de l’information et de la communication. Devenu pragmatique, il a su adapter son discours aux différentes interventions de la communauté internationale, grâce au Web notamment. L’étude du recours au réseau pour encourager ses différents courants démontrera son caractère instrumental pour le gouvernement, qui utilise le sentiment patriotique autant pour renforcer le soutien populaire à ses dirigeants, que pour mobiliser l’opinion lors de conflits diplomatiques.

Des nationalismes au long cours

Alors que l’espace public était redevenu exclusivement le monopole du Parti communiste chinois (PCC) après les évènements de Tiananmen en 1989, l’accès au web mondial est apparu pour les citoyens, peu après son introduction dans le pays en 1994, comme un moyen d’expression inespéré et de reprise de dialogue avec les autorités. Bien que cantonnée au patriotisme ou à des controverses ne remettant pas en cause la légitimité du Parti à gouverner, cette liberté d’expression restrictive n’a cessé de faire l’objet de la plus grande attention des dirigeants, qui continuent d’investir des moyens humains et techniques colossaux pour le contrôler, dignes du roman de George Orwell, 1984.

Vingt-deux ans plus tard, peut-on dresser un bilan rétrospectif de la politique menée par la Chine pour surfer sur les nationalismes ? Existe-t-il une stratégie déjà rôdée du PCC, consistant seulement à prolonger dans l’espace virtuel un patriotisme exacerbé, ou a-t-il fallu déployer de nouveaux modèles de propagande propres au web 2.0 ? L’accès du réseau aux plus fervents nationalistes a-t-il également laissé un espace de contestation susceptible de mettre à mal le régime, voire de le déstabiliser ? Il s’agira de comprendre, au travers de l’étude de quelques évènements récents, comment le gouvernement a appris à perfectionner et ajuster sa politique de communication pour s’assurer du soutien de l’opinion publique chinoise et renforcer sa légitimité auprès de la communauté internationale. À l’heure où la question des nationalismes agite le climat électoral en Occident, comprendre certains des ressorts médiatiques induits par les nouvelles technologies de l’information et de la communication reste plus que jamais d’actualité pour se défaire de l’aveuglement créé par une société de l’image, qui instrumentalise l’opinion pour mieux la soumettre à ceux qui la dominent.

Rodage de la propagande virtuelle… un fragile équilibre

Dès ses prémisses, le web a été vu par les dirigeants chinois comme un appareil médiatique complémentaire de propagande dans la sphère virtuelle. Cependant, avec l’apparition du Web 2.0 et la mondialisation de l’information, de nouveaux défis ont dû être relevés pour permettre de tenir un discours nationaliste auprès du public chinois, tout en prônant une politique d’ouverture sur le plan international. Ces tentatives de double discours mettent parfois à mal la crédibilité, voire la légitimité du gouvernement lorsque celui-ci tente de contenir des élans nationalistes qu’il a lui-même encouragés, comme en 1998 à Jakarta avec les émeutes antichinoises qui avaient fait de nombreuses victimes parmi la communauté outre-mer. Malgré des débuts chaotiques, les dirigeants sont néanmoins parvenus, peu à peu, à développer une communication de crise des plus réactive, multiforme et adaptée à la mondialisation de l’information, notamment grâce à une réappropriation inédite du discours nationaliste internaute. 

En effet, l’année 2008 marque un tournant dans la mise en œuvre de ce fragile équilibre, car c’est une année cruciale pour le pays : la Chine est sous les feux de la rampe des médias internationaux avec l’accueil, historique, des Jeux olympiques à Pékin. Mais elle doit aussi gérer un problème intérieur des plus épineux quelques mois avant les JO, celui de la révolte des Tibétains à Lhassa le 10 mars 2008, jour anniversaire de la révolte contre l’invasion chinoise de Mao Zedong en 1959. En plus des dégâts matériels importants causés (incendies d’écoles, de logements et d’hôpitaux), les émeutiers tibétains sont accusés d'avoir tué 18 civils et blessé 382 personnes. Les grands portails d’information tels que sina.com  relaient pendant plusieurs jours, en page d’accueil de leur site, les avis de recherches des 19 émeutiers présumés. Au battage médiatique s’ajoute une chasse à l’homme virtuelle lancée sur les moteurs de recherches de chair humaine, les internautes mettant à contribution toute la cybercommunauté afin de débusquer les personnes recherchées.
 
 Les tentatives de pressions internationales n’ont pas eu pour effet de sensibiliser l’opinion chinoise au respect des Droits de l’Homme, mais au contraire de la souder à ses dirigeants  
Parallèlement, le blocage terrestre et virtuel de la région inquiète la communauté internationale qui prend fait et cause pour les Tibétains. Les réactions sur les forums de discussion chinois ne tardent pas à enfler, car les tentatives de pressions internationales n’ont pas eu pour effet de sensibiliser l’opinion chinoise aux questions du respect des Droits de l’Homme et aux effets de la répression, mais au contraire de la souder à ses dirigeants, pour dénoncer la violence des émeutiers, l’ingérence diplomatique et la diabolisation mensongère des médias occidentaux disposés à saboter la tenue des Jeux olympiques dans le pays, menacé de boycott. La création du site collaboratif anti-cnn.com par un jeune internaute de 23 ans, dénommé Jin Rao, est caractéristique de l’engouement populaire à soutenir d’un clic l’action gouvernementale et dévoiler «les mensonges et les distorsions de faits de la presse occidentale consistant à briser l'unité nationale de la Chine ». Le ministère des Affaires étrangères chinois reprend d’ailleurs à bon compte le sentiment d’injustice et de colère des internautes, tout en répliquant sur son site coup par coup aux polémiques relayées par certains médias sur la répression, notamment français : « Il y a quelques mois à Villiers-le-Bel il y a eu des émeutes. 1.000 policiers ont été envoyés à Villiers-le-Bel pour une petite ville de 26 000 habitants. Est-ce que vous laisseriez une mission des Nations-Unies voir ce qui s’est passé à Villiers-le-Bel ? ».

Climat de Guerre froide virtuelle : quand la fin justifie les moyens…

Lorsque la rhétorique diplomatique ne suffit plus à défendre la vision officielle chinoise d’une mondialisation respectant les principes de souveraineté, des cyberattaques clandestines sont menées par des groupes de hackers nationalistes, en parallèle des offensives lancées par les troupes de cyberdéfense de l’Armée populaire de Libération.

 
 Lorsque la rhétorique diplomatique ne suffit plus à défendre la vision officielle chinoise de la mondialisation, des cyberattaques sont menées par des groupes de hackers nationalistes  

Dans ce climat de Guerre froide virtuelle, la relation complexe qu’entretient Taiwan avec la République populaire de Chine (RPC) est emblématique de l’impuissance de cette dernière à reprendre militairement la province rebelle, dans le contexte diplomatique actuel. Ainsi, à chaque fois que les aspirations indépendantistes de la population  taïwanaise se font trop pressantes, des vagues de pressions et d’attaques cybernétiques sont menées pour perturber ou tenter d’intimider les partisans du camp séparatiste. L’élection d’un président issu du Parti Démocrate Progressiste (PDP–indépendantiste), en 2000 avec Chen Shuibian puis en 2016 avec Tsai Ing-wen, ont invariablement fait l’objet de luttes virtuelles acharnées, mettant hors service de grands sites gouvernementaux ou médiatiques, autant chinois que taïwanais.  En outre, la jeune popstar Tzuyu, âgée de 16 ans et d’origine taïwanaise, s’est retrouvée au centre d’une tourmente médiatique et informatique pour avoir brandi un drapeau taïwanais dans un vidéoclip peu après la victoire du PDP. Ce qui a été vu par les internautes comme l’expression d’un soutien au camp indépendantiste, puis son autocritique pour s’amender auprès du public chinois, ont fait d’elle la cible des pirates, chinois puis taïwanais, pour la sanctionner de ses prises de position contradictoires. Sans savoir s’il s’agit d’actes perpétrés par des internautes ordinaires ou des agents de la cyberdéfense nationale, des dizaines de milliers de commentaires ont par ailleurs envahi la page Facebook de la nouvelle présidente taïwanaise peu après sa victoire pour exprimer le mécontentement et la colère des internautes face au scrutin.
 
Enfin, il faut noter que l’arrivée au pouvoir du Président Xi Jinping en 2013 constitue un coup d’arrêt dans la finesse et la créativité de l’instrumentalisation initiée jusque-là par l’ex-équipe dirigeante. Le PCC avait, par exemple, eu recours, depuis 2005, au recrutement massif de faux commentateurs du Net payés par le Parti afin de diluer, sur les forums ou les réseaux sociaux, certains propos polémistes dans une masse de commentaires insipides, nationalistes ou conservateurs - leur ôtant de ce fait toute visibilité médiatique. La tendance du gouvernement actuel consiste plutôt à revenir aux fondamentaux de propagande et de censure traditionnels, développant l’idée de la montée en puissance inexorable du pays. Le spectaculaire défilé militaire de 2015 pour célébrer la défaite japonaise en 1945, l’extension de la croisade anti-corruption aux plus grandes sociétés étrangères sur le Territoire ou la militarisation de la Mer de Chine méridionale ne faisant qu’accroître la popularité du nouveau Président à assumer une politique franchement nationaliste, au moyen d’actions protectionnistes et expansionnistes.
 
 Le gouvernement chinois est parvenu à perfectionner une politique de communication inédite, afin de s’imposer comme un acteur légitime en Chine et respectable au sein de la communauté internationale 
En conclusion, conscient de sa nouvelle place dans le monde et des effets de la mondialisation de l’information, on peut observer que le gouvernement chinois est parvenu à perfectionner, année après année et avec un pragmatisme des plus réactif, une politique de communication inédite afin de s’imposer comme un acteur légitime en Chine, et respectable au sein de la communauté internationale. L’Internet apparaît donc ici comme un outil essentiel d’instrumentalisation de différents courants nationalistes qui s’agitent en fait alternativement selon l’actualité, lorsque les enjeux diplomatiques concernent les relations de la République populaire de Chine avec le monde occidental (anti-impérialisme), le Japon (ennemi historique) mais aussi, comme nous l’avons vu précédemment, avec Taiwan (indépendantisme). Ce choix d’exacerbation du sentiment nationaliste n’est pas sans risque, car il laisse transparaître une image plutôt belliqueuse du peuple chinois, qui n’hésite pas à recourir à des actes de piraterie informatique graves à l’encontre d’États étrangers, voire à des violences physiques et matérielles importantes (manifestations violentes, dégradations de bâtiments diplomatiques étrangers en 1999, lors du bombardement involontaire de l’ambassade de Chine à Belgrade par l’OTAN). Cette instrumentalisation a laissé par ailleurs ouvert un espace de contestation parfois risqué pour le pouvoir, permettant à certains courants plus virulents, comme ceux de la nouvelle gauche (xin zuopai), de s’exprimer dans des termes contestataires et parfois antigouvernementaux.

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À lire également dans le dossier Internet, ça sert, d’abord, à faire la guerre
 

Références

 

Aurélie BAYEN, Politiques et modes d’appropriation de l’internet en Chine – Instrumentalisation de l’information et de la communication par le Parti au pouvoir (1994-2013), thèse de doctorat, Paris, EHESS, 2015
 
Jean-Pierre CABESTAN, « Les multiples facettes du nationalisme chinois », In : Perspectives chinoises 88, mars-avril 2005
 
Michael CHASE, You’ve got Dissent! : Chinese dissident use of the internet and Beijing’s counter strategies, Santa Monica, Rand Publishing, 2002
 
Hua CHEN??, « duoqu wangluo yulun douzheng de zhudongquan » (????????????, Pouvoir d'initiative pour la bataille destinée à s'emparer de l'opinion publique sur l'internet), Quotidien de l'Armée populaire de libération, 04/09/2013
 
Heys Peter GRIES, China's New Nationalism: Pride, Politics, and Diplomacy, Londres, University of California Press, 2004
 
Christopher R. HUGHES, « Pourquoi Internet ne démocratisera pas la Chine », Critique internationale 2/2002 (no 15) , pp. 85-104
 
Lara MACONI, Les réactions chinoises et tibétaines à travers des blogs sinophones In Worshop Points de vue chinois et tibétains dans la « société civile », 3 novembre 2008, EHESS, Paris
 
Zixue TAI. The Internet in China. Cyberspace and civil society, New York et Londres, Routledge, 2006

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Ina. Illustrations Laura Paoli Pandolfi

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