Autour de l'humanisme numérique

Autour de l'humanisme numérique

Le numérique modifie d’une façon inédite la notion même de territoire comme celle de savoir et d’habitat. L’humanisme numérique est alors une manière de penser cette nouvelle réalité.

Temps de lecture : 9 min

Pour l’anthropologue, les moyens de communication modernes, tout en intensifiant les relations, accentuent l’inauthenticité des échanges en introduisant une couche bureaucratique, une sorte d’éloignement et de fragmentation inscrits dans un cadre à la fois administratif et global. Dans L’anthropologie face aux problèmes du monde moderne, Claude Lévi-Strauss, identifie cette condition comme politique car elle caractérise les rapports modernes entre les citoyens et le pouvoir. C’est en partie ce qui explique son intérêt pour la première théorie de communication, fondée par Norbert Wiener et John von Neumann. L’échelle globale des structures de communication et de ce qu’on a choisi plus tard d’appeler la société de l’information invite l'anthropologue à repenser, en tout cas en partie, les concepts et les catégories premières de son travail. Le terrain, la méthode, les formes d’échanges et surtout les manières de tisser le lien social sont à revoir. A insi, on n’est pas surpris d’apprendre que l’anthropologue est plus à l’aise dans un village ou même dans un quartier de ville que dans une grande métropole. Pourquoi ? Parce que, nous dit Lévi-Strauss, « [...] cinquante mille personnes ne constituent pas une société de la même manière que cinq cents. Dans le premier cas, la communication ne s’établit pas principalement entre des personnes, ou sur le modèle des communications interpersonnelles. La réalité sociale des ‘émetteurs’ et des ‘receveurs’ (pour parler le langage des théoriciens de la communication) disparaît derrière la complexité des ‘codes’ et des ‘relais’. »(1). Le lien personnel reste ainsi un élément déterminant de la spécificité du regard anthropologique, un regard qui scrute, à travers les sociétés dites authentiques, l’articulation et l’apport de la pensée mythique. Dans ce contexte, les intermédiaires contemporains (systèmes de communication, technique, etc.) viennent approfondir l’abîme séparant mythe et histoire, sociétés authentiques et sociétés inauthentiques.

Cette perspective explique aussi l’identification par Lévi-Strauss de l’anthropologie comme discipline humaniste et surtout comme l’aboutissement des humanismes qui ont marqué l’histoire et l’évolution des sociétés occidentales. L’anthropologie n’est pas une science nouvelle ni une discipline récente. Déjà, dans une note de 1956 rédigée pour l’UNESCO, il identifiait trois humanismes en conclusion à ses analyses des rapports entre les sciences et les sciences sociales. Pour Lévi-Strauss, ces trois humanismes ont toujours été anthropologiques. L’humanisme de la Renaissance, ancrée dans la redécouverte des textes de l’Antiquité classique, l’humanisme exotique, associé à la connaissance des cultures de l’Orient et de l’Extrême-Orient, et finalement l’humanisme démocratique, celui de l’anthropologue qui fait appel, dans ses analyses, à la totalité des activités des sociétés humaines. Soulignons que ces trois humanismes sont liés à des découvertes : dans un cas des textes, dans d’autres des cultures et leurs expressions multiples, et enfin, de l’ensemble des faits humains comme objet d’étude (mythe, oralité, etc.). Dans chaque cas, les nouveaux champs d’investigation ont donné lieu à la fois à des méthodes et à des mises en question de valeurs associées à des documents ou à des pratiques culturelles et savantes. Pour le premier humanisme, il suffit de rappeler le cas de Valla et sa démonstration philologique(2) concernant la Donation de Constantin. La philologie permet, dans ce cas, le remplacement d’un concept par un autre, rendant possible une transformation de tout premier ordre (passage de l’apocryphe et l’authentique vers l’établissement de la vérité de l’énoncé sur des bases critiques et objectives). De l'authenticité d’un document à la vérité de ce qu’il énonce, la distance est énorme. Mais il ne faut non plus oublier la diversité des langues (grec et latin) qui ont fourni la base comparative essentielle pour le développement des méthodes critiques. La maîtrise des langues, le savoir historique, la critique interne, fragilisent l’autorité d’une institution aussi puissante que l’Église. Pour l’humanisme exotique, les cultures de l’Orient, en favorisant le comparatisme, donnent lieu à de nouvelles sciences et nouvelles disciplines (linguistique, etc.). Le troisième humanisme, celui de l’anthropologue a donné lieu, entre autres, à la méthode structurale.

Ces trois humanismes sont aussi des évolutions politiques : le premier, aristocratique, car restreint à un petit nombre privilégié, le second, bourgeois, car il accompagne le développement industriel de l’Occident, et le troisième, démocratique, car il n’exclut aucune personne, aucune culture et surtout, aucun fait ou geste humains. Ainsi, l’histoire de l’anthropologie comme discipline est également l’histoire de l’Occident moderne dans toutes ses ambitions et ses tribulations. L’humanisme anthropologique est universel car il emprunte, pour sa méthode, à toutes les autres disciplines, tout en œuvrant pour une réconciliation entre l’homme et la nature. Et c’est bien cette dimension universelle qui m’a incitée à proposer un quatrième humanisme, un humanisme numérique.

L’humanisme numérique est le résultat d’une convergence inédite entre notre héritage culturel complexe et une technique devenue un lieu de sociabilité sans précédent.
 L’humanisme numérique est le résultat d’une convergence inédite entre notre héritage culturel complexe et une technique devenue un lieu de sociabilité sans précédent. 
Une convergence qui, au lieu de tout simplement renouer l’antique et l’actuel, redistribue les concepts, les catégories, et les objets, tout comme les comportements et les pratiques qui leur sont associés, dans un environnement nouveau. L’humanisme numérique est l’affirmation que la technique actuelle, dans sa dimension globale, est une culture, dans le sens où elle met en place un nouveau contexte, à l’échelle mondiale. Une culture car le numérique, et ce malgré une forte composante technique qu’il faut toujours interroger et sans cesse surveiller (car elle est l’agent d’une volonté économique), est en train de devenir une civilisation qui se distingue par la manière dont elle modifie nos regards sur les objets, les relations et les valeurs, et qui se caractérise par les nouvelles perspectives qu’elle introduit dans le champ de l’activité humaine. Le numérique est une culture car il nous fait voir qu’un savoir vivre ensemble, un savoir-faire sont parties prenantes de cette sociabilité émergente, sociabilité hybride qui met en scène lien, corps et mobilité.

Un seul exemple suffirait ici. Il s’agit du statut du corps dans l’environnement numérique. Il faut ici reprendre les analyses de Marcel Mauss dans son essai « Les Techniques du corps »(3) . Les travaux de Mauss montrent qu’il existe un lien entre la position du corps, c’est-à-dire la manière dont le corps se déploie dans l’espace social, et la nature et la fonction des objets culturels. Dans ce contexte, on peut dire que la culture numérique est en pleine évolution. Jusqu’à présent, elle a été une culture assise, une culture du bureau et de la chaise, alors qu’elle est en train de se transformer en une culture mobile. Ce passage de la fixité vers la mobilité semble accompagner à la fois l’hybridation des objets, du temps et de l’espace. Il en suit que les pratiques culturelles sont aussi modifiées : gestes, écriture, lecture et communication. Dans l’analyse de Mauss, la technologie joue un rôle essentiel : elle transmet une technique du corps, incite souvent une imitation et modifie la culture locale en fonction de la présence et de l’accessibilité de l’outil technique. La familiarité, l’uniformité des pratiques et des comportements sont ici en noyau identifiées dans les rapports entre les spécificités culturelles et le pouvoir de la technique de les transformer et d’hybrider les cultures. On n’est plus dans une civilisation seulement technique, on est aussi en plein culture numérique.

Lévi-Strauss parle de la « totalité de la terre habitée » pour identifier le terrain de l’anthropologie – une expression qui rappelle celle qui a jadis séduit les utopistes et leurs avatars, « la terre connue ». Quant à sa méthode, elle ne peut que reproduire cet universalisme : elle « rassemble des procédés qui relèvent de toutes les formes du savoir...(4)». Or le numérique modifie d’une manière inédite la notion même de terrain et de territoire comme celle de savoir et d’habitat. Le virtuel, le contributif, le participatif, bien que souvent faisant appel à des dynamiques bien connues, font aussi émerger une série de pratiques associées qui sont en effet les sites d’une mutation concernant l’identité et ses représentations et ses liens à la fois avec la généalogie (le sang) et la géographie (la terre). Une question se pose : qu’en est-il d’une anthropologie de cette nouvelle terre habitée, ces nouveaux territoires numériques, souples, fluides et sans cesse en mouvement ? Comment les penser, les analyser, surtout que la géolocalisation, les Villes intelligentes (Smart Cities) sont indissociables de notre quotidien ? L’humanisme numérique essaie de répondre à une telle mutation.

 Le numérique est certes un produit occidental mais il est aujourd’hui une réalité globale. 
Le numérique est certes un produit occidental mais il est aujourd’hui une réalité globale. Les modèles qui sous-tendent le fonctionnement du numérique sont tous ou presque tous dérivés de l’expérience occidentale : le document et ses évolutions comme ses valeurs, la notion de personne et d’identité, le concept de patrimoine et d’archive, les représentations visuelles des manipulations et de leurs symboles (icônes, etc.). Tous ces éléments devenus la vulgate de notre expérience quotidienne, même la notion d’amitié simplifiée et transformée en agent constitutif de la sociabilité numérique, sont les produits de l’exploitation technique des catégories historiques et socioculturelles occidentales. Comment, dans ce contexte, imaginer l’évolution de l’environnement numérique dans une autre perspective, selon des chemins qui ne seront plus exclusivement ceux de l’Occident, de ses concepts et de ses catégories ? Même les pratiques démocratiques semblent être modifiées par le numérique, comme dans le cas du « Printemps arabe » (ou du moins sa réception).

De nos jours, le village est devenu global et les moyens de communication universels.
 De nos jours, le village est devenu global et les moyens de communication universels. 
Le numérique modifie et la ville et le village ; il dessine un nouvel espace partagé entre réel et virtuel. L’espace hybride de la culture numérique constitue une nouvelle manière de faire société, avec ses mythes, ses inédits et ses utopies. L’humanisme numérique est une manière de penser cette nouvelle réalité. Lévi-Strauss en a déjà abordé à sa manière cette mutation dans son regard comparatif entre l’Occident et le Japon. Dans le chapitre intitulé « SengaÏ. L’art de s’accommoder au monde », il remarque : « Dans la France d’aujourd’hui, seuls mériteraient d’être appelés calligraphes les auteurs d’inscriptions dites ‘tags’, lisibles pour les initiés sur les murs et les voitures du métro. » Nouveaux auteurs, nouvelle forme de calligraphie, portés par des signes et des lectures en mutation. C’est bien ce jeu entre le social et l’individuel aujourd’hui qui est au cœur de l’humanisme numérique.

Si l’on cherche un regard philosophique sur cet humanisme, il nous faut relire, dans le contexte actuel, le texte de Husserl prononcé en 1935 sous le titre (français) de « La crise de l’humanité européenne et la philosophie ». L’argument de la « Krisis » s’articule sur une problématique de trois humanismes : un humanisme fondateur, abstrait et théorique, et issu du savoir et de la philosophie grecs ; un humanisme théorique développé à partir de la Renaissance et de ses savoir-faire ; et finalement, un humanisme européen (mais il faut entendre ici occidental), celui de la crise de la première moitié du XXe siècle. Mais Husserl, à sa manière, pose le problème fondamental qui est le nôtre aujourd’hui avec la culture numérique et ses ambitions universelles : les trois humanismes de Husserl identifient la crise comme le clivage de plus en plus prononcé entre les sciences dites exactes et les sciences de l’esprit. En d’autres mots, l’écart entre des paradigmes d’exactitude et de mesurabilité et leurs formes de rationalité, et des valorisations d’ordre culturel.

Les analyses de Husserl mettent en question l’universalité de la rationalité scientifique et technique, et nous ajouterons, de nos jours, numérique, en rappelant le rôle fondateur de la communauté dans la production et le partage du savoir. Ce qui explique sa conclusion, renvoyant à la Paideia grecque, dans son sens le plus simple mais le plus éloquent et pour nous le plus pertinent : une transmission du savoir qui élimine, théoriquement, le non-savoir. Une pédagogie qui est une responsabilité collective, inscrite dans la structure même de la polis. Une pédagogie nous invitant à revisiter les liens entre sciences et cultures et à considérer ce que j’ai choisi de nommer humanisme numérique.

 Le numérique est une nouvelle manière de fabriquer de la mémoire et de l’interpréter. 
Cette conversion de nos sociétés appelle de nouvelles compétences, de nouvelles littératies. Il ne suffit plus de savoir lire et de savoir écrire, il nous faut maintenant d’autres savoirs et de nouvelles pédagogies. Des savoirs issus du numérique et de ses critères émergents comme de ses repères propres. Il est certes possible de voir dans le numérique une autre convergence entre l’humanité et la technologie. Dans ce cas, il ne s’agit pas de cette convergence nommée singularité et qui formule, à travers les divers discours et théories transhumanistes, une forme d’utopie du progrès. Loin de là. Ici, on aura affaire à une pensée pragmatiste et politique : accepter les mutations introduites par le numérique et insister sur l’indissociabilité de nos valeurs et l’accès au contenu ne sont que les premiers pas dans notre aventure avec cette nouvelle technologie devenue partie intégrante de notre existence. Le numérique est une nouvelle manière de fabriquer de la mémoire et de l’interpréter. Dans ce sens, il nous oblige à repenser nos rapports avec ce qui est déjà mémorisé, mais également à imaginer de nouvelles façons de préserver et d’exploiter nos productions purement numériques. Les enjeux sont énormes car nous vivons une période de transition dans laquelle la gestion de cette mémoire, des écrits comme des identités est floue et indécise. Notre défi est de travailler ensemble sur les modalités d’une nouvelle forme de gestion de la mémoire, de l’identité et du savoir, et de mettre en place une éthique.

Cette éthique, il me semble, est à inventer car elle se situe entre les deux éthiques identifiées par Max Weber : celle de l’homme politique et celle du savant. Deux éthiques : l’une animée par la conviction ; la seconde, par la responsabilité. Les conflits d’autorité et de légitimité, tout comme les pratiques émanant du code, nous incitent à trouver une troisième voie. C’est bien le projet d’un humanisme numérique.

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Crédits photo :
Oksari Niitamo / Flickr
(1)

Claude LÉVI-STRAUSS, L’anthropologie face aux problèmes du monde, Seuil, « La librairie du XXIe siècle », 2011, p.42.

(2)

Lorenzo VALLA, La Donation de Constantin, Les Belles Lettres, 1993, (tr. J.-B. Giard). 

(3)

Marcel MAUSS, « Les Techniques du corps », Journal de Psychologie, XXXII, 3-4, mars-avril 1936. Le texte reproduit une communication présentée à la Société de Psychologie en 1934. Je le cite d’après l’édition électronique disponible dans la collection Les classiques des sciences sociales. 

(4)

Claude LÉVI-STRAUSS, L’anthropologie face aux problèmes du monde, op. cit., p. 50.  

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