Paul Otlet, l’homme qui inventa le « Google de papier »

Paul Otlet, l’homme qui inventa le « Google de papier »

Internationaliste, pacifiste et féru d’innovation, le documentaliste belge Paul Otlet (1868-1944), est l’un des précurseurs européens d’Internet. Il a mené tout au long de sa vie un travail d’organisation et d’échange des connaissances à l’échelle mondiale.

Temps de lecture : 7 min

Considéré comme une figure centrale de la documentation moderne, Paul Otlet est connu pour ses avancées importantes dans le domaine de la bibliographie et des sciences de l’information, mais également pour ses nombreuses intuitions intellectuelles qui anticipaient avec un demi-siècle d’avance l’apparition d’Internet. Longtemps oublié par l’Histoire, le documentaliste belge connaît un regain d’attention depuis une vingtaine d’années.

 En 1993 a été inauguré à Mons le Mundaneum, un centre d’archives destiné à accueillir les collections laissées derrière lui par Paul Otlet, augmenté à partir de 1998 d’un espace d’exposition ouvert au public(1) . De façon conjointe, les recherches engagées sur le sujet se sont mises à préciser les contours de cet homme hors du commun et à analyser l’entreprise gigantesque de classification et de partage du savoir qu’il avait mise en œuvre. Le caractère visionnaire de ses idées et la résonnance qu’elles entretiennent avec la société moderne et les nouvelles technologies sont constamment soulignés. Aujourd’hui, Les Impressions Nouvelles, déjà à l’origine de plusieurs titres incontournables sur le sujet, rééditent fort opportunément Le livre sur le livre, un traité de documentation que Paul Otlet avait publié en 1934, où sont rassemblés les principaux aspects de ses réflexions sur l’organisation de l’information. Porter un regard sur ce pan de notre passé technologique fait ressortir tout l’intérêt de l’héritage intellectuel de celui qui avait inventé un véritable « Google de papier ».

Un réseau de documentation international

Fils d’un industriel dont la fortune s’est construite dans le domaine des transports, Paul Otlet naît à Bruxelles en 1868. Après des études de droit, il entre au cabinet d’Edmond Picard, où il participe à la rédaction des Pandectes belges, un répertoire général de la jurisprudence en vigueur en Belgique. C’est à cette époque qu’il rencontre Henri Lafontaine, homme politique socialiste dont l’action menée au sein du Bureau International de la Paix le conduira jusqu’au prix Nobel de la paix en 1913. Aux côtés de Lafontaine, Paul Otlet se lance dans une entreprise bibliographique sans précédent qui ne cessera de l’occuper jusqu’à la fin de sa vie.
 
Ensemble, ils créent en 1895 l’Office International de Bibliographie à Bruxelles, avec pour ambition de cataloguer toutes les publications existantes à travers le monde. Dans l’essai qu’elle consacre à la vie de Paul Otlet, la documentariste Françoise Levie résume parfaitement la teneur intellectuelle du projet : « Créer une mémoire de la connaissance, un réseau international qui permette à chacun de savoir ce qui a été publié dans le monde sur tel ou tel sujet. Tisser une toile des savoirs. En bref, et dans le langage de l’époque, constituer un répertoire bibliographique universel »(2) . Dans ce cadre, les deux hommes mettent en place un système de classification décimale inspiré de celui que le bibliothécaire américain Melvil Dewey avait conçu quelques années auparavant. L’idée est de classer les publications en s’appuyant sur des ensembles de nombres et de signes qui servent à désigner des thématiques et des sous-thématiques. Par exemple, un livre consacré à la statistique (31) des industries chimiques (66) en France (44) au XIXe siècle (« 18 ») sera codifié de la manière suivante : 31 : 66 (44) « 18 »(3) .
 
Le Répertoire Bibliographique Universel qu’ils imaginent fonctionne à partir de fiches bibliographiques numérotées, de format standardisé, disposées selon l’ordre prévu par le système de classification de référence dans des meubles de rangement spécifiques. Soutenu par les pouvoirs publics belges, ce projet est au départ cantonné au domaine du livre, avant de se diversifier peu à peu et de prendre en compte un éventail élargi de documents (photographies, affiches, illustrations, journaux, prospectus, etc.). Dans cette perspective, un répertoire iconographique est mis en œuvre, tandis que l’utilisation de la technique des microfilms, qui présente de nouvelles opportunités en matière de stockage, est explorée dans le cadre d’une collaboration avec l’ingénieur Robert Goldschmidt. À l’arrivée, plus de 16 millions de fiches bibliographiques verront le jour et les procédés qui sous-tendent l’entreprise d’Otlet, notamment le recours à un système de fiches et de classification décimale universelle, se répandront progressivement dans les centres de documentation et les bibliothèques du monde entier.
 
Utopiste infatigable, soucieux de rendre le savoir accessible au plus grand nombre, Paul Otlet poursuit sa quête de connaissance et de coopération entre les nations en fondant en 1910 l’Union des Associations Internationales, un organisme destiné à valoriser les activités de diverses organisations non-gouvernementales. Il lance également de multiples musées, dont le Musée international, qui entend présenter, dans une logique d’éducation, toutes les formes de connaissances de l’Humanité, et qui deviendra en 1920 le Palais Mondial. Installé à l’intérieur du Palais du Cinquantenaire, le Palais Mondial réunit en un même lieu les institutions qu’il a créées avec Henri Lafontaine, jusqu’à sa fermeture sur ordre du Gouvernement en 1934 et le déménagement des collections par les Allemands en 1941. La dernière partie de la vie de Paul Otlet est marquée par la publication d’un Traité de documentation dans lequel il synthétise ses travaux et développe des idées tout à fait novatrices sur les technologies de l’information, mais aussi par la Cité mondiale, un projet architectural pharaonique qui se présente comme un centre dédié à la connaissance à l’échelle d’une ville, sur lequel il travaillera d’abord avec le sculpteur norvégien Hendrik Andersen, puis avec Le Corbusier, sans parvenir à le mener à bien. Jusqu’à sa mort en 1944, Paul Otlet tentera en vain de lui trouver une terre d’accueil (Bruxelles, Genève, Tervuren, Anvers). 

L’héritage de Paul Otlet

De plus en plus, les universitaires spécialisés dans l’histoire des sciences de l’information s’interrogent : jusqu’à quel point est-il possible de considérer Paul Otlet comme l’un des précurseurs d’Internet ? Selon Warden Boyd Rayward, professeur émérite de la Graduate School of Library and Information Science (Université de l'Illinois) et de l'Université de New South Wales (Sydney), la manière avec laquelle Paul Otlet envisageait les technologies de l’information, dont la simplicité paraît frappante aujourd’hui, empruntait à son époque un chemin radicalement nouveau, qui préfigurait le World Wide Web dans la mesure où son système d’organisation des savoirs « permettait l’accès a` l’univers entier des connaissances archivées, quel que soit le format dans lequel elles pussent être enregistrées, représentées ou inscrites – textes, images, objets, tableaux, diagrammes ou schémas »(4) . Par ailleurs, ce dispositif perfectionné de classification et d’archivage s’inscrivait dans un ensemble plus vaste, le Palais mondial, surnommé par la suite le Mundaneum, que Paul Otlet envisageait comme une articulation de bâtiments, d’organismes internationaux et de collections destinés à fonctionner en réseau et à relier tous les citoyens de la planète. Comme le précise l’universitaire néerlandais Charles van den Heuvel, le Mundaneum était en fin de compte considéré « comme l’infrastructure d’une société mondiale, une société basée sur la connaissance et organisée en réseaux, bâtie a` partir de composantes aussi bien matérielles que virtuelles. »(5)  Pour caractériser ce réseau international d’informations dont il souhaite l’avènement, Paul Otlet parle même d’« un cerveau mécanique et collectif »(6) .

 Paul Otlet empruntait un chemin radicalement nouveau, qui préfigurait le World Wide Web 

 
L’un des points essentiels pour comprendre toute la modernité de la vision du documentaliste belge tient dans le fait que celui-ci perçoit le livre comme une forme de documentation inadaptée à la société de son époque. Les nouveaux dispositifs médiatiques qu’il imagine reposent sur des combinaisons de textes, d’images et de sons, appréhendées comme des séquences d’informations susceptibles d’être réagencées entre elles à de nombreuses reprises. C’est ainsi qu’il évoque l'arrivée de nouvelles formes de documentation dans ce passage de son Traité de documentation de 1934, maintes fois cité en raison de son caractère prophétique :
 
« Ici la Table de Travail n’est plus chargée d’aucun livre. À leur place se dresse un écran et à portée un téléphone. Là-bas au loin, dans un édifice immense, sont tous les livres et tous les renseignements, avec tout l’espace que requiert leur enregistrement et leur manutention, avec tout l’appareil de ses catalogues, bibliographies et index, avec toute la redistribution des données sur fiches, feuilles et en dossiers, avec le choix et la combinaison opérés par un personnel permanent bien qualifié. Le lieu d’emmagasinement et de classement devient aussi un lieu de distribution, à distance avec ou sans fil, télévision ou télétaugraphie. De là on fait apparaître sur l’écran la page à lire pour connaître la réponse aux questions posées par téléphone, avec ou sans fil. Un écran serait double, quadruple ou décuple s’il s’agissait de multiplier les textes et les documents à confronter simultanément ; il y aurait un haut-parleur si la vue devrait être aidée par une donnée ouïe, si la vision devrait être complétée par une audition. (…) Utopie aujourd’hui parce qu’elle n’existe encore nulle part, mais elle pourrait bien devenir la réalité de demain pourvu que se perfectionnent encore nos méthodes et notre instrumentation. Et ce perfectionnement pourrait aller peut-être jusqu’à rendre automatique l’appel des documents sur l’écran (simples numéros de classification, de livres, de pages). »(7)  
 
 L’architecture du web apparaît comme ouverte et décentralisée, alors que le système de Paul Otlet repose sur une approche hiérarchisée du réseau 
Les similitudes entre la pensée d’Otlet et le web d’aujourd’hui ne font aucun doute. Articulée autour d’appareils connectés, d’un protocole de recherche, d’un stockage à distance, d’une reproduction et d’une mise en liens des documents, l’architecture des connaissances qu’il imagine permet de le situer en bonne place parmi les pionniers conceptuels des technologies qui sous-tendent actuellement Internet. Cependant, il convient de ne pas exagérer l’apport d’Otlet et de rappeler les points de divergences qui existent par rapport au World Wide Web inventé par Tim Berners-Lee au début des années 1990. Largement inspiré des travaux de Vannevar Bush, Douglas Engelbart et Ted Nelson, l’architecture du web apparaît comme ouverte, horizontale et décentralisée, alors que le système envisagé par Otlet repose sur une approche centralisatrice et hiérarchisée du réseau, dominée par un organisme qui en assure le développement et la gestion.
 
Ce qui est certain, c’est que Paul Otlet était sur la voie qui menait à l’avènement d’un réseau d’information mondialisé, et que les enseignements qu’il nous a transmis, comme le suggère Alex Wright, professeur de design interactif à la School of Visual Arts de New York, attirent notre attention sur l’existence possible d’un environnement numérique alternatif, dont les modalités de fonctionnement ne dépendraient pas directement comme aujourd’hui des intérêts commerciaux d’un groupe restreint d’entreprises privées (Google, Facebook, Amazon, Apple, etc.), mais serait définies et gérées par une organisation non lucrative, œuvrant en faveur de l’intérêt général et de la diffusion des savoirs auprès du plus grand nombre(8) . En d’autres termes, une sorte de Gouvernement du web. 

Références

Paul OTLET, Le livre sur le livre, Traité de documentation, préfaces de Benoît PEETERS, Sylvie FAYET-SCRIBE et Alex WRIGHT, fac-similé de l’édition de 1934, Les Impressions Nouvelles, 2015
 
Pault Otlet, fondateur du Mundaneum (1868-1944), Architecte du savoir, Artisan de paix, ouvrage collectif, Les Impressions Nouvelles, 2010
 
Le Mundaneum, Les archives de la connaissance, ouvrage collectif, Les Impressions Nouvelles, 2008
 
Françoise LEVIE, L’homme qui voulait classer le monde, Paul Otlet et le Mundaneum,Françoise Levie, Les Impressions Nouvelles, 2006

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Crédits photos :
Paul Otlet à son bureau. Domaine public.
    (1)

    Jusqu’au 29 mai 2016 s’y tient l’exposition Mapping Knowledge – Comprendre le monde par les données, consacrée à l’histoire de la visualisation des données. 

    (2)

    "Françoise LEVIE, L’homme qui voulait classer le monde, Paul Otlet et le Mundaneum, Les Impressions Nouvelles, 2006, p.54. 

    (3)

    Le Mundaneum, Les archives de la connaissance, ouvrage collectif, Les Impressions Nouvelles, 2008, p.34.

    (4)

    Warden Boyd Rayward, « Paul Otlet. Encyclopédiste, internationaliste belge », in Pault Otlet, fondateur du Mundaneum (1868-1944), Architecte du savoir, Artisan de paix, ouvrage collectif, Les Impressions Nouvelles, 2010, p.24. 

    (5)

    Charles VAN DEN HEUVEL, « Paul Otlet et les versions historiques de la genèse du World Wide Web, du Web sémantique et du Web 2.0 », in Pault Otlet, fondateur du Mundaneum (1868-1944), Architecte du savoir, Artisan de paix, ouvrage collectif, Les Impressions Nouvelles, 2010, p.162.  

    (6)

    Paul OTLET, Le livre sur le livre, Traité de documentation, 1934, réédité en 2015 par Les Impressions Nouvelles, p.391. 

    (7)

    Paul OTLET, Le livre sur le livre, Traité de documentation, 1934, réédité en 2015 par Les Impressions Nouvelles, p.391. 

    (8)

    Alex WRIGHT, « Chronique d’une anticipation du web », in Le livre sur le livre, Traité de documentation, 1934, réédité en 2015 par Les Impressions Nouvelles.

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