Illustration représentant le logo Facebook avec des vêtements de la royauté et une pose royale

© Crédits photo : La Revue des médias. Illustration : Émilie Seto.

Facebook, les raisons du succès

 Pourquoi Facebook est-il un réseau « à part » ? Entretien avec Nikos Smyrnaios.

Temps de lecture : 5 min

Nikos Smyrnaios est maître de conférences en Information et Communication à l’université de Toulouse-III. Ses travaux et publications portent essentiellement sur les enjeux socioéconomiques et techniques de l'internet.

 
Quelles sont selon vous les évolutions majeures de ce réseau depuis 10 ans ? Comment expliquer le succès de Facebook ? Pourriez-vous nous expliquer ce qui en fait en réseau « à part » ?
 
Nikos Smyrnaios : Avec le recul on peut penser qu’il y a un faisceau de facteurs qui expliquent le succès de Facebook. Le premier est la conjoncture liée à la maturation des usages et des technologies de l’internet. D’autres réseaux socionumériques très proches ont existé avant lui, comme Sixdegrees, sans rencontrer un engouement populaire comparable parce qu’ils étaient précoces. Si Facebook a été créé en 2004, ce n’est qu’à partir de 2006, au moment de son ouverture à tous sans restriction, que sa croissance devient exponentielle. À cette époque le nombre d’utilisateurs de l’internet dépasse pour la première fois le milliard, ce qui correspond à 15 % de la population mondiale. Dans les pays du Nord, la quasi-totalité des internautes dispose déjà à ce moment d’une connexion par ADSL ou câble, avec des débits élevés et sans limitation de temps, dans son foyer et/ou son lieu de travail. Les conditions sont donc réunies pour permettre un usage de l’internet beaucoup plus intense et consommateur de temps qu’auparavant, ce qui correspond bien à l’utilisation de Facebook. Par ailleurs, à cette époque les principaux usages que l’on connaît aujourd’hui (recherche d’information, consultation de l’actualité, consommation de contenus culturels, commerce électronique) sont bien enracinés. Facebook bénéficie donc d’un environnent favorable.
 
Le deuxième facteur est la stratégie de diffusion choisie par Marc Zuckerberg. C’est celle-ci qui a permis à Facebook de drainer les utilisateurs de MySpace, beaucoup plus populaire jusqu’en 2007. Avec les inscriptions, d’abord réservées aux étudiants de Harvard, puis à ceux des autres universités américaines, Facebook a bénéficié d’une base solide d’utilisateurs appartenant à l’élite blanche des États-Unis. Par conséquent, comme l’a montré danah boyd, l’appartenance à Facebook était perçue comme très valorisante par les jeunes américains aisés au milieu des années 2000, contrairement à l’utilisation de MySpace qui avait une image sulfureuse et populaire. Cet attrait explique la rapide migration des centaines de milliers d’utilisateurs entre 2006 et 2008.
 
Le troisième facteur est la couverture médiatique croissante dont a bénéficié Facebook à partir de 2007, d’abord aux États-Unis puis en Europe et dans le monde. Il s’agit là d’un phénomène classique qui permet de rendre visible une innovation technologique au plus grand nombre et contribue ainsi à l’élargissement de sa base d’utilisateurs. À partir de là c’est un effet de réseau classique qui s’est mis en branle, augmentant l’utilité individuelle de Facebook pour les utilisateurs au fur et à mesure que leur nombre s’accroit. Finalement, ce qui devient l’avantage principal du service n’est pas sa technologie, ni ses usages, mais son caractère universel et la certitude que chacun peut y trouver les interlocuteurs qu’il cherche.
 
 
Quelle place occupent – et occuperont – les réseaux sociaux « généralistes » comme Facebook par rapport à des réseaux socionumériques centrés sur un hobby ou une activité particulière ?
 
Nikos Smyrnaios : Il est clair désormais que les usages de réseaux socionumériques se complexifient en combinant plusieurs services différents, chacun correspondant à un usage, un type de contenu ou un public particulier. Cette évolution contredit la stratégie initiale de Facebook qui consistait à intégrer toutes les fonctionnalités sur une interface unique dans le but de remplacer les services concurrents. Il semble aujourd’hui que cette stratégie ne fonctionne pas, ou pas complètement, car les gens auront toujours besoin d’autres contextes de communication leur permettant de s’exprimer différemment et de gérer plus finement l’exposition de soi. C’est ce qui explique le succès de Twitter, de LinkedIn, de Pinterest, de Tumblr ou de Snapchat au même temps que celui de Facebook. Pour répondre à cette évolution Facebook tente désormais de générer lui même sa propre concurrence, notamment sur mobile, plutôt que de la remplacer. C’est ce qui se passe avec Instagram, mais aussi avec des applications comme Messenger ou Paper qui permettent une utilisation en dehors de la plateforme principale de Facebook. Le lancement de Home, malgré son succès mitigé, témoigne également de la volonté de Facebook de se transformer en environnement d’usage, plus proche d’un système d’exploitation que d’un simple service de réseautage.
 
Enfin, une autre tendance actuelle de Facebook qui illustre son évolution est son « algorithmisation » croissante à l’image de Google. Dans les premières années de son existence, le fonctionnement de Facebook était relativement transparent : on s’abonnait aux fils de publication des amis pour visualiser les informations qu’ils partageaient. Mais ce modèle avait de limites économiques et d’usage. D’un point de vue économique Facebook générait beaucoup de trafic pour des organisations sans pouvoir monétiser directement ce service fourni. En même temps, l’accroissement exponentiel de l’information sur le newsfeed des utilisateurs rendait celui-ci confus et peu pertinent. Du coup, Facebook a commencé à filtrer de plus en plus les publications effectivement visibles par le biais d’algorithmes complexes. Si le fameux Edgerank a été progressivement abandonné, d’autres ont pris sa place. D’un côté, selon Facebook, l’ « expérience utilisateur » a été améliorée. Mais surtout, en diminuant l’accès des organisations à leurs propres « amis » et en les obligeant à payer pour accroitre la visibilité de leurs publications, Facebook a créé une nouvelle et importante source de revenu. D’ailleurs l’accélération de cette tendance  d’« algorithmisation » coïncide peu ou prou à l’introduction en bourse de Facebook et à l’accroissement de la pression qui s’exerce sur lui pour augmenter son taux de profit. À travers ces changements Facebook se présente aujourd’hui davantage comme un infomédiaire, c’est à dire comme un intermédiaire informationnel chargé de mettre en lien un public diversifié avec une foule d’informations qu’il n’a pas produit lui même, plutôt qu’un simple réseau social numérique.
 
 
Que vous inspirent les discours récurrents sur la mort de Facebook ?
 
Nikos Smyrnaios : D’une certaine façon ces discours marquent la consécration de Facebook dans l’inconscient collectif comme une partie indispensable de l’infrastructure communicationnelle du monde. Son existence comme sa disparition éventuelle génèrent à la fois de la fascination et de l’inquiétude. Mais je ne pense pas que ces discours soient crédibles. Il faut savoir qu’actuellement Facebook est beaucoup plus rentable qu’il n’a jamais été. Mark Zuckerberg a réussi à inverser la tendance qui en 2012 voyait son service rater le virage de l’internet mobile. En 2013, plus de la moitié de son chiffre d’affaires provient de la publicité sur mobile. L’entreprise est assise sur une cagnotte de plusieurs milliards de dollars qui lui permet d’envisager ses futurs investissements avec sérénité. Si effectivement Facebook est en perte de vitesse auprès des très jeunes Européens et surtout Américains, cette baisse est largement compensée par un taux d’adoption très élevé parmi les plus âgés mais aussi dans les pays émergents, en Asie, en Amérique latine ou en Afrique. Pour certaines de ces populations qui n’ont accès à l’internet que via leur téléphone mobile, Facebook se confond même avec le web. Si Facebook ne disparait pas de sitôt, il est en revanche fort probable que sa plateforme centrale perde progressivement de l’influence dans les années qui viennent auprès de ses utilisateurs les plus pointus (jeunes, diplômés, habitant les centres urbains de l’Europe et de l’Amérique du nord). Mais cette perte d’influence se fera probablement aussi au profit d’autres services que Facebook créera ou achètera dans le futur. D’une certaine manière, et toutes proportions gardées, un scenario probable pourrait être comparable avec l’évolution de la télévision en France. Si l’arrivée de la TNT a provoqué une fragmentation de l’audience et réduit la part de marché des chaînes historiques comme TF1, le groupe TF1 quant à lui a rebondi en créant ou en rachetant des nouvelles chaînes. Dans l’ensemble sa domination sur le paysage télévisuel français est restée intacte. De la même façon, l’emprise de l’oligopole de Facebook, Google, Amazon, Apple et Microsoft sur l’internet mondial n’est pas prête à se desserrer. Et avec elle les dérives et risques associés persisteront. 

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