Binge watching, speed watching : des pratiques qui changent les séries ?

Binge watching, speed watching : des pratiques qui changent les séries ?

La consommation intensive de séries sous forme de binge watching est désormais un phénomène massif. Mais certains vont encore plus loin, en augmentant la vitesse de lecture des épisodes (speed watching). Ces deux pratiques interrogent les producteurs de séries.

Temps de lecture : 9 min

Qui n’a jamais regardé une série en se sentant incapable de résister à l’envie d’enchaîner les épisodes ? De nos jours, de moins en moins de personnes ignorent ce phénomène : le binge watching. Ce mode de consommation n’est pas nouveau, mais il ne cesse de se développer à mesure que les producteurs de séries s’adaptent à ses spécificités. André Gunthert, maître de conférences à l’EHESS, définissait en 2014(1) le binge watching comme « Un format de consommation d'œuvres audiovisuelles basé essentiellement sur l'autonomisation vis à vis de la programmation, avec une dimension immersive qui se traduit par l'allongement exagéré de la durée de visionnage. »

Cette pratique de consommation de séries ou de films, difficilement traduisible en français - « visionnage boulimique » (Commission générale de terminologie et de néologie), « Gavage télévisuel », « visionnage en rafale » (Québec) ou « consommation immersive » (André Gunthert) -  consiste à enchaîner les épisodes d’une série ou les films d’une saga sur une période restreinte : plusieurs saisons de Breaking Bad sur un week-end, trois ou quatre épisodes de Lost chaque soir pendant une semaine (pour ne pas perdre l’esprit) ou encore tous les volets de Star Wars en une journée.  
 
Si le binge watching est maintenant assez répandu à travers le monde, comme en Angleterre par exemple, une forme dérivée plus récente fait désormais parler d’elle : le speed watching. Il s’agit cette fois de visionner des contenus en accélérant la vitesse de lecture, entre 1,2 et 2 fois la vitesse normale. Certains regardent ainsi un épisode de 52 minutes en 39 minutes. Une accélération nécessaire pour les consommateurs soucieux de pouvoir absorber l’afflux toujours plus massif de séries. Depuis 2009, le nombre de séries originales diffusées sur tous les supports a plus que doublé, passant de 210 à 455 en 2016. À travers les raisons qui ont poussé à l’émergence de ces pratiques, on peut discerner des conséquences qu’elles pourraient maintenant avoir sur la production et la distribution des œuvres de fiction.

Aux origines du binge watching et du speed watching

Il apparaît difficile de dater la naissance de ces pratiques de consommation. En attendant les résultats d’une enquête qu’il mène sur le sujet, Clément Combes, chercheur à l’Université de Grenoble, estime que l’un des premiers déclencheurs de la pratique du binge watching a été la VHS. Plus précisément au « moment où la VHS s’est démocratisée, il était possible d’avoir ce type de pratique. » Ce moment correspond aux années 1980, début de l’âge d’or de la cassette vidéo. Par la suite, le développement du DVD, puis la généralisation d’Internet et du téléchargement, ont permis d’élargir cette pratique. Le DVD permet d’enchaîner les visionnages plus rapidement, sans besoin de rembobiner, et le téléchargement donne accès à tous les épisodes rapidement, et même gratuitement pour ceux qui choisissent de le faire illégalement.

Pour Clément Combes, le binge watching n’est arrivé en France « qu'à partir des années 1990 avec Urgences ou X-Files, lorsque le format avec un découpage en saisons et des épisodes qui se suivent du point de vue narratif se développe. » Au fur et à mesure, l’évolution des moyens techniques a suivi l’évolution narrative des séries. « La construction des séries fut axée sur les cliffhangers(2) pour susciter l'envie de passer d'un épisode à un autre » décrit le chercheur. Dans un premier temps, la technique a fait émerger des pratiques qui, à leur tour, ont influencé la construction des séries télévisées.
 
Le speed watching est quant à lui une pratique très dépendante des logiciels ou des applications qui le permettent. Et ces derniers se développent de plus en plus : les lecteurs DVD et Blu-Ray proposent l’option de lire en accéléré, de même que VLC ou l’extension de Google Chrome Video Speed Controller, qui fonctionne sur plusieurs services comme Netflix et Amazon Prime Video. « Cependant, il est difficile de déterminer si ces avancées techniques ont fait émerger de nouvelles pratiques ou si le désir de regarder les séries différemment a poussé à l'élaboration de ces avancées » s’interroge Claire Cornillon, enseignante-chercheuse à l’Université Paul-Valéry de Montpellier et titulaire d’un master en cinéma et audiovisuel.

De son point de vue, le binge watching ne constitue pas en tant que tel une nouveauté, mais plutôt le changement d’échelle d’un phénomène préexistant de façon marginale. « Dès l'arrivée de la VHS, des fans se constituaient des collections d'épisodes de séries qu'ils s'échangeaient et qu'ils regardaient de façon continue, mais cela restait cantonné à des communautés de fans » précise-t-elle. Quant au speed watching, il ne signifie pas forcément la fin des pratiques traditionnelles, celles-ci continuant à exister malgré les évolutions.

Des pratiques surestimées ?

En novembre 2016, le producteur de podcasts David Chen proposait à ses followers de répondre à un sondage pour savoir s’ils écoutaient des podcasts ou regardaient des films et des séries en accéléré. Sur 1 505 répondants, 79 % ont choisi la réponse « non, c’est une abomination ». Ce résultat, bien que dénué de valeur scientifique, met en lumière un certain rejet du speed watching. Claire Cornillon estime que le « récit audiovisuel n'est pas séparable de la forme. Si vous changez la forme en regardant en accéléré, vous changez le fond. Le speed watching, à mon sens, ne peut rester que relativement marginal parce qu’il n'est pas applicable à tous. Je ne vois pas dans quel type de productions une adaptation au speed watching pourrait s'imposer. »

La pratique du visionnage accéléré est certes encore jeune, et relativement peu commune en France, et son développement ne pourra véritablement se juger que d’ici quelques mois, voire quelques années. Cependant, la pratique suscite d’ores et déjà des réserves et semble, dans son essence même, limitée par la nature des contenus.
 
 La mise en avant du binge watching ne doit pas faire croire qu’il s’agit d’une tendance de fond  
De même que son petit frère le speed watching, le binge watching fait l’objet de critiques aux États-Unis : « certains vont proclamer quelles sont les bonnes façons de consommer une série et luttent contre le binge watching. Ils formulent des demandes de retour à la consommation par rendez-vous » explique Clément Combes. Le binge watching semble être « une pratique en pleine évolution mais un peu surévaluée par rapport aux pratiques traditionnelles » selon l’analyse du chercheur, qui repose sur les premiers résultats de son enquête auprès de 3 000 panélistes. D’après lui, la mise en avant du binge watching ne doit pas faire croire qu’il s’agit d’une tendance de fond. « Les spectateurs ont tendance à jongler entre les différents modes de consommation et différents supports : il y a des séries qu'ils regardent en binge watching, d'autres qu’ils vont suivre en fonction de la diffusion télé » rappelle-t-il.

Si les pratiques de consommation des séries sont quelque peu surestimées, c’est qu’elles prennent une place plus importante dans l’espace médiatique. « L'intérêt pour ces deux pratiques est à mettre en lien avec la place des séries dans l'espace public, explique Claire Cornillon. On est face à une explosion de la médiatisation des séries ces dernières années, d'où un intérêt pour la manière dont les gens les regardent. On s'interroge désormais beaucoup plus sur la manière dont elles sont écrites, construites et reçues. » Malgré ces réserves, les deux chercheurs s’accordent à dire que binge watching et speed watching sont deux phénomènes non négligeables de la consommation sérielle, ayant des incidences sur la production, la diffusion et la réception des séries.

Quand la production de séries s’adapte aux pratiques de consommation

L’arrivée de Netflix a donné plus d’ampleur et de visibilité au phénomène. Selon Claire Cornillon, le développement de la plateforme de SVOD a accru le phénomène du binge watching en distribuant les séries par saison entière. « Avant, le binge watching ne pouvait se faire qu'a posteriori. On pouvait dans un premier temps regarder une série selon la périodicité télévisuelle et ensuite la revoir, ou bien la regarder en décalage une fois la saison achevée » explique la chercheuse. Désormais, le binge watching ne se pratique pas seulement pour des séries que l’on a déjà vues : on les découvre telles quelles avec une masse d’épisodes à disposition.

Le moment choisi pour la diffusion des saisons ne doit rien au hasard, remarque Clément Combes. Celle-ci se fait en amont des week-ends pour maximiser les effets sur les téléspectateurs. Dans cette recherche de conformité avec les pratiques des consommateurs de séries, on observe également « le développement de séries avec des saisons plus courtes, de dix épisodes au lieu d'une vingtaine », rappelle Claire Cornillon.
 
 Le binge watching et le speed watching bouleversent aussi la structure narrative  
Au-delà de la distribution des séries, le binge watching et le speed watching bouleversent aussi la structure narrative. Encore une fois, Netflix est un bon exemple : « leurs séries sont vraiment axées sur une intrigue principale et se perdent moins dans des intrigues secondaires » décrit Clément Combes, à l’opposé de la série The Walking Dead (AMC) « où certains épisodes sont centrés sur un ou deux personnages et passent ensuite à une autre intrigue qui concerne d'autres personnages, faisant ainsi que l'intrigue général se disperse. » De son côté, Netflix fait en sorte de « produire des sortes de grands films avec une intrigue qui se développe au fur et à mesure sans qu'il y ait vraiment de déviation. »

Les pratiques de visionnage rapide mettent à mal la patience de certains téléspectateurs, qui acceptent de moins en moins les épisodes de remplissage, alors que c’était le lot commun des séries jusqu’aux années 2010. La recherche du gain de temps concerne aussi d’autres éléments auparavant communs à toutes les productions comme les résumés en début d'épisodes ou même les génériques, qui disparaissent ou se réduisent de plus en plus.

Programmation TV des séries : une mort annoncée ?

S’il y a bien des acteurs de l’audiovisuel qui peuvent s’inquiéter du développement du binge et du speed watching, ce sont les chaînes de télévision. Effectivement, ces dernières peuvent craindre que de plus en plus de téléspectateurs ne supportent plus d’attendre une semaine entre deux épisodes et qu’ils s’orientent vers des séries dont la distribution correspond à leurs envies (sur Netflix) ou bien qu’ils attendent de pouvoir disposer de l’intégralité après leur diffusion à la télé. Les chaînes de télévision ont-elles perdu la main sur le moment où une série est diffusée et regardée ?

Dans un article de la revue Réseaux, Thomas Beauvisage, Jean-Samuel Beuscart et Sisley Maillard écrivaient que 76 % de la consommation totale d’une fiction est vue dans les cinq jours suivant sa diffusion à la télévision. En s’appuyant sur les enquêtes qu’il a menées, Clément Combes estime que les séries conservent « une forte dimension rituelle. » Pour s’en convaincre, il pointe « le buzz qui entoure la sortie ou la diffusion d'une série ou la problématique du spoiler. » Le spoiler est devenu aujourd’hui une marque d’impolitesse dans les rapports sociaux, alors que ce n’était absolument pas un enjeu il y a une dizaine d’années.

Claire Cornillon abonde dans ce sens : « si on se penche sur les séries à succès de ces dernières années, on se rend compte que sur la diffusion d'un épisode hebdomadaire, " l'événementialisation" de la série demeure. » Il apparaît donc une certaine hiérarchisation des séries : certaines comme Game of Thrones ayant une place trop importante pour le public pour ne pas être vues « comme tout le monde », en se conformant à l’agenda médiatique de HBO. Finalement, un effet d’agenda subsiste toujours, puisque toutes ne sortent pas au même moment de l’année ni selon les mêmes modalités.

Des pratiques qui questionnent notre rapport à la série

Le binge et le speed watching ont favorisé une forme de sélection au sein des séries, nous amenant par nous-mêmes à reconnaître comme étant meilleure une série qui se prête bien à ces pratiques. « Une série contenant moins d'épisodes, diffusée sur une chaîne du câble ou sur Netflix va être assimilée, dans l'inconscient collectif, à une fiction de qualité, explique Claire Cornillon. À l'inverse, une série périodique diffusée sur une chaîne de network et composée de vingt épisodes va être vue comme une fiction « commerciale. »

 Ce que le téléspectateur veut savoir en priorité, c'est ce qui va se passer ensuite 
La chercheuse raconte ainsi qu’elle observe beaucoup de commentaires sur The Walking Dead qui critiquent les épisodes qui marquent une pause dans le récit, alors que la série a justement fait le choix de garder une logique de diffusion hebdomadaire. Par ailleurs, le speed watching met l'accent sur l'intrigue : ce que le téléspectateur veut savoir en priorité, c'est ce qui va se passer ensuite. D'où l'enjeu du spoiler car l'intrigue est finalement devenue le seul élément important.
 
Un constat que Clément Combes remet en partie en cause, concernant le principe de communauté. « Certaines personnes que j'interroge me racontent le plaisir redoublé par le sentiment d'appartenir à une communauté sur le moment. Il y a ce besoin d'en parler autour d'eux, d'exprimer leur ressenti que ce soit sur Twitter, sur un blog ou un forum, et pour cela il faut être synchronisé. » Cependant, l’enquête du chercheur met en lumière une autre conséquence sur les téléspectateurs.

La consommation intensive, de l’ordre d’une saison par jour ou d’une série complète de trois ou quatre saisons sur un week-end, peut entraîner « un sentiment de déperdition, c'est-à-dire une perte du plaisir lié au visionnage, assorti d'un sentiment de culpabilité » expose Clément Combes. Le binge watching entretient donc une addiction qui peut mener à une lassitude, voire à un rejet des séries.

Speed watching : plus vite, mais moins bon ?

Quel avenir pour les séries ? Si le speed watching se développe dans les mois et les années à venir, des créations pensées et optimisées pour cette pratique pourraient voir le jour. « C'est une possibilité, car les producteurs qui ont les vues économiques, ont parfois intérêt à suivre les tendances. L'annonce de Netflix de la possibilité de produire des séries interactives s'inscrit dans cette logique » prédit Claire Cornillon.

Cependant, cette évolution n’apparaît pas souhaitable à ses yeux. Effectivement, produire des contenus adaptés au speed watching ajoute de nouvelles contraintes, aussi bien aux showrunners et aux scénaristes qu’aux producteurs. « Certains s'en accommoderont mieux que d'autres et arriveront à faire des contenus de qualité, comme c'est le cas avec les contraintes actuelles, mais tout dépend de la façon dont les créateurs s'empareront de celle-ci. »
 
Selon Claire Cornillon, s’adapter au speed watching nuira à la création en la bridant mécaniquement. En outre, le fait que certains producteurs de séries se conforment aux pratiques des téléspectateurs révèle une contradiction manifeste. « Les chaînes du câble et les services de SVOD se targuent de laisser une grande liberté aux créateurs par rapport aux networks, tout en cherchant à s'adapter aux désirs du public. »

 
Entre prendre le parti des téléspectateurs ou celui des créateurs, l’équilibre semble difficile à trouver. Dans un contexte économique où le téléspectateur a de la valeur, soit par l’audience qu’il représente, soit en raison du prix de son abonnement, et où dans le même temps, le téléchargement illégal séduit bon nombre d’entre eux, le choix pourrait tourner en défaveur des créateurs. D’autant plus que si « Netflix est pour l'instant à la pointe de ces préoccupations » comme le rappelle Clément Combes, « cela va toucher assurément tous les producteurs de contenus. »

--
Illustration : Ina. Martin Vidberg.

(1)

Lors d’un colloque organisé du 21 au 23 mai par l’Université Paris 8, l’Université du Québec à Chicoutimi et l’Ina. 

(2)

Appelé également suspense. 

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