Comment les industries créatives structurent-elles les espaces urbains ?
La localisation des industries créatives dans les espaces urbains, et les relations qu’elles tissent avec leur territoire, découlent des ressources qu’elles convoitent dans le tissu urbain. Par définition, les industries créatives sont des industries qui reposent essentiellement sur le capital humain et qui sont soumises à de fortes incertitudes (économie de prototypes). Il découle de cette condition deux besoins principaux : une certaine centralité pour faciliter les interactions sociales et un coût du foncier assez bas.
L’importante atomisation du secteur (en dehors de quelques grands groupes, comme les chaines de télévision) pourrait se traduire par une répartition diffuse des industries créatives dans l’espace urbain - d’autant que la révolution numérique accentue la possibilité de travailler en réseau. Ubisoft par exemple est présent en France sous la forme de trois studios, à Paris, Annecy et Montpellier, et les studios Ubisoft Montpellier sont eux-mêmes situés dans un local de bureaux en périphérie de ville. Cependant, la dispersion géographique n’est pas en réalité le trait caractéristique des industries créatives.
En effet, la localisation effective des industries créatives nous montre une tendance au regroupement et à la création de centralités sous forme de quartiers spécialisés, parfois appelés
clusters créatifs : télévision et cinéma dans la Plaine-Saint-Denis et à Boulogne-Billancourt, télévision à Issy-les-Moulineaux, édition dans le Quartier latin, etc.
On observe une tendance au regroupement et à la création de centralités sous forme de quartiers spécialisés, parfois appelés clusters créatifs.
L’INSEE avance la définition suivante des clusters créatifs : « la concentration d’entreprises et d’actifs du secteur créatif géographiquement proches ». Selon l’IAU « la présence simultanée d’une main-d’oeuvre spécialisée, des consommateurs et des producteurs de contenu, des donneurs d'ordre, des institutionnels et des organismes financiers crée les synergies et l’identité du cluster créatif ». Cette dynamique de regroupement en clusters a pour effet de donner de la visibilité à ces acteurs, d’élargir un marché du travail très pointu (ingénieurs son, chefs opérateurs etc.), et surtout de permette d’avantage d’interactions sociales. Dès lors, la ville, en tant qu’espace d’interaction, joue un rôle déterminant dans un processus de production artistique, « le territoire métropolitain se substitue à l’entreprise comme support de l’organisation de la production » - d’où l’importance des atmosphères urbaines (bohême etc...) promues par Florida. Par les liens qu’elles tissent avec le territoire et ses acteurs, les industries créatives s’organisent en
systèmes territoriaux plus ou moins resserrés reliant entreprises, acteurs publics, établissements d’enseignement, lieux de sociabilité, …
Studios Ankama à Roubaix
Les clusters créatifs peuvent occuper d’anciens territoires en friche, souvent en marges des espaces urbains (le port, la première couronne industrielle...). De nombreuses entreprises créatives investissent des espaces délaissés et y créent de nouvelles centralités. Ces espaces sont choisis parce qu’ils offrent un coût foncier faible pour une large surface et qu’ils permettent souvent d’y déployer un mode de vie alternatif (en particulier dans le cas de squats d’artistes) ; parfois, on goûte même à l’esthétique délabrée du lieu. La friche industrielle réinvestie par des industries innovantes est devenue un lieu symptomatique de la création contemporaine.
La friche est devenue un signe si associé à la modernité que les pouvoirs publics se l’approprient parfois sans attendre la venue spontanée de créatifs.
On peut suivre ce phénomène à Roubaix, avec l’occupation d’une ancienne usine textile par le studio de jeux vidéo Ankama : petite entreprise de trois employés créée en 2001 dans un local de Roubaix, Ankama s’installe rapidement dans la ruche d’entreprise de Tourcoing, avant d’investir en 2007 l’ancienne Maison Vanoutryve, une manufacture de tissus pour ameublements partie pour la Belgique en 2001. La friche est devenue un signe si associé à la modernité que les pouvoirs publics se l’approprient parfois sans attendre la venue spontanée de créatifs, dans une double logique de soutien à la création et de patrimonialisation des héritages industriels : on fait de ces espaces des lieux d’exposition, comme la Sucrière à Lyon qui est investie par la Biennale de l’Art Contemporain, ou encore des espaces de création, comme à Loos-en-Gohelle, dans la périphérie de Lens, où un ancien terril est réaménagé par Culture Commune, la Scène Nationale du Bassin Minier du Pas-de-Calais.
La Sucrière à Lyon
L’échange des industries créatives et de ses acteurs avec le territoire varie selon leur localisation intra-urbaine et la composition de leur environnement direct (le quartier). On peut généralement considérer que les industries créatives sont génératrices de centralités, soit limitées aux agents professionnels (employés et partenaires), soit étendues au reste des urbains. Lorsque la localisation est centrale, l’entreprise contribue au dynamisme global du quartier mais son impact est dilué par la présence d’autres acteurs urbains eux aussi générateurs de pratiques. Lorsque ces industries sont présentes en grand nombre (comme les maisons d’édition à Saint-Germain-des-Prés), elles peuvent insuffler une identité au quartier à travers toutes les marques extérieures de leur présence – vitrines, librairies, cafés mythiques etc. À Boulogne, où les producteurs audiovisuels sont nombreux mais peu visibles, l’identité est moins marquée.
La transformation socio-économique du quartier peut exclure petit à petit les populations locales, sous des dehors de véritable réussite.
Lorsque les industries occupent des espaces périphériques, la création de centralité est plus sensible : les entreprises du numérique et de l’audiovisuel restructurent la Plaine Saint-Denis, attirent de nouveaux commerces, et contribuent à la augmentation des prix du foncier. Si ces dynamiques bénéficient au quartier d’un point de vue général, elles peuvent ignorer, voire pénaliser, les populations résidentes : dans le cas de la Plaine Saint-Denis, les entreprises recrutent des employés dans l’ensemble de l’agglomération et n’emploient de fait que peu de locaux, alors que leur présence augmente la pression immobilière et attire des commerces qui ne s’adressent pas aux locaux. La transformation socio-économique du quartier peut ainsi exclure petit à petit les populations locales, sous des dehors de véritable réussite. Cependant, les industries créatives ne sont pas le seul facteur à l’origine de ces processus, qui sont largement portés par la dynamique géographique générale de l’agglomération parisienne (gentrification des quartiers populaires centraux et des communes de la première couronne...). On constate aussi que l’échange des industries créatives avec le territoire dépend de la nature de ces industries. Les médias de masse montrent un rapport faible au territoire, puisque par définition le produit de leur industrie sera vendu et consommé sur un territoire beaucoup plus large – national dans le cas de la télévision, international dans le cas du cinéma, du jeu vidéo et de la création numérique. À l’opposé, le spectacle vivant est une industrie fondamentalement locale. Entre ces deux pôles, les industries du design et la mode peuvent offrir des espaces d’exposition et des interactions plus variées avec le territoire et ses pratiquants.