Donald Trump sur son téléphone.

Donald Trump sur son téléphone lors d'une table ronde à la Maison-Blanche, le 18 juin 2020.

© Crédits photo : Saul Loeb/AFP.

Pourquoi la « déplateformisation » de Trump était inévitable

La suppression du compte Twitter du président américain, et sa suspension temporaire d’autres plateformes ont soulevé des inquiétudes et ont parfois été jugées arbitraires. Mais ces décisions montrent aussi qu’un cadre d’autorégulation a été imposé à ces plateformes par une mobilisation de nature politique.

Temps de lecture : 10 min

L’invasion du Capitole, mercredi 6 janvier, par des supporteurs radicalisés de Donald Trump après que ce dernier les a invités à y marcher, a créé une onde de choc à travers le monde. Dans la foulée, et sous la pression, les principales plateformes des médias sociaux ont suspendu les comptes personnels du président étatsunien encore en exercice, ouvrant ainsi un large débat sur la liberté d’expression en ligne et le pouvoir exorbitant des acteurs oligopolistiques de la Silicon Valley. Ces derniers, loin de constituer des pouvoir transcendants et autonomes, apparaissent désormais clairement pour ce qu’ils sont : des entités politiques qui font l’objet de luttes internes et externes avec comme enjeu rien de moins que le fonctionnement démocratique de l’espace public numérique. 

Facebook : une réaction quasi-immédiate

Dans les heures qui ont suivi l’irruption des manifestants dans le Capitole, Facebook a annoncé la suppression d’une vidéo publiée sur le compte de Donald Trump dans laquelle ce dernier demandait à ses supporteurs de rentrer chez eux, tout en réitérant des propos mettant en doute les résultats des élections. Il en a été de même pour Instagram. Après l’avoir signalée comme problématique, Twitter et YouTube ont également supprimé cette vidéo. Dans la nuit du 6 janvier la pression est montée d’un cran après que les images du saccage du Capitole ont circulé dans le monde entier, provoquant l’indignation générale.

C’est ainsi que, dans la matinée du 7 janvier, Mark Zuckerberg a publié une déclaration au contenu très politique, dans laquelle il annonce la suspension, pour une durée indéfinie mais d’au moins deux semaines, des comptes officiels de Donald Trump sur toutes ses plateformes. Le P.D-G. de Facebook explique que, jusque-là, celui-ci avait permis au président de s’adresser au monde, même quand il tenait des propos « controversés », afin de garantir le droit à l’information du public. C’est d’ailleurs le même argument qu’il avait utilisé pour justifier la décision de maintenir les publicités politiques et le micro-ciblage pendant la campagne présidentielle, malgré les critiques. Cependant, selon Mark Zuckerberg, la validation de l’élection de Joe Biden par le Congrès a changé la situation : Facebook est désormais utilisé par Donald Trump et ses supporteurs « pour inciter à une insurrection violente contre un gouvernement démocratiquement élu », ce qui ne peut plus être toléré.

screen compte Facebook Trump
Le compte Facebook de Donald Trump, suspendu le 7 janvier. Capture d'écran Facebook.

Cette initiative forte, et surprenante de la part du dirigeant étant donné ses positions antérieures, vise à se défendre face aux critiques récurrentes formulées à l’encontre de Facebook depuis la désastreuse affaire Cambridge Analytica. Ces critiques ont gagné en intensité depuis le rapprochement récent entre Facebook et le camp républicain et commençaient à inquiéter sérieusement en interne : en juin des centaines d’employés de Facebook ont débrayé pour exiger que leur entreprise prenne des mesures contre la rhétorique haineuse que Trump diffusait depuis ses plateformes. Plus récemment, les responsables de la société ont été obligés de censurer des forums internes dans lesquels des employés exigeaient la suppression du compte de Trump — une mesure également revendiquée par d’anciens cadres influents comme Alex Stamos, ex-responsable de sécurité de Facebook et désormais professeur à Stanford.

Un revers majeur sur Twitter

Twitter a dans un premier temps été plus prudent. Le 6 janvier au soir, il a suspendu le compte de Donald Trump pour douze heures, demandant au président sortant d’effacer trois messages litigieux qui mettaient en cause le résultat des élections, et contrevenaient donc à la « Politique en matière d'intégrité civique » de la plateforme.  

Cet ensemble de règles, qui fait partie des Directives et politiques générales de Twitter, vise à empêcher l’utilisation de la plateforme pour « manipuler ou interférer dans des élections ou d'autres processus civiques », par exemple en diffusant des informations trompeuses sur les procédures de participation. Et en septembre dernier, Twitter avait anticipé la situation actuelle en ajoutant dans les contraventions possibles le fait de « revendiquer la victoire avant la certification des résultats des élections et d’inciter à un comportement illégal pour empêcher la mise en œuvre procédurale ou pratique des résultats des élections ».

Le 7 janvier, Donald Trump a donc obtenu la réactivation de son compte après avoir effacé les tweets incriminés. Mais les responsables de Twitter ont prévenu qu’ils adopteraient des mesures plus drastiques en cas de récidive. Dans la nuit, plus de trois cent employés de Twitter ont adressé une lettre ouverte à Jack Dorsey exigeant la suspension permanente du compte @realDonaldTrump. Reconnaissant les efforts du management pour faire face au discours haineux du président, ils constataient aussi leur insuffisance après les événements du Capitole. Les employés exigeaient également une enquête interne sur les manquements de l’entreprise ces dernières années ayant conduit à la situation actuelle. Le 8 janvier au matin, Donald Trump a publié deux nouveaux tweets qui ont fini par causer sa suspension permanente.

Compte twitter de Trump suspendu.
Capture d'écran du compte Twitter de Donald Trump le 8 janvier. Crédit photo : Eric Baradat/Twitter/AFP.

Cette décision constitue un revers majeur pour Donald Trump. Celui-ci a bâti la stratégie de communication politique qui l’a mené à la Maison Blanche sur un usage intensif de Twitter. Il y avait créé un style de discours à succès, simpliste, impulsif et brut, en rupture avec la langue de bois habituelle des politiques professionnels. Ses messages étaient suivis par 88 millions d’abonnés et repris massivement par les médias et les commentateurs politiques, ce qui lui a permis d’attirer en permanence l’attention du public et de fixer l’agenda médiatique sur ses sujets de prédilection. Au passage, Donald Trump s’en prenait régulièrement à des cibles détestées par sa base électorale comme les musulmans, les immigrés latinos ou les manifestants du mouvement Black Lives Matter qu’il avait qualifiés de voyous (« thugs ») en mai dernier — ce qui avait déclenché les premières mesures punitives de la part de Twitter. Privé de son compte personnel, Trump n’a plus à disposition cette arme de communication massive qu’il avait si bien utilisée par le passé.

Le communiqué publié par Twitter pour justifier sa décision explique que Donald Trump a ignoré les avertissements en tweetant , le 8 janvier, deux messages qui ne respectaient pas la politique du réseau social contre l’« Apologie de la violence ». En reprenant la même argumentation que Facebook, Twitter justifie sa tolérance passée envers les propos douteux de Trump par le principe d’« intérêt public » qui consiste à assurer la communication directe entre gouvernants et citoyens, et ainsi permettre à ces derniers de demander des comptes aux responsables politiques. On distingue ici une tentative de Twitter, comparable à celle de Facebook, de justifier pourquoi on interdit aujourd’hui ce qu’on tolérait hier.

Ceci est d’autant plus flagrant que les deux tweets qui ont finalement causé la suspension du compte de Donald Trump ne faisaient pas explicitement l’apologie de la violence, alors que, comme le relève Damien Leloup du Monde, « Donald Trump a publié, durant son mandat, des milliers de messages bien plus menaçants que celui-ci, sans jamais être sanctionné d’aucune manière. » C’est le contexte qui, argumente Twitter, rend ces deux derniers tweets contraires à ses règles d'utilisation, en étant ou pouvant être interprétés comme une incitation à commettre de nouvelles violences menaçant la transition du pouvoir.  

Google suspend à son tour

Google, de son côté, a suspendu le 12 janvier le compte officiel de Donald Trump sur YouTube pour au moins sept jours. Une vidéo du président américain a été retirée, au motif qu’elle ne respectait pas sa politique contre l’incitation à la violence. La plateforme a également supprimé des dizaines de milliers de contenus et de comptes de ses supporteurs. Entre septembre et décembre 2020, plus de 8 000 chaines qui diffusaient des vidéos au contenu préjudiciable et trompeur en lien avec les élections (« harmful and misleading ») ont été supprimées. Le 7 janvier, YouTube a repris le même argument que Facebook en annonçant qu’à la suite de la validation de l’élection de Joe Biden par le Congrès, quiconque diffuserait des vidéos comportant des fausses allégations (« false claims ») concernant le résultat électoral recevrait un premier avertissement. En somme, ce qui hier relevait de la liberté d’expression selon Google est devenu aujourd’hui une atteinte à la démocratie.

capture d'écran du compte Youtube de Donald Trump.
Le compte YouTube de Donald Trump, suspendu le 12 janvier. Capture d'écran YouTube.

Selon le règlement de YouTube, toute chaîne ayant reçu trois avertissements en 90 jours est définitivement supprimée. L’application de cette mesure n’a pas tardé puisque la chaine « War Room » (300 000 abonnés) de Steve Bannon, ancien conseiller du président américain et théoricien de l’extrême droite étatsunienne, a été supprimée vendredi 8 janvier. La suppression est intervenue quelques heures après que Rudolph Giuliani — ancien maire de New York et avocat de Donald Trump — a déclaré, lors d’un streaming en direct organisé par Steve Bannon, que les élections de novembre étaient entachées de fraude.

Google a également pris une autre mesure importante en suspendant — de même qu’Apple et Amazon — la distribution de l’application Parler de son Play Store jusqu’à ce que celle-ci améliore son dispositif de modération de contenu pour éviter des « menaces pour la sécurité publique ». Parler est un média social vers lequel de nombreux partisans de Donald Trump ont migré après avoir été bannis de Twitter et de Facebook.

Ces actions de Google s’expliquent par la pression externe mais aussi par les remous internes qui secouent l’entreprise depuis quelques semaines. Début décembre, Timnit Gebru, une éminente chercheuse en intelligence artificielle, a été congédiée par Google pour avoir critiqué son employeur. À la suite de cette affaire, de nombreux salariés de Google ont protesté contre la décision de l’entreprise californienne de limiter la liberté académique et d’expression de ses scientifiques à travers une nouvelle procédure de contrôle très contraignante avant la publication de leurs travaux. Par ailleurs, Google doit faire face à une situation inédite depuis la création du premier syndicat officiel en son sein, vingt-deux ans après la naissance de l’entreprise. Ce syndicat regroupe des salariés du groupe Alphabet, dont Google fait partie, et des sous-traitants. À peine créé, le 4 janvier, l’Alphabet Workers Union (AWU) a publié un communiqué dans lequel il exigeait la suppression du compte officiel de Donald Trump sur YouTube en affirmant que « les médias sociaux, dont YouTube, portent une énorme responsabilité dans le développement du mouvement fasciste aux États-Unis ».

Un débat légitime sur la liberté d’expression et la censure politique

Suivant l’exemple des « grands », d’autres plateformes comme Twitch, appartenant à Amazon, Discord, Snapchat et Reddit ont fermé temporairement ou définitivement des comptes et des serveurs associés à Donald Trump et à ses partisans les plus radicaux. On se trouve donc dans une situation inédite dans laquelle le président encore en exercice des États-Unis ne peut plus s’exprimer directement à partir de son propre profil dans la majorité des médias sociaux.

Cette situation a déclenché des nombreuses réactions inquiètes, à juste titre, du pouvoir que détiennent ces plateformes pour encadrer et limiter la liberté d’expression des élus. En France, la classe politique, y compris à gauche, a largement condamné ces suspensions de compte, jugées arbitraires et menaçant le débat public. Damien Leloup, du Monde, est quant à lui indigné devant l’hypocrisie des grandes plateformes dont les mesures, tardives, « ne doivent pas faire oublier leur part de responsabilité dans l’émergence d’un terreau propice aux théories complotistes, ni leur difficulté à mettre en place des politiques de modération transparentes et légitimes ».

Ces inquiétudes sont évidemment justifiées. Si les mesures qui concernent aujourd’hui Donald Trump peuvent réjouir ses opposants, ne peuvent-elles pas, demain, les menacer à leur tour ? Les cas de censure arbitraire sur ces plateformes sont légion et ne se limitent pas à l’extrême droite raciste, homophobe et sexiste. Des médias alternatifs professionnels, mais aussi des auto-médias des mouvements sociaux engagés contre le néolibéralisme, les injustices sociales et environnementales — voire le principe même de démocratie représentative ou de l’ « État bourgeois » (« gilets jaunes », Extinction Rebellion, zadistes, antifascistes, anarchistes, etc.) — ont par exemple vu leur audience réduite par Facebook, comme le rapportait Médiacités. Or ces plateformes sont indispensables à des courants politiques contre-hégémoniques ou d’idées peu voire pas médiatisés.

D’autre part, pointer l’hypocrisie et l’incompétence des plateformes est également absolument justifié. Ces dernières se sont longtemps accommodées des discours haineux et manipulateurs tant qu’ils généraient discrètement de l’« engagement » et donc des recettes publicitaires. Par ailleurs, les campagnes de désinformation et de propagande sur les médias sociaux ont influencé des processus électoraux dans des nombreux pays comme aux Honduras, en Ukraine, en Équateur ou en Inde, sans parler du rôle des discours de haine propagés sur Facebook dans le génocide des Rohingya à Myanmar. On sait aujourd’hui que si ces drames n’ont pas été évités, c’est pour des raisons triviales comme le manque de moyens humains consacrés au contrôle des usages à risque et à la modération de contenu, la mauvaise coordination entre services ou tout simplement l’absence d’intérêt et de considération pour ces pays qui constituent des « petits marchés ».

Une « déplateformisation » nécessaire

Cependant tous ces arguments ne suffisent pas à disqualifier le caractère historique et intrinsèquement positif de la décision de Facebook, Twitter et Google de suspendre les comptes de Donald Trump. Car contrairement à ce qui est dit ici et là, il ne s’agit pas d’une décision « arbitraire » mais d’un impératif imposé aux plateformes oligopolistiques par un puissant mouvement populaire qui a atteint son paroxysme aux États-Unis après le traumatisme causé par les événements du Capitole, mais qui le précède. Depuis des années l’ensemble des organisations politiques progressistes, des défenseurs des droits civiques et des organisations antiracistes demandent, sans succès, aux plateformes de priver de leur tribune numérique Donald Trump et ses amis suprématistes. S’y sont joints les travailleurs des plateformes qui commencent à s’organiser et à revendiquer le droit de participer aux décisions qui influent sur le fonctionnement des entreprises pour lesquelles ils travaillent.

Dans le même temps, les États et les organisations supranationales comme l’Union européenne sortent de leur passivité qui a duré plus de vingt ans et commencent à se saisir de la question de la régulation de l’économie numérique de sa taxation. Il y a donc une prise de conscience généralisée de la puissance exorbitante des acteurs oligopolistiques de l’internet et une exigence sociale de plus en plus forte pour qu’ils rendent des comptes. Cette exigence a poussé certaines plateformes à former progressivement un corpus de règlements de plus en plus précis et de plus en plus politiques, dans le sens où ils sont amenés à défendre les valeurs qui sous-tendent les démocraties libérales. La « Politique en matière d'intégrité civique » de Twitter citée précédemment en est un exemple remarquable.

À moins de revendiquer, comme l’avait fait Elisabeth Warren, un contrôle plus direct des géants du web par la puissance publique, – il est nécessaire pour tous les acteurs et mouvements sociaux, sans attendre l’impulsion des gouvernements, d’imposer un cadre de régulation démocratique de l’expression politique en ligne aux entreprises privées qui en sont les vecteurs. Dans La Société ouverte et ses ennemis (1945), Karl Popper écrivait : « Je n'implique pas, par exemple, que nous devions toujours supprimer l'énoncé des philosophies intolérantes ; tant que nous pourrons les contrer par des arguments rationnels et les contrôler par l'opinion publique, la suppression serait très imprudente. Mais nous devons revendiquer le droit de les supprimer si nécessaire, même par la force. » Dans cette lutte de longue haleine, dont le champ d’action s’étend aujourd’hui aussi sur les médias sociaux, le fait de réduire au silence le principal pôle de discours fascisant de notre époque est un pas dans la bonne direction.

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