Couverture du livre Des hommes comme les autres

Démythifier le correspondant

Avec une franchise rare et une bonne dose d’humour, un ancien correspondant installé au Moyen-Orient nous décrit son métier, entre déformations de l’information, manipulations des sources et raccourcis simplistes.

Temps de lecture : 6 min

Du Caire à Jérusalem en passant par Bagdad et Damas, Joris Luyendijk a couvert l’actualité du Proche et du Moyen-Orient pour le compte du Volkskrant, journal progressiste hollandais. De retour, il fit « ce que fait tout bon correspondant de retour au pays : […] écrire un livre sur l’état des choses dans [s]a zone de couverture »(1) Et l’on ne peut que l’en remercier, ne serait-ce que pour les pistes deréflexions critiques qu’il envisage.

Parachuté presque par hasard sur le terrain, sans acquis journalistique préalable mais avec de bonnes
connaissances de la langue arabe, Joris Luyendijk s’installe en Egypte et, en bon Candide, s’émerveille : « je pensais que les journalistes savent ce qui se passe dans le monde, que les bulletins d’informations en donnent une vue d’ensemble, et que celle-ci peut être objective »(2) . Le temps passant, le voile de cette naïveté de débutant ne fera que se lever, chaque jour un peu plus. Et c’est ce qui est le plus intéressant dans cet ouvrage : suivre l’auteur dans sa découverte d’un monde étrange, empli de codes, de nuances et de filtres. Un monde bien loin des stéréotypes habituels d’aventuriers intrépides, n’ayant pour raison de vivre que de délivrer l’Information avec un grand « i » : la vérité vraie, objective.

La dateline, principale légitimité du correspondant

Aujourd’hui, Joris Luyendijk balaie toutes ces caricatures avec un humour parfois cynique : « Je dus
couvrir depuis Le Caire des émeutes d’étudiants qui éclatèrent en Iran, car Téhéran était bouclée.
Combien de lecteurs et d’auditeurs se sont-ils rendus compte que depuis l’Egypte je ne pouvais même pas joindre directement l’Iran au téléphone, que Le Caire était le pire endroit au monde pour suivre ces désordres et que ma connaissance du persan s’étendait à six mots exactement ? Peu, j’espère. »(3)

Mais qu’importe : pour un écrasante majorité du public, Joris Luyendijk était on ne peut plus légitime. Et pire, pour sa rédaction aussi, selon le sacro-saint principe de la dateline (4) : « Les rédacteurs en chef semblaient jauger leurs correspondants et reporters dans une large mesure sur [la] dateline. Avaient-ils "l’info" et "y" étaient-ils ? » (5)

Après tout, qu’importe ce que dit le correspondant, du moment qu’il le fait du bon endroit ? « Tout va pour le mieux dans le meilleur des monde » en somme, mais pas pour Joris Luyendijk.

Orientalisme et agenda setting : exemples de prismes déformants

Car petit à petit « grandissait un sentiment de malaise »(6) . Happé par le tourbillon de l’information,
aiguillé par une maison mère attentive aux ventes et aux attentes du lectorat, Joris Luyendijk semble
passer à côté de quelque chose : « d’après mes archives, non seulement mes articles ne reflétaient pas mes expériences positives du monde arabe, mais je contribuais même à répandre l’image d’Arabes sinistres, dangereux et bizarres. L’organisation des actualités fait que j’écrivais sur les ‘’hommes en colère’’ qui brûlaient des drapeaux et scandaient des slogans, mais ne disposais pas d’espace pour y ajouter ce qui se déroulait hors-champ. »(7) Triste réalité qui n’est rien d’autre que l’exemple concret dela théorie de l’agenda setting(8) . Car en sa qualité de correspondant, Joris Luyendijk ne produit pas d’information ou si peu. Le plus souvent, il transmet celle qui lui parvient soit des agences de presse (AFP, AP, Reuters), principaux producteurs, soit des journaux ou chaînes de références, à laquelle il ajoute son analyse et quelques renseignements glanés sur place. Mais en aucun cas il ne « fait » l’actualité. L’auteur l’avoue d’ailleurs, avec une pointe de regret : « Mon travail consistait exclusivement à couvrir des conférences au sommet, des attentats, des bombardements ou des manoeuvres diplomatiques. Mais "La fierté des Egyptiens malgré la pauvreté", "Criminalité et alcoolisme largement inférieurs dans le monde arabe" et "Les Arabes moins provocants que les Occidentaux"… ne faisaient pas l’actualité. »(9) Comme le veut la théorie de Mc Combs et Shaw, l’agenda setting n’impose pas au public comment penser, mais à quoi penser. Et au même titre que le public lambda, le correspondant n’échappe pas à la règle, même s’il aimerait quelquefois s’y soustraire.

A la question de la « mise en agenda » s’ajoute le prisme de la représentation, tel qu’a pu le définir
Edward Saïd dans son ouvrage L’Orientalisme. Conscient des risques d’un tel raisonnement,
l’auteur tente d’émettre de nouvelles grilles de lectures sur le monde arabe, mais se heurte rapidement à l’incompréhension de sa rédaction, et plus encore de son lectorat. Comme il le dit lui-même, « Le
‘’monde arabe’’ est très diversifié, mais mes collègues et mes proches aux Pays-Bas n’en avaient
aucune idée. […] Les habitants du Moyen-Orient étaient souvent mis dans le même sac. », ou encore
« L’ignorance touchait même certains lecteurs fidèles, et je me rendis compte que je ne pouvais pas y
faire grand chose. »(10) Si l’on incorpore à cette incompréhension les préjugés voire un certain
ethnocentrisme que peuvent avoir quelques lecteurs, le tableau se noircit encore plus.

Les filtres que sont l’Orientalisme et l’agenda setting rendent la tâche du correspondant dans le monde arabe éprouvante, plus encore que celle d’un rédacteur ordinaire. Antoine Sfeir le fait d’ailleurs remarquer dans sa préface : « Il ne s’agit pas d’effectuer un simple reportage, résultat d’un bref séjour de quelques jours dans un pays occidental dont on partage au départ la culture et la manière de vivre ; il faut pénétrer un monde étrange et étranger. »(11) La limite entre le « vécu », le « pensé » et le « transmis » devient infranchissable.

Agences de communication, spin doctors et talking heads

Si la dateline et l’agenda setting sont des contraintes quasi inhérentes au métier même de journaliste, des contraintes exogènes peuvent également apparaître et jouer le rôle de nouveaux prismes déformants. C’est le cas des agences de communications, des spin doctors et autres talking heads, « payés par des gouvernements occidentaux, en jargon : des ‘’donateurs’’ »(12) . Que ce soient des firmes nationales spécialistes de la communication en temps de crise ou des militants locaux des droits de l’hommes en quête de subsides et donc de notoriété ou de publicité, leurs actions vont automatiquement impacter le traitement de l’information. L’auteur prend l’exemple historique de la firme Hill & Knowlton, qui déclencha un soutien populaire conséquent à l’intervention étasunienne lors de la seconde guerre du Golfe, grâce à une campagne de communication rondement menée(13) .

La désinformation, la manipulation et la dissimulation rendent le travail de journaliste d’autant plus difficile qu’il ne peut avoir confiance en ses sources et est souvent contraint de se limiter à l’information institutionnelle, qui n’est pas pour autant plus fiable. L’Occident n’échappe d’ailleurs pas à la règle : que ce soit au Central Command (CentCom) américain installé au Qatar ou à l’Isrotel israélien transformé en centre de presse pour certaines occasions, « les médias [sont] sans cesse manipulés et retravaillés par les parties concernées »(14) . Car aujourd’hui, il est clair que la guerre de l’image est tout aussi importante que la guerre du terrain, si ce n’est plus(15) . L’auteur le dénonce lui-même, citant le directeur du Service de presse israélien : « Ce qui compte, ce n’est pas ce qui s’est passé. Ce qui compte, c’est comment ça passe sur CNN »(16) .

Le temps de l’analyse ou la découverte d’un paradigme

Après un passage prolongé en Israël et en Palestine, Joris Luyendijk s’envole direction le Koweït, quelques jours avant l’attaque étasunienne : « Le préambule à la guerre fut une répétition de mes expériences passées dans le monde arabe et en Terre sainte, en accéléré. Les marionnettes portaient de nouveaux noms, mais les ficelles auxquelles elles étaient attachées, m’étaient très familières. Que les filtres, distorsions et manipulations des années passées n’étaient pas des incidents mais un canevas, je le compris au Koweït »(17) . Paradigme d’un traitement de l’information biaisé, cette guerre sera pour l’auteur le véritable déclencheur de l’écriture de cet ouvrage. Après avoir subi les divers filtres que nous venons de décrire, de manière consciente ou non, Joris Luyendijk décide de les analyser et, surtout, de les présenter au grand public. En ayant choisi « d’élaborer une tension narrative en tentant d’y emporter le lecteur et de lui faire vivre [s]on propre étonnement croissant et [s]a stupeur »(18) , l’auteur ne se limite pas à un éternel livre de journaliste pour les journalistes. En dévoilant une part de mystère du métier de correspondant et en n’hésitant pas à faire part au lecteur de ses expériences, Joris Luyendijk se veut plus dans une optique de dialogue avec le lecteur que dans une optique universitaire ou encore intra-professionnelle, objectif qu’il nourrit avec une bonne dose d’humour et une franchise qui peut quelquefois déranger.

En démythifiant l’image caricaturale que l’on se fait des correspondants, Des hommes comme les autres s’inscrit comme un véritable plaidoyer pour un autre traitement de l’information. Mais si Joris Luyendijk redonne ses lettres de noblesses à une littérature d’analyse critique, dans une lignée certes moins militante que celle balisée par les écrits de Pierre Bourdieu ou de Serge Halimi(19) , il n’en reste pas moins qu’aucune solution n’est proposée. En faisant la liste et en analysant les principaux filtres qui déforment l’information, Joris Luyendijk met à la portée de tout un chacun les théories moins abordables de Noam Chomsky et d’Edward Herman voire, dans un autre registre et avec un style bien particulier, d’un Marcel Ophuls(20) . Mais les perspectives, les réponses à ces problèmes, restent inexistantes : comment, en tant que journaliste et en tant que public, lutter ou au moins se prémunir contre de telles déformations de l’information ? Là est toute la question, et l’on aurait apprécié le point de vue de l’auteur sur ce point. Mais pour autant, la lecture de cet ouvrage reste une bonne manière de relancer le débat sur le traitement de l’information, débat à plus forte raison nécessaire en ces temps de mutations du journalisme, où la gratuité et l’instantanéité bouleversent les pratiques de production et, surtout, de réception de l’information.

    (1)

    p. 16 

    (2)

    p. 22 

    (3)

    p. 86 - 87 

    (4)

    La dateline est un texte bref, situé avant le début d’un article, qui précise le lieu d’écriture de celui-ci et, quelques fois, la date. Ex : Buenos Aires, correspondant / Jérusalem, envoyé spécial 

    (5)

    p. 30 

    (6)

    p. 39 

    (7)

    p. 45

    (8)

    L’agenda setting est une théorie proposée par Maxwell McCombs et Donald Shaw dans les années 70. Pour les auteurs, les médias influencent leurs publics par le choix des sujets traités, mais également par l’importance qu’ils y consacrent. Ainsi, plus un sujet est traité plus il devient important au yeux du public. Ce qui implique que des sujets peu traités sont considérés comme moins importants par celui-ci. 

    (9)

    p. 44 

    (10)

    p. 51 

    (11)

    p. 9 

    (12)

    p. 57

    (13)

    p. 218 – 219. A propos de cette affaire, voir l’article «  

    (14)

    p. 125  

    (15)

    Voir à ce propos l’article « Une guerre qui ne dit pas son nom», Théo Corbucci, nonfiction.fr, 25/09/2009.

    (16)

    p. 125

    (17)

    p. 204 

    (18)

    p. 230

    (19)

    Lire à ce propos Pierre Bourdieu, Sur la télévision, Raisons d’agir, 1996 ; et Serge Halimi, Les nouveaux chiens de garde, Raisons d’agir, 2005. 

    (20)

    Lire à ce propos Noam Chomsky et Edward Herman, La fabrication du consentement : De la propagande médiatique en démocratie, Agone, 2008 ; et voir le documentaire de Marcel Ophuls, Veillées d’armes, Arte vidéos, 2006.

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