Yann Bastard

© Crédits photo : Yann Bastard

Danger de l’image, image en danger

Paradoxalement, le tout-image contemporain risque de créer une crise de confiance en l’image. L’examen de la mutation dans la fabrication des images de guerre montre comment une image qui ne joue plus son rôle éthique met l’image en danger. Un danger généralisable à toute image fixe ou en mouvement.

Temps de lecture : 10 min

Apparemment, nous sommes dans l’ère du tout-image. C’est un fait, il n’y a jamais eu autant d’images fabriquées, d’images diffusées, d’images postées, d’images reçues, d’images adorées. Mais ce tout-image n’est-il pas le signe d’un tout à l’ego ? Cela n’est pas impossible, en effet, que cette prolifération des images soit le symptôme d’un appétit non tant de voir et connaître le monde, voire de s’interroger sur lui et à son propos, que de se voir, ou plutôt de voir sa propre image à travers les images du monde : le narcissisme des hommes face aux images mettrait en danger non seulement l’image, mais aussi les hommes, car cela les plongerait dans l’amour de leur propre image — en leur faisant croire que c’est l’amour de soi ; l’égoïsme n’est peut-être pas honorable moralement, mais est moins illusoire.

D’où l’aliénation des hommes qui croiraient — grâce à l’image — s’intéresser au monde, aux autres, à leur moi, alors qu’ils seraient prisonniers de leur propre image ou, pire, de leurs propres images. D’où le danger pour l’image qui ne jouerait plus son rôle et deviendrait une image servile. Outre que les images sont souvent, plus qu’avant, fabriquées à des fins idéologiques et de pouvoir.

Ainsi, paradoxalement, le tout-image contemporain ne risque-t-il pas de déboucher sur une crise de l’image, sur une crise de confiance en l’image ? Bref, l’image est-elle en danger ?

Un examen des images de guerre permet de mieux comprendre les usages, les présupposés de toute image, car les raisons de leur détermination sont moins masquées. Mais il en va de même pour toute image : le danger la guette. Comprenons comment.

 

L’image servile

Le premier danger pour l’image se joue dans sa fabrication ; c’est là que commence sa possible servilité(1) . Examinons la mutation dans les images de guerre, et comprenons comment le danger augmente d’année en année. Ce cas particulier est généralisable pour toute image fixe ou en mouvement.Étudions donc les constats instructifs du photographe allemand Horst Faas[+] Note Cf. Horst FAAS, Requiem, Paris, Marval, 1997, et Horst Faas, 50 ans de photojournalisme, Paris, Le Chêne, 2008.  à ce sujet, d’autant plus que cet homme a photographié pendant 50 ans des guerres et couvert la guerre du Vietnam de 1962 à 1974, d’abord comme photographe, puis comme responsable de la photo à l’agence Associated Press à Saïgon.

Le premier danger pour l’image se joue dans sa fabrication ; c’est là que commence sa possible servilité  

En un demi-siècle, la liberté des photojournalistes a été profondément restreinte, au point qu’il n’est pas illégitime ni rhétorique de se demander si l’on peut encore parler de liberté. La comparaison entre les modalités d’exercice de cette activité dans deux types de guerres menées par le même pays, les États-Unis, est intéressante : pendant la guerre du Vietnam, la liberté des photoreporters était relativement importante ; depuis la guerre du Golfe en 1990-1991 et, a fortiori, celles d’Irak et Syrie depuis 2014, elle est quasi nulle, le photographe ne pouvant plus photographier librement. Dans le premier cas, il pouvait faire les images qu’il voulait ou pouvait — sa liberté n’était pas, bien sûr, absolue — et il choisissait à la fois son objet et sa manière de le traiter. Dans le second cas, il fait les images qu’on lui laisse la possibilité de faire, voire qu’on lui fait faire. Dans le premier cas, il était un individu libre et indépendant ; dans le second, il est devenu un élément d’un dispositif qui le dépasse, le conditionne et le manipule : il fait les images que ce dispositif militaire et idéologique désire et engendre par son intermédiaire. Qu’il le veuille au non, qu’il en soit conscient ou non, il est un outil et un agent du dispositif.

Le photojournaliste est devenu un élément d’un dispositif qui le dépasse, le conditionne et le manipule

Les images et les réflexions de Jérémy Lempin, ancien photographe des Armées (françaises), dénoncent pleinement ce danger pour la liberté des images de guerre. L’évolution des images de Lorenzo Meloni de Magnum Photos révèlent ce danger. La critique antidogmatique de Laurent Van der Stockt, Visa d’or News 2017, nous oblige à la prudence face aux images. Les images fixes et en mouvement d’Emeric Lhuisset, qui travaille en Irak en cette fin des années 2010, artiste et théoricien de l’image, en est une critique vive et efficace.

En conséquence, les images serviles dont le pouvoir militaro-industriel conditionne la fabrication ne sont ni neutres ni objectives : elles sont dangereuses et mettent l’image en danger. Seul un usage artistique de l’image semble donner un espoir à certains, comme Lhuisset.

 

L’image accréditée, autorisée et blindée

 C’est pourquoi, quand Faas revoit certaines images qu’il a faites au Vietnam, images de scènes violentes qui ne sont pas à l’honneur de l’armée américaine, il affirme : « Ce sont des images qu’on ne voit plus aujourd’hui. Le métier a changé. Si on ne voit plus de telles images aujourd’hui, c’est parce qu’elles sont infiniment plus difficiles à réaliser, car le photographe de guerre n’est plus un électron libre qui photographie comme il le désire, au risque de sa vie d’ailleurs (72 photographes occidentaux furent tués lors de la guerre du Vietnam) ; il doit maintenant être accrédité par l’armée avec laquelle il couvre l’événement ; il doit obéir aux ordres, voire aux injonctions de ce commandement, à savoir ne pas aller à tel endroit, rester avec les troupes, parfois faire partie du convoi et du déploiement, aller assister à telle bataille. La guerre est devenue « une bureaucratie, écrit Faas. Il faut des autorisations pour tout(2) . » La photographie est passée de l’autonomie du photographe à l’autorité du pouvoir et à l’autorisation obligée. La bureaucratie protège le pouvoir au détriment du sujet qui l’examine : les images et la vérité en pâtissent. Bureaucratie et pouvoir mettent donc l’image en danger.

 La photographie est passée de l’autonomie du photographe à l’autorité du pouvoir et à l’autorisation obligée  

En effet, une image n’est que le produit final d’un système global. Ainsi, pour la guerre du Vietnam, ce système était composé du corps et de l’esprit du photographe, ce corps étant libre de circuler et de se déplacer comme il le désirait et le pouvait, l’esprit étant dépendant de l’idéologie personnelle et souvent assez souple et mouvante du sujet. Pour les guerres d’Irak, de Syrie ou du Yémen, le système est constitué non seulement par le corps et l’esprit du photographe, mais aussi et surtout par le corps et l’esprit de l’armée en guerre : le corps du photographe n’est plus autonome, c’est le corps de l’armée qui (le) gouverne ; le photographe n’est que la partie photographique du dispositif guerrier. Un blindé acquiert alors une nouvelle fonction : il est porteur non seulement d’armes, mais aussi d’appareils photographiques — le photographe étant celui qui fait fonctionner l’appareil photographique, tout comme un soldat fait fonctionner un canon, dans la mesure où il ne peut photographier que ce que « son » blindé et « son » armée lui permet de voir et, pire, lui fait voir. D’autant plus que l’esprit de l’armée, à savoir son idéologie en activité, cherche à le conditionner par le partage de la vie quotidienne et par les points presse et communication qui ont pour fonction, comme toute propagande, de manipuler l’esprit, d’abord, des journalistes, puis de l’opinion mondiale.

C’est le blindé qui fait l’image et la met en danger : il est alors, en dernière analyse, un immense appareil photographique où le photographe a comme seule fonction non pas d’appuyer sur le bouton de l’appareil — l’armée pourrait très aisément avoir ses propres photographes (voir les photos de Jérémy Lempin) —, mais d’être la caution d’objectivité ou de neutralité des images qui sont fabriquées. Sans le dire, l’armée a alors le même slogan que Kodak dès la commercialisation en septembre 1888 du fameux appareil à la portée de tous : « You press the button, we do the rest  » ; de fait, le reporter appuie sur le bouton et l’armée fait le reste, tout le reste, et ce dans sa logique de guerre : guerre matérielle de destruction massive, guerre idéologique de manipulation massive, guerre des images. Les images sont alors des images blindées.

 

L’image contrôlée et communiquée

Il en est de même avec le contrôle politique des images et des médias par les pouvoirs politiques. Il fut un temps, c’était l’apanage des dictatures de rendre l’image servile grâce à sa censure ; aujourd’hui, dans bien des pays se voulant démocratiques, le pouvoir en place asservit l’image pour se représenter et représenter ses actions. Plus que jamais, la propagande fait rage, et les pouvoirs maitrisent directement ou indirectement les conditions de production et de diffusion des images : sous contrôle, l’image est en danger ; et le danger frappe les citoyens.

L’image de guerre nous permet de voir en grandes lettres, comme écrivait Platon, ce qui est en petite lettre dans la société civile ou la société politique ; et c’en est édifiant ! En effet, quelle différence et quelles conséquences énormes pour l’image tiraillée entre une utilisation volontaire et une utilisation obligée d’un engin de l’armée pour circuler ! Voici comment voyageait Faas au Vietnam : « J’allais voir les conducteurs d’hélicoptère et j’essayais de les convaincre de m’emmener. Je leur disais que j’avais ma propre nourriture, mon casque, et, en général, ça marchait(3) . » Sa démarche était à l’opposé de celle, obligée et obligatoire, des photographes de la guerre d’aujourd’hui : c’est lui qui était à l’initiative du dispositif. L’hélicoptère était bien la continuation de l’appareil photo, mais, à la différence du blindé qui instrumentalise en Irak ou au Yémen le photographe : il instrumentalisait le soldat qui le conduisait et ce, au profit du photographe et de l’image. Le rapport aux officiers était aussi totalement opposé : « (Ils) nous laissaient assister aux réunions(4) . » Le photographe était témoin des réunions internes, alors qu’aujourd’hui, le photographe est la cible des réunions externes de communication, leur victime obligée. La communication est aussi un danger pour l’image.

En conséquence, aujourd’hui, bien souvent, un photographe ne peut photographier que l’avant et l’après du combat et non le combat lui-même : pas de photos des morts des dizaines de milliers d’hommes lors de la guerre du Golfe ; peu de photos des soldats américains morts, voire de leurs cercueils, eu égard au choc émotionnel que ces photos pourraient produire sur l’opinion mondiale et, en particulier, l’opinion américaine ; pas de photos des soldats français morts.

 Lors de conflits sociaux, économiques et politiques, les images ne sont que des écrans occultant les réalités plurielles et complexes 

De la même manière, dans un monde moins dramatique que la guerre, lors de conflits sociaux, économiques et politiques, les images ne sont que des écrans occultant les réalités plurielles et complexes. Elles participent à une opération de communication de fabrication des apparences. On connaît tel candidat qui est parvenu au sommet du pouvoir dans son pays, notamment grâce à une fabrication journalière d’images people mettant en scène son couple à l’image romanesque. L’image est alors au service d’une ambition, d’un pouvoir et d’une idéologie ; elle obéit à la logique publicitaire de masse. L’image massifie, grégarise, abêtit les sujets qui perdent leur liberté. Là encore, elle les met en danger et, par-là, se met en danger, car elle n’est plus riche de sa force singulière, belle et rebelle : elle est outil communicationnel, signe fabriqué au service d’un (abus de) pouvoir et d’un mensonge.
 

L’image censurée et télécommandée

Aussi, une censure préventive s’instaure aujourd’hui pour les zones de combat : il est interdit de photographier telle ou telle chose ou de telle et telle manière ; par exemple, il est interdit de photographier un blessé sans lui demander auparavant son autorisation. Outre que, parfois, le blessé est dans une telle situation qu’il ne peut guère donner son autorisation, cette règle qui, dans une première analyse, semble être mise en place pour protéger la vie privée des individus et leur droit à l’image, se révèle surtout être une mesure visant à protéger l’armée et le pouvoir : elle rend extrêmement difficile la possibilité de faire des images qui pourraient être des preuves et des critiques de l’horreur qui s’accomplit.

C’est pourquoi la réaction du peuple américain qui s’était produite lors de la guerre du Vietnam ne s’est pas produite lors de la guerre du Golfe ni de celle d’Irak, d’autant plus que la photographie était en partie remplacée par les films réalisés grâce aux avions militaires et scénarisés et commentés par des experts en communication qui semblaient prendre comme modèle Apocalypse Now et l’idéologie futuriste critiquée par Walter Benjamin.

Il y a un demi-siècle, le photographe n’était pas joignable sur le terrain ; et cela pouvait durer des jours. Aujourd’hui, avec le téléphone portable, il est en contact permanent et contraignant avec le rédacteur en chef ou le responsable dont il dépend. Ainsi, l’homme d’images et l’image elle-même sont sous contrôle. En conséquence, d’une part l’homme d’images n’a plus le temps et le recul nécessaire pour penser son projet ; il se contente souvent de fabriquer des objets commandés ; il est en service commandé ; il n’est plus un sujet autonome, libre, critique, créateur et penseur : il est dans la réaction, la réactivité, voire le réflexe, et non dans la réflexion. Les images produites, dans leur individualité particulière et dans leur projet collectif, ne sont plus les mêmes. D’autre part, le photographe ou le vidéaste est sous le commandement d’un cadre. Ainsi, il risque d’être l’outil non seulement du pouvoir militaire, mais aussi – pire ? - du pouvoir communicationnel. Cela explique en partie le malaise dans le monde de l’image et du journalisme en général. Trop souvent, l’information et la réflexion sont remplacées par la communication. Le politiquement correct nourri par les images serviles et l’amour du consensus — version post-moderne de l’amour du censeur — sont signes de servilité et de bêtise ; car qu’y a-t-il de plus bête qu’un courtisan et un chien de garde ?

 Trop souvent, l’information et la réflexion sont remplacées par la communication 

Les images qui vont marquer dans les conflits actuels sont faites parfois par des amateurs. D’une part, les photoreporters jouent moins souvent leur rôle d’éveilleurs, de lanceurs d’alerte et de découvreurs critiques qui allieraient, comme le fit Raymond Depardon, la dimension artistique et esthétique et la dimension éthique et politique. D’autre part, avec la photographie numérique, le commun des mortels peut faire toutes les photos qu’il veut.

Les photos d’Abou Ghraib sont symptomatiques de ce phénomène. Ce sont ces images qui ont produit une réaction de révolte contre la guerre d’Irak, de même qu’il y eut des images professionnelles qui ont joué un rôle décisif dans la critique de la guerre du Vietnam, à la différence que – et c’est capital – ces photos furent faites non par des photoreporters, mais par des amateurs, à savoir les tortionnaires mêmes de cette guerre, qui ont photographié, comme des trophées de chasse, leurs victimes torturées et qui ont fait circuler sur le Net ces images. Ces images ont été à l’origine d’une réaction politique des citoyens, puis des politiciens et d’une interrogation esthétique, l’une et l’autre décisives.

Ainsi, dans leur réalisation, les images actuelles engendrent un malaise à la fois quant à leur rôle politique et quant à leur esthétique. L’image est en danger, car elle est trop souvent accréditée, autorisée et blindée, contrôlée et communiquée, censurée et télécommandée, bref servile.

Il faut réintroduire la critique, la distance et la pensée pour l’image ; dans sa fabrication, dans sa diffusion, dans sa réception ; le travail est immense ; c’est un combat. Combat pour l’image, combat pour une certaine image de l’interhumanité, c’est-à-dire des liens éthiques entre les
humains.
 

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    (1)

    François SOULAGES (dir.), Images serviles, images critiques. Photographies & corps politiques 10, Paris, L’Harmattan, collection Eidos, série Photographie, 2017. 

    (2)

    Ibidem

    (3)

    Ibidem

    (4)

    Ibidem

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