Le financement participatif gagne le cinéma

Le financement participatif gagne le cinéma

Cinq ans après le lancement en France des grands sites de financement participatif, quelle est la place du cinéma et de l’audiovisuel dans ce secteur en pleine expansion ? Certains sites se sont développés, d’autres ont fermé ou changé de modèle.

Temps de lecture : 7 min

Pour faire face à la diminution croissante des financements du cinéma français, les producteurs ont recours à de nouveaux fonds privés alternatifs. En font partie les fonds collectés via des plateformes de crowdfunding(1), littéralement « financement par la foule ». Mais la profession tâtonne encore en France. Cette forme de collecte de fonds fait appel à une communauté d’internautes rassemblés autour d’un projet pour participer à son financement. Si le mécénat existe depuis des siècles, de même que le prêt entre particuliers, c’est Internet qui leur a donné un réel essor. Selon l’association Financement Participatif France, 1,3 million de Français ont déjà soutenu un projet sur les plateformes de financement participatif depuis leur apparition dans l’Hexagone, voici cinq ans environ. Ce marché représentait 152 millions d’euros en 2014 et sa croissance est exponentielle, puisque ce montant est déjà le double de celui de l’année précédente.

Le principe est simple : choisissez une plateforme, décrivez votre projet audiovisuel et lancez votre appel de fonds pour une somme et une durée de collecte données. Votre appel de fonds peut prendre plusieurs formes : participation au capital d’entreprise, prêt (rémunéré ou non), don (avec contreparties ou bien sans récompense). Toujours selon le baromètre de Financement Participatif France le plus récent, 58 % du montant global collecté en France a été réalisé sous forme de prêts (88,4 millions d’euros) 26 % par des dons (38,2 millions d’euros et 16 % en investissement dans le capital d’entreprises (25,4 millions d’euros). Le prêt est donc aujourd’hui largement le modèle dominant. Or ce n’est pas le cas dans le secteur du cinéma et de l’audiovisuel, c'est-à-dire la rubrique « film et vidéo » répertoriée sur les sites de crowdfunding généralistes comme Ulule et Kiss Kiss Bank Bank, qui font majoritairement appel aux dons avec contreparties.

Quel modèle pour l’audiovisuel ?

En peu de temps, les stratégies des plateformes françaises ont évolué. À la naissance des premières plateformes en 2009, l’internaute investissait dans un film soit contre des retours financiers ultérieurs après sa sortie en salles (MyMajorCompany, Motionsponsor, PeopleForCinéma, ou encore Touscoprod à ses débuts), soit contre des contreparties « en nature » : son nom au générique, une place pour le film, l’accès au tournage etc. Ce modèle du don, pratiqué par les deux plateformes généralistes Kiss Kiss Bank Bank et Ulule, est devenu majoritaire pour l’audiovisuel. Il a vite été adopté par Touscoprod, plateforme spécialisée dans le cinéma indépendant. En France, seul MoviesAngels est resté sur une formule de collecte contre des contreparties financières ultérieures, tout en développant une autre forme de financement, le « crowd-investment ». En effet, une nouvelle législation, effective depuis le 1er octobre 2014, a mieux réglementé ce secteur. Depuis, les plateformes peuvent désormais bénéficier du statut de conseiller en investissement participatif (CIP) pour des collectes visant des apports au capital de nouvelles entreprises, du type PME. Lors d’une collecte, les « crowdfunders » deviennent actionnaires d’une société dont le but est de coproduire un film contre des droits à recettes ultérieurs. Leur investissement est aussi en partie défiscalisé, ce qui n’est pas le cas pour les dons
 
Mais que représente réellement ce financement participatif pour le secteur « film et vidéo » ? Environ 20 millions d’euros depuis 2009, si l’on se base sur les déclarations des principales plateformes impliquées : le montant total des collectes réussies dans l’audiovisuel a été de 7 millions d’euros pour 2 300 projets chez Ulule ; 5,6 millions d’euros pour 2 106 projets à Kiss Kiss Bank Bank ; 3,8 millions d’euros pour 450 projets à Touscoprod, auxquels on peut ajouter environ 3 millions d’euros levés par Peopleforcinéma (cédé à Ulule en 2013), MyMajorCompany et MoviesAngels. En tous cas, la rubrique « film et vidéo » représente, avec la musique, le premier des secteurs en volume financier pour les plateformes généralistes. Et les collectes dans ce domaine ont un taux de succès élevé, à 71 % chez Ulule, 63 % chez Kiss Kiss Bank Bank, au-dessus de la moyenne de réussite des collectes en général (55 %).
Aujourd’hui, dans l’Hexagone, les projets les plus nombreux à réussir leurs collectes et à se concrétiser ensuite sont les courts métrages, les pilotes de films d’animation et les documentaires. Les longs métrages restent bien rares, ce qui est logique étant donné les montants moyens des collectes : de 3 500 € pour les plateformes généralistes à 8 000 € pour le site spécialisé Touscoprod, bien loin du budget moyen d’un long-métrage.

Les succès récents du crowdfunding français

Certains créateurs qui ont développé leurs activités sur Internet et y ont créé une forte communauté deviennent des exemples de réussite parfois éclatants. Ainsi, Noob a réalisé la plus grosse collecte en France (et sans doute en Europe) pour un projet audiovisuel : cette licence transmédia, créée en septembre 2008 par le studio toulonnais Olydri, comprend d’abord une web-série de fiction mêlée à un jeu vidéo en ligne (MMORPG) qui compte déjà cinq saisons, mais aussi des sketches, romans et bandes dessinées. L’été 2013, la collecte Noob a rassemblé 682 161 euros en 70 jours, pour une demande de départ de 35 000 euros sur Ulule… La barre des 700 000 euros a été dépassée grâce à une prolongation de la collecte pour les retardataires : 13 000 personnes se sont mobilisées sur ce projet. Les créateurs utilisent aujourd’hui ces sommes pour la réalisation d’une trilogie de longs métrages à la chronologie de sortie particulière : un premier film a été présenté en avant-première au Rex à Paris pour deux séances en janvier dernier et était accessible sur Internet une semaine après. Le second est en postproduction pour une sortie prévue à la rentrée 2015, et le troisième est en préparation pour courant 2017.

 Les projets à petit budget, les films indépendants et les documentaires ont toutes leurs chances dans le domaine du crowdfunding 
Les réalisateurs de courts métrages, adeptes du travail collectif, ont eux aussi vite adopté le financement participatif : sur un budget moyen de 85 000 euros, l’apport d’une somme à seulement quatre chiffres devient vite important en termes de proportions. Et le risque que le film ne se fasse pas est moins élevé que pour un long-métrage. Six courts métrages ayant réalisé une collecte sur Touscoprod sont par exemple présents au Short Film Corner du marché du film de Cannes cette année. Les projets à petit budget, les films indépendants ou encore les documentaires qui défendent une cause, ont toutes leurs chances dans le domaine du crowdfunding : Demain, de Mélanie Laurent et Cyril Dion, en est un bel exemple. Ce projet de tour du monde de l’écologie, réalisé sous forme de documentaire a levé 444 390 euros en juillet dernier sur la plateforme Kiss Kiss Bank Bank, soit près de la moitié de son budget. C’est le record du site en termes de mobilisation de communauté avec 10 266 donateurs. Le film est en postproduction aujourd’hui, pour une sortie en salles prévue fin 2015. Enfin, certains films de genre qui ont du mal à se financer de manière « classique » peuvent aussi trouver leur bonheur sur les plateformes de crowdfunding, comme Night Fare de Julien Séri (50 346 euros sur la plateforme Ulule) : ce thriller qui est en fin de production devrait sortir en salles à la rentrée et est présent au Festival de Cannes sur le marché.

Les États-Unis : une autre échelle pour le financement participatif

Le 17 mai dernier, le pavillon Next du marché du film du festival de Cannes organisait une table ronde modérée par le site Cineuropa et réunissant plusieurs plateformes de crowdfunding françaises et américaines. Ulule et Touscoprod représentaient la France. Le panel américain rassemblait des responsables des sites généralistes Kickstarter et Indiegogo, créés respectivement en 2010 et 2008, ainsi que Colin Brown, de la plateforme spécialisée dans le cinéma Slated, qui pratique l’ « equity funding » avec retours sur recettes pour ses investisseurs. Le cinéma américain indépendant, totalement rodé aux fonds privés du marché, a vite saisi cette opportunité.
 Plusieurs collectes ont dépassé le million de dollars 

Les chiffres américains ont de quoi faire rêver les Français : Indiegogo annonce 40 000 projets de films lancés (dont sans doute environ seule la moitié a réussi sa collecte). Le succès le plus récent date d’avril dernier et concerne le film Super Troopers 2, qui a levé 4 millions de dollars (après la surprise du succès du film indépendant Super Trooper à Sundance il y a 14 ans). Chez Kickstarter le quart des projets réussis (soit environ 20 000) concerne le film et la vidéo, soit 278 millions de dollars collectés. Plusieurs collectes ont dépassé le million de dollars, comme Da Sweet Blood of Jesus, une comédie d’horreur réalisée par… un certain Spike Lee, qui a levé 1,4 million de dollars en août 2013. Kickstarter installé en Allemagne début mai, se lancera en France à la fin de ce mois et se donne deux ans encore pour couvrir la carte du monde. Mais concrètement, la plateforme levait déjà de l’argent dans l’Hexagone, puisque des projets du monde entier pouvaient postuler : ainsi tout récemment, Alejandro Jodorowsky (réalisateur franco-chilien de 86 ans) a réuni très exactement 442 313 dollars pour financer son nouveau film, Poesia sin fin, auprès de 3 500 personnes. Quelles sont les contreparties ? Des billets d’« argent poétique » signés par le réalisateur…

Aux États-Unis, les grandes tendances sont les mêmes que celles que connaît la France, comme le succès de ce type de financement participatif pour les films documentaires. Mais le domaine que maitrisent parfaitement les Américains, et où une véritable pédagogie est à mener en France, concerne la pratique de la communauté Internet mobilisée sur un projet, qui peut vite atteindre 50 000 personnes. Dan Schoenbrun, un des responsables de la branche Film de Kisckstarter a souligné à quel point la majorité de son énergie était mobilisée pour l’accompagnement des réalisateurs et des producteurs : non seulement pour que les collectes réussissent, mais aussi et surtout, pour qu’ils sachent ensuite gérer et faire vivre leur communauté nouvellement créée. Quand en 2013, le réalisateur indépendant Zach Braff a rassemblé 46 520 personnes apportant 3,1 millions de dollars pour son deuxième film, Wish I was here, il avouait qu’il ne recommencerait pas forcément l’expérience, effrayé par le temps et l’investissement que lui ont demandé ces fans si mobilisés. Kickstarter a aussi mis en place récemment une nouvelle politique proposant aux porteurs de projets de bénéficier de pages « spotlight », c’est-à-dire un espace actif qui raconte la vie du film, de sa production à sa sortie.

 Il y a de la morale dans le crowdfunding, et pas seulement du love money  

Cet accompagnement est d’autant plus nécessaire que les réalisateurs ont évidemment la responsabilité de réaliser effectivement leur film ensuite : il y a de la morale dans le crowdfunding, et pas seulement du « love money » comme l’aiment à l’appeler les Américains. Une promesse non tenue peut avoir des conséquences désastreuses sur une réputation. Marc Hoffstatter, responsable des films chez Indiegogo, suit de près les donations de contreparties promises par les équipes de production. Il a également mis en place des partenariats pour la vidéo à la demande afin que les contributeurs puissent avoir d’autres possibilités d’accès aux films qu’ils ont partiellement financés. Une stratégie plus facile à mettre en place aux États-Unis qu’en France, où la chronologie des médias n’est pas la même.

En France aussi, les professionnels sont attentifs à la création d’une communauté d’internautes autour d’un projet, qu’ils voient comme un véritable outil de communication. C'était la stratégie première de Peopleforcinéma dont les collectes proposaient aux internautes des recettes sur les entrées des films mais dont le modèle, a vite trouvé ses limites et n’a duré que deux ans. Mais un site spécialisé dans l’audiovisuel comme Touscoprod s’intéresse de plus en plus au stade de la diffusion des projets aidés, en développant un service appelé « Séances privées »: le porteur de projet propose des droits de diffusion de son film parmi les contreparties de sa campagne. Les souscripteurs peuvent acquérir un certain nombre de diffusions pour leur usage personnel et les offrir à leurs amis. Discount, premier long métrage de Louis Julien Petit a levé 25 000 euros avec Touscoprod sur un budget de 4 millions d’euros, qui n’ont pas été vraiment utilisés pour financer le film mais plutôt pour mobiliser une communauté disposée à faire un bouche-à-oreille positif. Les plateformes françaises, spécialisées ou non, font donc aujourd’hui de la pédagogie auprès des professionnels de l’audiovisuel et du cinéma qui souhaitent recourir au crowdfunding. Leur présence au Festival de Cannes en est un signe : le service et le conseil auprès des porteurs de projets, producteurs et réalisateurs, deviennent primordiaux. Car si le financement participatif permet de dégager des financements le plus souvent modestes, il peut devenir un outil pour découvrir un trésor précieux : le cœur du futur public d’un film.

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Crédits photos :
Dossier de presse Noob
Conférence Next Maximize the Potential of Crowdfunding in the Production Process. Photo Clara Massot

L'article a été enrichi par l'auteur à la suite de la table ronde organisée le 17 mai 2015 au pavillon Next du marché du film du festival de Cannes, et consacrée au crowdfunding, réunissant les responsables de plusieurs plateformes de crowdfunding françaises et américaines.
 
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